"Le sentiment tragique de la vie" est l'oeuvre de Miguel de Unamuno (1864-1936), publiée en espagnol en 1914. Cet essai sur l' angoisse du monde moderne et de l' homme éternel, -livre capital du grand philosophe espagnol- ne rappelle en rien par sa forme les traditionnels traités de métaphysique ou de religion: tout y sort du coeur, de l'âme, on n'y suit pas l'enchaînement d'une pensée logique, mais le rythme d'un jaillissement intérieur, des besoins instinctifs d'un homme qui, simplement, ne veut pas mourir. Il n'est pas d'expression plus totale d'un certain catholicisme hispanique, à la fois fidèle et adorant, et sans cesse aux limites de l'hérésie, qui nomme ses autorités bien moins chez les docteurs de l'Eglise que chez les mystiques universels, les métaphysiciens du fond de l' âme, du "gemüt", et surtout chez Cervantès: ce sentiment tragique de la vie est à la base du "quichottisme", tel qu'Unamuno l'a exposé dans sa "Vie de Don Quichotte et de Sancjo Pança".
Le point de départ de l'auteur est aussi celui de Pascal, de Kierkegaard, de Nietzsche: l' homme concret, inséparablement chair et esprit, désir et connaissance, l'homme qui possède une destinée exceptionnelle unique, affronté à la souffrance, à la joie, à la mort. Non pas l'homme affectif, au détriment de l'homme raisonnable, mais l'homme affectif autant que l'homme raisonnable. Unamuno reprend le grand thème de Nietzsche: il n'y a pas de philosophie, il n'y a que des philosophes. Chaque conception du monde naît du plus intérieur et du moins communicable de la personnalité: ainsi la philosophie se trouve être le plus proche de la poésie que la science. Elle doit exprimer l'aventure individuelle, dans le temps et devant l' éternité, et seulement cela: "Notre philosophie, c'est-à-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde, jaillit de notre sentiment même de la vie". Même une pensée d'apparence toute impersonnelle, comme le kantisme, ne serait rien sans son auteur. Ce qui importe, c'est l'homme Kant: "L' homme Kant, homme de coeur et de tête, c'est-à-dire homme, reconstruit avec le coeur ce qu'il avait abattu avec la tête... L'homme Kant ne se résignait pas à mourir tout entier. Et c'est pour cela qu'il fît ce saut, le saut immortel de l'une à l'autre critique". Les professeurs rédigent des histoires de la philosophie, alors qu'il n'y a que des aventures, des destinées de philosophes.
Quel est ce sentiment tragique, à l'origine de toute philosophie ou religion, commun à tous les êtres; et pourtant exprimé par chacun d'une manière unique? Unanumo répond: le besoin immortel d' immortalité, le combat éternel de tout homme pour ne pas mourir. Certains génies, dont Unamuno se sent le frère, ont eu le courage de laisser tout crûment s'épancher ce besoin: l'oeuvre d'un Nietzsche, d'un Léopardi, d'un Rousseau, d'un Pascal, d'un saint Augustin, d'un Marc-Aurèle, n'est rien d'autre que le pur, déchirant miroir. C'est par rapport à ce besoin qu'il convient d'envisager le problème de l' immortalité dans l'histoire des philosophies et des religions. La plus décisive des solutions qui lui furent données, la plus vitale pour nous, est la solution chrétienne, qu'Unamuno étudie longuement dans un admirable chapitre intitulé "L'essence du Catholicisme". Tout le christianisme tient dans une double et unique révélation: révélation de la mort, révélation de la victoire sur la mort. Le Christ, L' Homme parfait qui ne devait pas mourir, est mort, parce qu'ainsi seulement il pouvait être vraiment homme. Mais le christianisme, c'est la résurrection. Le fait christique n'est pas d'abord moral, ni cosmique; il n'est le signe ni d'une métamorphose de la Nature, ni de l'établissement d'une nouvelle évaluation du bien et du mal. Le christianisme traditionnel -dont l'auteur se sépare ici- met l'accent sur le péché, et comprend la mort comme une conséquence du péché; Unamuno lui ne définit le Christ que par rapport à la réalité de la mort. Dans une telle perspective, toute théologie devient naturellement irrationnelle. Le Dieu créateur, auteur et gardien de l' ordre du monde, est absorbé dans le Dieu vital, crucifié mais vainqueur de la mort, dont le catholicisme est le soldat contre les puissances de sclérose, c'est-à-dire contre le rationalisme. Il n'empêche que saint Thomas est le plus grand docteur d'une Eglise qui a baptisé Aristote: la raison attaquant la foi, dit Unamuno, la foi a dû essayer de pactiser avec la raison. De la religion qui était essentiellement un élan vital, on a fait aussi une théologie. Mais peut-on croire avec la raison? Les deux termes ne sont-ils point inconciliables, contradictoires? "Et la vérité? Doit-on la vivre ou la comprendre?..." L'attaque d'Unamuno contre la raison est vitaliste et non mystique: à ces derniers, il reprocherait d'absorber l'angoisse tout comme a fait le rationalisme. Unamuno est bien l'esprit le moins quiétiste qui soit, le plus éloigné du "pur amour", le "plus intéressé" au sens que Fénelon donnait à ce mot: sa religion est essentiellement anthropocentrique, et, -comme il va l'exposer dans sa troisième partie, -les preuves de l' existence de Dieu n'en forment nullement une part essentielle. Il suffit que l'homme veuille que Dieu existe, ce Dieu étant conçu exclusivement comme Celui qui nous rend immortel. La doctrine catholique de l' âme individuelle s'oppose donc à toute tentative de synthèse rationnelle. Après en avoir produit une preuve positive, Unamuno en trouve une négative dans l'histoire du rationalisme moderne: tous les arguments rationnels en faveur d'une immoralité personnelle ne sont qu'invention. Hume déjà, fidèle à sa méthode purement intellectuelle, aboutissait à la négation de l' unité de l' âme, et donc de son immortalité. C'est d'autre part une pure illusion que de s'imaginer que des motifs d'agir et de vivre peuvent subsister, une fois niée l' immortalité personnelle. Les "vérités" rationnelles se trouvent donc radicalement opposées à l'exigence de l'existence. "Tout le vital est antirationnel" et le rationnel "antivital". "La tragique histoire de la pensée humaine n'est que celle d'une lutte entre la raison et la vie, celle-là s'obstinant à rationaliser celle-ci, en lui imposant la résignation à l'inévitable et à la mort; et celle-ci, -la vie,- s'obstinant à vitaliser la raison en l'obligeant à "appuyer ses aspirations vitales".
Mythes et scepticisme sont les deux pôles entre lesquels se débat l' âme moderne. Le scepticisme scientifique a instauré une véritable dictature sur les âmes: la Renaissance, la Réforme, la Révolution ont "apporté une nouvelle inquisition: celle de la science, ou de la culture, qui emploie pour armes le ridicule et le mépris contre ceux qui ne se rendent pas à son orthodoxie". Mais du pire peut naître le salut du monde moderne. Du choc, au fond de la conscience, entre le scepticisme et l' instinct vital, de la lutte éternelle entre les deux puissances de notre être, -celle qui veut l' immortalité, celle qui nourrit les complaisances pour le tout-fait, l' habituel et la mort, -jaillit en effet "la sainte, la douce, la salvatrice incertitude, notre suprême consolation". Le scepticisme n'est pas surmonté, ni oublié: il devient un scepticisme actif, qui sans cesse se combat lui-même et nourrit ses énergies de son éternel déchirement. C'est là l' angoisse et l'homme est d'autant plus homme et d'autant plus divin qu'il a plus de capacité pour l' angoisse. Cette guerre irréductible, au fond de chaque être, il ne faut rien faire pour l'apaiser ou la réduire: elle est formatrice, éducatrice, école de courage. Unamuno trouve un recours dans une majestueuse et ardente philosophie de la Volonté. L' existence de Dieu, envisagée de ce point de vue, ne se pose plus comme celle d'un être extérieur, mais comme la possibilité maxima de la volonté: ce Dieu peut-être n'existe pas, mais il faut le créer à notre usage, comme Don Quichotte créait ses chevaliers et ses princesses. Les thèmes de cette dernière partie, Unamuno semble les arracher de son expérience personnelle: il ne se soucie plus d'aucune explication logique. C'est le saut "existentiel" de l'extrême négation à l'extrême affirmation, à la manière du consentement nietzschéen à l' éternel retour. Cette oeuvre, si pleinement personnelle, se rattache en effet étroitement à plusieurs courants de pensée: l'influence du pragmatisme religieux de William James est certaine. Mais encore plus réelle est celle de Kierkegaard, qu'Unamuno admirait au point d'avoir appris le danois uniquement pour lire ses livres. Toute la première partie, critique, est directement inspirée de Nietzsche. Sur plus d'un point, en dépit de sa ferveur pour le catholicisme, Unamuno franchissait les limites de l'orthodoxie: sa pensée ne s'apparente pas moins à la réaction ainti-rationaliste que menaient, à la même époque, des chrétiens comme Péguy et Claudel. En Espagne, elle fut poursuivie par José Bergamin qui, à la suite d'Unamuno, s'efforça de délivrer la religion de son aspect figé. Mais, au-delà même du christianisme, le live d'Unamuno est une étape décisive vers la solution du problème majeur de la civilisation occidentale, depuis Descartes: le dualisme corps-esprit. Avec force, il a suggéré qu'il convenait de chercher l' unité de la personnalité au delà de l'un ou de l'autre terme de cette alternative, mais dans un besoin d' immortalité.
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