Dans son livre "Jésuites" paru en 1991 et 1992 Jean Lacouture nous livre-t-il, avec ses deux volumes (1), ce "secret des jésuites" qui interroge depuis longtemps les historiens? L'aventure commence par les initiatives surprenantes d'Ignace de Loyola, qui, en 1540, jette sur les plages du monde un petit groupe lié par une relation profonde de Dieu avec les temps modernes qui s'annoncent. Dès le début, le fondateur ne craint pas le paradoxe: ne groupe-t-il pas autour de lui un nombre impressionnant de collaborateurs d'origine juive?
Jean Lacouture dessine les deux horizons qui, d'emblée, encadrent le dessein d'Ignace: l'Europe et l'Orient extrême. L'Europe protestante est interpellée à l'échelon qu'elle préfère - études et critique bibliques, réflexion religieuse. Entre la Chine, le Japon, les empires germanique, espagnol et français, jusqu'aux réductions du Paraguay, des hommes libres, consacrés à l'obéissance, abordent l'exploration des multiples chemins possibles d'une humanité désormais sans rivage. Ils s'engagent ainsi dans une lutte inégale contre des pouvoirs politiques absolus. La Compagnie de Jésus, témoin en cela des Lumières, succombe sous les coups de l'autorité monarchique. Ici s'achève le premier tome: fin des Conquérants.
Alors commence le second tome, les Revenants. L'histoire de la Compagnie démarre ici par une grande défaillance. Jean Lacouture montre comment l'ordre sacrifie, pendant une grande partie du dix-neuvième siècle, ses vertus d'initiative par le service aveugle de ceux-là - ces cours bourbonniennes - qui l'avaient étranglé hier. La période, trop longue, d'une Compagnie conservatrice en France étouffe les hommes. Après la restauration et la conquête commence une étape de re-création vers la fin du siècle dernier, par les intellectuels jésuites. Un Grandmaison, théologien éclairé et critique, ouvre le chemin à la pensée de ses jeunes confrères, théologiens ou écrivains. La revue Etudes, fondée au milieu du dix-neuvième siècle (et toujours vivante), soutient cet effort pour un public exigeant. Surgissent, de plus, les audaces sociales. L'Action populaire, institut de recherche et de formation, devient un des lieux créateurs d'où les mouvements de jeunesse des années 30 tireront une part de leur dynamisme. Celui-ci traversera la seconde guerre mondiale, jusqu'à nos rivages. Pendant ce vingtième siècle, une expansion irréversible gagne les nations hors d'Europe. Les missions deviennent vérité libératrice annoncée aux autres cultures, si étrangères qu'elles soient à l'origine chrétienne de l'initiative jésuite.
Entendues par ces nouveaux jésuites, les valeurs mêmes de cette république difficilement abordée engendrent un accord éclairé - et parfois héroïque - avec cette modernité dont tous parlent aujourd'hui. Cela coûte cher aux fils d'Ignace, témoins de la résistance spirituelle au nazisme. Cela coûte aussi beaucoup de patience aux hommes qui affrontent les rigueurs du marxisme, et au-delà, les nationalismes tiers-mondistes.
Mais Jean Lacouture montre que cela donne aussi quelques résultats flamboyants. Un de Lubac, "grand" de la théologie, un Teilhard de Chardin sur le plan scientifique, un de Certeau théorisant une culture méditée en profondeur, un homme de pouvoir et de justice comme le Père Aruppe, général de la Compagnie, ouvrent les chemins du présent.
Telle se déchiffre l'ambitieuse entreprise de Jean Lacouture: vérité de l'histoire mondiale par les histoires d'hommes voués au Dieu de la liberté. On peut certes noter, comme le fait l'auteur lui-même, les limites de la méthode: peu de choses sur le dix-neuvième siècle, rien ou presque sur la mission ouvrière, peu sur les initiatives intellectuelles comme le Centre Sèvres (Paris) et les nouvelles revues, surtout les plus "spirituelles".
Enfin, une dimension trop modeste est réservée aux travaux récents de la Compagnie dans l'espace transeuropéen. La rencontre avec l'Est, le futur possible de la Chine... Routes peu explorées. Mais le maître d'oeuvre le savait. En tout cas, nous avons en main, par ces histoires d'hommes conscients, la géographie finalement réussie - et fort bien écrite - de l'aventure religieuse d'une liberté qui ne cache pas ses faiblesses.
*(1) Jean Lacouture, Jésuites; I. - Les Conquérants; II. - Les Revenants. Le Seuil, Paris, 1991 et 1992, 510 et 571 pages.
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