A l’atelier 210 (jusqu'au 8 octobre)
Un monde monté sur des roulettes: voici l’univers imaginaire et déroutant de Boris Vian, où la fantaisie et le merveilleux sont omniprésents, présenté par Emmanuel Dekoninck. Le texte de Vian est resté en partie au vestiaire. Les mots swinguent moins. On n’entend pas les pas des amoureux clapoter sur le parquet de l’appartement de Colin, qui ne cesse de rétrécir et de s’assombrir au fur et à mesure des progrès du nénuphar. Pas de narrateur mais un piano et une jeune chanteuse habillée Courrèges. Rien que des dialogues vifs et bien enchaînés, neuf comédiens-musiciens juvéniles bondissants, le swing de la musique d’aujourd’hui, toute une grammaire d’éclairages, de la chorégraphie, des scènes muettes (le mariage, la nuit de noces). On applaudit en plein milieu du spectacle devant les jeux de scène délirants, tirés à l’extrême et les accessoires et ustensiles loufoques dignes du salon des inventions, qui ont un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire.
Et le tout marche comme sur des roulettes. Emmanuel Dekoninck a réussi le défi de montrer un univers parallèle que l’on peut réellement voir, un monde qui jongle avec la vitesse et avec la mort. Une façon efficace d’appréhender le réel. Dénonciation moderne de tout ce qui tue: le travail érigé en valeur plutôt qu’en moyen, la guerre, la pauvreté, la maladie. La folie de l’administration. La folie religieuse qui tue le plaisir. La folie du culte de la personnalité avec ce personnage délirant, lui aussi monté sur roulettes, et pas des moindres, représenté comme un philosophe grotesque présentant ses échantillons de vomi lors de ses conférences de presse. Rapport à la Nausée. Allusion à son meilleur ami Jean-Paul Sartre. Pardon, Partre. Dérision. Tout roule n’est ce pas ? Est-ce vrai ? Et de méditer tout aussitôt sur la magnifique phrase d’entrée de jeu :
«Dans la vie, l’essentiel est de porter sur tout des jugements a priori. Il apparaît, en effet, que les masses ont tort, et les individus toujours raison. Il faut se garder d’en déduire des règles de conduite: elles ne doivent pas avoir besoin d’être formulées pour qu’on les suive. Il y a seulement deux choses: c’est l’amour, de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. Boris Vian, La Nouvelle-Orléans 10 mars 1946. » Jamais, il n’est allé en Louisiane.
Et pendant ce temps là, l’immense nénuphar de tout ce qui bloque l’homme, se développe, mortifère et imperturbable, se nourrissant du fleuve de nos émotions et de notre angoisse. Les hommes sont des souris pour le chat. Roulette russe. Colin, au contraire de ce monde, est ce jeune homme aisé et rêveur, qui aime le jazz, la vie et l’amour et qui déteste la violence et le travail. La délicieuse, la frêle et douce Chloé incarne la féminité et la beauté. Celles-ci sont vouées à un bien triste destin. A la fin, Colin pleure et son amie la souris, incapable de contenir sa douleur, mi-animale, mi-humaine, préfère se précipiter dans la gueule du chat sous nos yeux. La lutte pour le bonheur est vraiment trop inégale.
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distribution et infos pratiques :
Commentaires
en 2013 , toujours aussi délicieusement déjanté, amoureux et poétique:
32 avis sur http://www.demandezleprogramme.be/-Detail-agenda-?id_event=8897#avis
J'en ai l'eau à la bouche... je vais essayer d'y aller, merci infiniment de toutes ces informations, c'est un vrai bonheur!
Amitiés
Jacqueline
l'invraissemblable pianococktail:
L'avis de La Libre:
http://www.lalibre.be/culture/global/article/685320/monde-irreel-hi...
Boris Vian dans la Pléiade
Francis Matthys
Mis en ligne le 18/10/2010
Lorqu’il mourut inopinément à Paris, le 23 juin 1959, victime à 39 ans d’une crise d’œdème pulmonaire durant la projection privée de "Et j’irai cracher sur vos tombes" - film tiré de son roman publié en novembre 46 sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et qui se vit interdit à la vente peu après avoir obtenu un succès de scandale -, Boris Vian n’eût jamais au grand jamais pu imaginer la gloire posthume qui serait sienne. Mais Balzac n’affirma-t-il pas que "la gloire est le soleil des morts" et M me de Staël que "la gloire est le deuil éclatant du bonheur" ? Certes connu de son vivant, en tant que prolifique parolier de chansons (dont le légendaire "Déserteur" que créa Mouloudji en mai 1954) ou mordant chroniqueur dans "Jazz Hot", mais surtout parce qu’il était l’une des figures emblématiques du Saint-Germain-des-Prés de l’après-Libération, Vian serait tombé des nues si on lui avait prédit qu’à peine dix ans après que ce pacifiste ait passé l’arme à gauche (et renoncé au roman, peu après 48, parce que "ne rencontrant pas les succès public et critique escomptés" ), il compterait parmi les écrivains français les plus adulés des jeunes et que "L’Ecume des jours" deviendrait un livre culte. Et de quel sourire eut-il souri en apprenant que ses "Œuvres romanesques complètes" nourrissent aujourd’hui deux volumes de la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard ? Le même Gallimard qui - bien qu’ayant publié "L’Ecume des jours", en avril 1947, dans sa collection "Blanche"-, avait refusé d’éditer "L’herbe rouge", "L’Arrache-cœur" et "L’Automne à Pékin" qui figurent naturellement dans cette Pléiade Rappelons que, pourtant défendu par Raymond Queneau, le manuscrit de "L’Ecume " n’obtint pas en 1946 le prix de la Pléiade décerné par Gallimard à un jeune auteur et que Vian croyait acquis. Avec cette entrée dans l’illustre collection sur papier bible, pour Bison Ravi sonne l’heure de la "canonisation" éditoriale, dix ans après qu’aient paru, chez Fayard, ses "Œuvres complètes" en 15 volumes, par les soins de Gilbert Pestureau puis de Marc Lapprand. Et c’est sous la direction de ce dernier qu’est magistralement établie l’édition de la Pléiade, avec la collaboration de Christelle Gonzalo et François Roulmann. Edition qui met en évidence "la remarquable cohérence de l’œuvre" de ce dandy à l’âme en sang. Qui - humour noir oblige - fut enterré, à Ville-d’Avray, le jour même où sortait en salles "J’irai cracher sur vos tombes"
Savoir Plus
Œuvres romanesques complètes Boris Vian Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade vol 1 : 1 376 pp., vol. 2 : 1 392 pp.; chacun : env. 50 € jusqu’au 31/1/2011; après : env. 57,50 €. En coffret: env. 100 €, puis env. 115 €
retrouvez l'article de Suzane Vanina :
http://www.ruedutheatre.eu/article/1499/l-ecume-des-jours/?symfony=...