Le Théâtre en Liberté présente au théâtre des Martyrs le dernier chef-d’œuvre de Tchekhov, classique de l’âme russe, dans une nouvelle adaptation française de Jacques De Decker et une prodigieuse mise en scène de Daniel Scahaise:
« LA CERISAIE »
La dacha est endormie... Un personnage se repose les pieds en l’air posés sur un pupitre d’écolier dans une chambre d’enfants. Beau plan incliné vers l’avenir, drapé de blanc. Lioubov Andréevna (Hélène Theunissen) a passé cinq ans de Paris à Menton en compagnie d’un cuistre ; on l’attend, il est deux heures du matin. Elle arrive avec toute sa suite et trouve que tout le monde a tristement vieilli ! Tantôt elle évoque avec délectation ses souvenirs d’enfance : « O mon enfance ! O ma pureté ! C’est dans cette chambre que je dormais, d’ici que je regardais le jardin, le bonheur se réveillait avec moi tous les matins, et le jardin était alors exactement pareil, rien n’a changé… » Tantôt elle éclate en sanglots pour la perte de son enfant de sept ans noyé dans la rivière. Léonid son frère (Bernard Marbaix), épris de billard et de beaux billets prononce l’éloge de l’armoire centenaire. Lioubov, tellement insouciante et hors du temps, est envoûtée par la magnifique propriété mais refuse catégoriquement de prendre les mesures financières proposées par son formidable intendant Lopakhine (Jean-Henri Compère) : aucun sens des réalités.
Notre Europe de l’an 2010 ? Ou … notre minuscule Belgique ?
Cela a un goût de décadence, d’inexorable effritement, d’illusions perdues, d’argent impossible à garder, de désirs avortés. Tout file entre les doigts frivoles de Lioubov, jusqu’au dernier rouble. Bien que ruinée, elle commande une dernière fois des violons qu’elle ne pourra pas payer et donne une dernière fête où tout le monde danse, chante et se soûle de gloire passée. Elégance du désespoir. Chapeaux et habits sont somptueusement blancs et sophistiqués, la blancheur précoce des cerisiers annonce la fin imminente. Voilà La Cerisaie perdue, vendue au plus offrant : ce petit-fils de paysan qui étouffe du bonheur et de fierté d’avoir saisi les biens de ses anciens maîtres. C’est le déchirement et départ de la famille au grand complet après un dernier hommage à la beauté vouée à la disparition. Il y a ce duo très émouvant de mère et fille (Julie Lenain), l’une crispée par la douleur, l’autre illuminée par le désir et l’espoir de renouveau, la beauté de la jeunesse, son amour pour l’ancien précepteur du petit Gricha, l’étudiant errant, Trofimov! Idéaliste surréaliste, il se croit « au-dessus de l’amour ! » …et ressemble curieusement à Tchékov !
« Toute la Russie est notre Cerisaie. La terre est vaste et belle, il y a beaucoup d'endroits splendides. Imaginez, Ania : votre grand-père, votre arrière-grand-père, tous vos ancêtres possédaient des esclaves, ils possédaient des âmes vivantes, et ne sentez-vous pas dans chaque fruit de votre cerisaie, dans chaque feuille, dans chaque tronc, des créatures humaines qui vous regardent, n'entendez-vous donc pas leurs voix ?... Posséder des âmes vivantes - mais cela vous a dégénérés, vous tous, vivants ou morts, si bien que votre mère, vous, votre oncle, vous ne voyez même plus que vous vivez sur des dettes, sur le compte des autres, le compte de ces gens que vous laissez à peine entrer dans votre vestibule... Nous sommes en retard d'au moins deux siècles, nous n'avons rien de rien, pas de rapport défini avec notre passé, nous ne faisons que philosopher, nous plaindre de l'ennui ou boire de la vodka. C'est tellement clair, pour commencer à vivre dans le présent, il faut d'abord racheter notre passé, en finir avec lui, et l'on ne peut le racheter qu'au prix de la souffrance, au prix d'un labeur inouï et sans relâche. Comprenez cela, Ania. »
Et si c’était vrai - après tout, qu'y aurait-il là,qu'il faille prendre au tragique ?...L’enfance qui ne revient jamais ? La mort muette sous les feuilles mortes, dans l'armoire funéraire, du fidèle majordome Firs? Serviteur à la précision horlogique pourtant lui aussi victime du temps, il est interprété de façon savoureuse par Jaoued Deggouj.
Le cycle des saisons s’achève… C’est l’émotion et la nostalgie qui nous prennent à la gorge et brident les nombreux applaudissements.
LA CERISAIE – Anton Tchekhov Théâtre en Liberté
Au Théâtre de la Place des Martyrs - Grande salle
Du 27/01 au 05/03/2011 - Dimanches : 06 et 20/02
http://www.theatredesmartyrs.be/saison.html
Commentaires
Commentaire qui prête à sourire mais fort juste, Paolonisan a raison:
"Ce que j’aime bien des classiques c’est que ce sont des classiques ! On sait ce qu’on veut voir, et on ne s’attend à rien de plus. Il n'y a pas d’expérience, c’est du classique. Si après, la mise en scène a un touche délicate et poétique et les comédiens sont vraiment bien dans leur rôle (dans le sens classique, bien sûr) ben, alors on passe une très belle soirée, comme celle que j’ai passé au théâtre des Martyrs en regardant la Cerisaie! "
PHYRSE
Et parfois on envoyait la cerise sèche par pleines char-
retées à Moscou et à Kharkov. Et ce que cela rapportait I
La cerise d'alors était tendre, juteuse, douce, odorante...
C'est qu'on en connaissait la préparation...
LIOUBOV
Et cette recette, on ne la connaît plus?
PHYRSE
On l'a oubliée ; personne ne s'en souvient.
Une Comédie Nostalgique!
“O ma chère, ô ma tendre, ô ma belle cerisaie !... Ma vie, ma jeunesse, mon bonheur,
adieu !... adieu !...”
Dernière réplique de Lioubov Andreevna
La Cerisaie Acte V (trad. A. Markowicz et F. Morvan, Actes Sud, coll. Babel, 2002 p 106.