Histoires de ces gens-là, comme une lettre d'hier à aujourd'hui!
« Nous étions l’aile avancée d’un prolétariat qui rêve de ne plus l’être, mais n’entend pas pour autant s’arracher à ses racines. »
On reprend ces jours-ci au Varia (petite salle) "J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin" (novembre 2014) tirée du roman autobiographique "Spoutnik" de Jean-Marie Piemme, auteur wallon réputé. Malgré le titre prosaïque, on retrouve la grâce d’un siècle évanoui et la crasse d’un quartier pourri à Seraing, autour d’un instrument de production tari. Petite épopée sociale: l’histoire se répète, on ne peut s’empêcher de faire le parallèle de la fermeture de Seraing avec celui d’Arcelor Mittal et la fin programmée du monde des usines, inéluctable et révoltante. Le décor très finement reconstitué fait penser à un chromo que l’on retrouverait sur une antique boîte à biscuit mettant en scène la belle et jeune ménagère des années 50 dans sa cuisine miteuse mais plus astiquée que jamais.
C’est là que s’invitent les madeleines des souvenirs et la polyphonie du jeu. Philippe JEUSETTE, épaulé par Virginie Thirion et les arrangements musicaux live d’Eric Ronsse, remonte le temps, se retrouve en culottes courtes, cerné par les attentes de sa parentèle ouvrière qui veille passionnément sur lui à feux croisés. Surveillance étroite, aucun relâchement vestimentaire n’est permis. La perte de l’enfance, de la croyance, survient lorsque la vie sarcastique de l’école primaire tue Saint Nicolas et ouvre la porte à toutes les désillusions. Mais les principes maternels sont inaliénables :
« Maman n’admettait pas l’impossible. Ou plutôt dans l’impossible elle voulait encore imaginer un possible. » « Il faut effacer aux yeux de tous qu’on vient de rien, qu’on n’est pas grand-chose, il faut effacer la basse extraction à nos yeux mêmes. » « L’image est tout ce que l’on a! »
Le récit à trois voix est émouvant et sonne juste. Pas de cris ni de violence pour dénoncer la violence de la jungle ouvrière, le ton est posé et d’autant plus crédible. «Il y a une aristocratie : celle de la production », disait le père! La voix de Philippe JEUSETTE est enveloppante. La mère résiste contre toutes les blessures. Sa mort prématurée sera source de toute tragédie. Le spectateur se laisse guider avec complaisance à travers les décennies du siècle vécu et se prend d’amitié pour l’auteur Jean-Marie Piemme et les comédiens si soudés. On est réellement ému par l’humanité du propos. Et si tout ce qu’il raconte était fiction ? Quelle importance ? Comme le souligne l’auteur « Et si tout était inventé, qu’est-ce que cela changerait ? » Sauf pour les bâtisseurs d’espoir, pour qui, à l’instar de Boris Cyrulnik, le regard bienveillant est toujours gagnant et ce que l’on dit d’une expérience traumatisante, permet souvent de mieux en sortir!
Théâtre Varia
rue du Sceptre, 78
1050 Ixelles
Adaptation et réalisation : Philippe Jeusette et Virginie Thirion, comédiens
Composition musicale : Eric Ronsse /Scénographie : Sarah de Battice, avec l’aide de Philippine Boyard /Construction : Laurent Notte, Philippine Boyard, Margaud Carpentiers /Costumes : Elise de Battice /Réalisation des images : Bob Jeusette, Tawfik Matine /Création et régie lumière : Eric Vanden Dunghen/ Assistanat : Tawfik Matine
Un spectacle du Collectif Travaux Publics, avec le soutien du Conseil de l’Aide aux Projets théâtraux et du Théâtre Varia. Spoutnik est paru en 2008 dans la collection « Rivière de Cassis », éditions Aden.
http://www.demandezleprogramme.be/J-habitais-une-petite-maison-sans-grace-j-aimais-le-boudin-12358
Le texte de Jean-Marie Piemme : « J’ai des racines »
J’ai des racines. Elles enjambent la Meuse, s’accrochent à ses flancs. Et là où un pont joint les deux rives, des fumées noires flottent sur les cheminées des aciéries comme autant de drapeaux crasseux. Je suis de ce pays-là. Je suis du pays de l’usine. Je le dis sans fierté. On n’est pas fier d’une poussière noire qui tombe en permanence sur les cahiers. On n’est pas fier d’un paysage de grisaille. On n’est pas fier de la dureté qu’on perçoit parfois dans les yeux des grands sans comprendre encore – car on est petit – le pourquoi de celle-ci. L’usine faisait peur à mon père. Il y a passé presque cinquante années. Manœuvre à quatorze ans (nous sommes avant la guerre 14), chef de l’atelier de construction mécanique à soixante (nous sommes au début des années soixante). Son fils à l’usine ? Non. Jamais. Même comme ingénieur (on ne disait pas cadre à l’époque). Pas l’usine. Jamais l’usine. Une de ses profondes satisfactions : n’avoir pas laissé sa femme y travailler, à l’usine, avoir tenu ma mère à l’écart de ce monde-là. Je suis du pays de l’usine. Je le dis sans fierté mais je le dis aussi sans aigreur. Car une fois sorti de ce pays, il n’est pas indifférent d’en avoir été l’habitant. Il y a comme un savoir qui vous vient de cette vie-là, un savoir que personne ne vous apprend. Un savoir, un filtre, un point de vue. Pas besoin de passer par de longues interrogations pour comprendre ce qu’est un rapport de classe. On le sait intuitivement, on l’a dans le sang. Un exemple ? Quand on entre à l’athénée et que pour la première fois on se trouve en présence d’enfants de la bourgeoisie, on comprend tout de suite, immédiatement, sans détour, sans délai, ce qu’est un rapport de classe. On comprend, on sait. On voit des doigts qui se lèvent pour répondre à la question qui est Molière, qui peut donner le titre d’une de ses œuvres, et vous, vos mains sont de plomb parce que, ce nom-là, jamais vous ne l’avez entendu prononcer, jamais. Molière ? Quoi Molière ? Qu’est-ce que c’est Molière ? Hé, celui-là, ce qu’il est bête, il ne connaît même pas Molière ! Je ne connaissais pas Molière et vous voyez comme la vie est ironique : c’est au milieu de cette ignorance qu’elle vous enseigne quelques vérités bien sonnées. Car enfin, des situations comme ça, c’est un sacré signal, ça vous alerte, ça vous jette de la clarté au visage. On appréhende la géométrie sociale, on appréhende en tous cas la position qu’on occupe dans le rapport de classes ! Mal placé. Très mal placé. Heureusement, on ne sait pas encore qu’on le sait, sinon quel découragement ! Mais on le sait, on le ressent. On le vit. Pas même besoin de souffrir une quelconque humiliation, être là suffit. Dans l’inculture des pas grand-chose. Dans leur silence. Dans leur vocabulaire basique. S’apercevoir que l’on parle de sujets dont on ne dit jamais un mot à la maison, que pour certains le monde n’a pas la même configuration que pour vous. Oui, on sait, ça brule, ça s’inscrit dans la chair avant de passer dans le cerveau. Quand on voit une manifestation dans la rue, on sait exactement de quel côté on est, même si on ne comprend rien aux banderoles et aux cris, même si on est en peine de dire pourquoi le rouge du drapeau est la couleur de la dignité, même si le père, pris entre sa position dans la hiérarchie et son appartenance viscérale au monde ouvrier est évasif sur les explications. On sait. Ce savoir-là, ce sont mes racines. J’ai su ce qu’était un gréviste avant de savoir ce qu’était un Belge ou un Wallon. Pourtant, j’usais du wallon dans la vie quotidienne. Mais ce n’était pas pour moi la langue de la Wallonie, c’était la langue de l’usine d’en face, celle qu’on parlait et que pourtant je ne pouvais pas utiliser parce que justement c’était celle de l’usine d’en face. Je suppose qu’un jeune français et un jeune anglais qui apprend sa langue maternelle la ressent comme naturelle. Ce n’est pas le cas d’un jeune garçon né dans le bassin serésien. Je ne pouvais pas utiliser le wallon, je devais utiliser le français, comment aurais-je pu résister longtemps à cette évidence : l’usage d’une langue n’est pas naturel, jamais naturel, l’usage d’une langue s’inscrit dans un champ de forces, vous inscrit dans un champ de forces. (…) Parle, et j’identifierais vite ta place approximative dans la division du travail, ton ancrage social, « le lieu d’où tu parles ». (…) Mon père avait décidé pour moi : non au wallon, oui au français, oui à la langue de l’ascension. Étrange situation d’un enfant dont les membres de la famille (père et mère notamment) parlent le wallon entre eux, mais le français avec lui, répétant en français, pour lui, ce qu’ils viennent de se dire en wallon et qu’il a parfaitement compris. Quand j’y repense, il y a là comme une bouffonnerie de la vie, une redondance à la Dupont et Dupond qui a fait de moi un étranger dans sa propre terre. Somme toute, ai-je été dans une situation tellement différente de celle des enfants italiens qui venaient d’arriver en Belgique et qui habitaient à côté de chez moi ? Eux aussi devaient se dépendre d’une langue pour en adopter une autre. Du moins, avais-je l’avantage sur eux de n’avoir pas à changer de culture. On m’a arraché d’une langue. Mais le déracinement est encore une racine, un trait violemment identitaire. (…) Les notions de trajet, de passage, de trahison me sont donc constitutives. Leur présence en moi témoigne d’un ébranlement profond dont j’ai enregistré le choc très tôt, et qui est devenu la chair même de mon existence. Ce sont autant de traits distinctifs de mon identité et je crois bien que ceux-ci sont visibles dans la plupart de mes pièces. La trahison aussi ? Oui, la trahison aussi. Qui ne trahit pas (un peu) son identité sera (beaucoup) trahi par elle. Ce n’est évidemment pas affaire de psychologie ou de morale. C’est juste une façon de dire qu’une identité qui se répète indéfiniment dans la pureté fantasmatique d’elle-même ne m’intéresse pas. (…) Mais alors comment vous définissez-vous ? Je suis du pays de l’usine, ai-je dit. Façon de signifier que je ne réclame pas d’autres traits identitaires que ceux que j’ai pointés plus haut. Mais vous êtes belge ? Oui, je suis Belge, mais la Belgique ne fait pas partie de mes racines. Où et quand ai-je connu la Belgique ? Enfant, je suis allé à Anvers visiter le Zoo ; à Bruges, en excursion scolaire ; jamais à Bruxelles. Bruxelles n’était rien, n’éveillait aucun imaginaire, aucune envie. (…) Je n’y mettrai pas les pieds de manière significative avant l’âge de 30 ans. (…) Laissons la Belgique. D’accord. Mais tout de même, la Wallonie ? À tout le moins, vous êtes wallon ? Oui, je suis wallon, mais la Wallonie ne fait pas partie de mes racines. Mons et Charleroi ou Namur me sont longtemps restées terres inconnues. J’ignorais tout de ces villes. (…)
Donc, finalement qu’est-ce que vous êtes ? Ce que je suis ? Disons un habitant d’Europe, de langue et de culture françaises né devant une aciérie, ça vous convient ? (…) Ce n’est pas parce que la Belgique n’a pas d’Histoire (et qu’est-ce que c’est la Belgique ? Et d’abord où est-ce ?) que les gens n’ont pas d’Histoire. (…) Et ceux qui sont nés là où je suis né ? Ils ont aussi une histoire. Elle est faite de luttes, de coups, de combats, de défaites, mais une défaite, n’est-ce pas, est encore une Histoire ? Croyez-vous que ce soit tout le temps « bien », l’Histoire ? Qu’il advient que du notable ? Une Histoire n’est pas toujours une bannière (tragique ou heureuse) plantée dans l’amas des événements remarquables, c’est souvent un nœud obscur fait de contradictions, de ratages, de réussites partielles, d’espoirs et d’illusions, en tous cas quelque chose qui arrive aux gens dans leur chair. Oui, dans la chair des gens, c’est là qu’il faut chercher l’Histoire, lorsque selon toute apparence celle-ci semble manquer. (…) Plutôt que jugée ou déplorée, une filiation doit être assumée. Elle demande qu’on la prenne à plein bras. Eh bien, retrouvons-le ce passé, retrouvons l’Histoire telle qu’elle a saisi les corps, leur donnant désirs, blessures et impulsions, l’Histoire toujours infirme, toujours boiteuse, l’Histoire dans ses contradictions, et disons simplement, sans forfanterie et sans désespoir : je suis fils ou fille de cette Histoire-là. (…) Qu’elle ne soit pas triomphale n’a finalement que peu d’importance. Elle a eu lieu pour moi, cette Histoire. Je suis venu au monde en elle, j’ai grandi en elle, c’est pourquoi il m’importe d’y revenir dans la sympathie. "
Extrait de la pièce : « Je suis né dans la cave, sous les bombardements. Il était trois heures et demie, c’était la sortie des classes, je voyais défiler les jambes des écoliers devant le soupirail. « Poussez ! » Quelqu’un a dit « poussez! » et ma mère a poussé. Moi, je n’en demandais pas tant mais sous l’effet du mouvement, j’ai été forcé de sortir la tête. Quel jour sommes-nous, ai-je dit ? Avant tout, je voulais me donner une contenance devant tous ces gens qui m’attendaient. Le 16 novembre, imbécile. Ça m’a vexé. Oui, ça m’a vexé que mon père me parle sur ce ton. Après tout, on se connaissait à peine. Trente secondes, au plus ! Illico, j’ai alors décidé de marquer le coup. Il fallait qu’il comprenne tout de suite que je serais un enfant difficile. Mon Papa, malgré l’émotion qui nous étreint tous, ai-je dit en crachotant une saloperie qui me collait aux gencives, je n’oublie pas ce que tu m’as balancé quand Maman t’a dit qu’elle était enceinte. Il avait grogné ! Il avait pesté! Il avait hurlé : je n’en veux pas, on a déjà le chien ! Ai-je dit que c’était la guerre ? Le maréchal Von Rundstedt menait la contre-offensive allemande entre Arlon et Bastogne. On n’avait pas grand-chose à manger et le chien moins encore. Alors vous comprenez, il a fallu s’en débarrasser, a dit mon père à l’accoucheuse. « Ça a dû vous faire quelque chose. Même si c’est des bêtes, on s’y attache », a répondu l’autre, juste au moment où ma mère, trouvant probablement le sujet de conversation trop scabreux pour moi s’était remise à hurler. »
Source : le dossier pédagogique : http://www.atjv.be/IMG/pdf/dp_j_habitais_une_petite_maison.pdf ;
Commentaires
Virginie Thirion est remplacée sur scène par Claire Bodson.
"Je suis quelqu'un qui aime bien la dépossession, que mes œuvres ne m'appartiennent plus et qu'elles me reviennent comme un spectateur."
Jean-Marie Piemme, auteur dramatique, ce mardi dans LCR sur BX1
Dans "Le Cour(r)ier Recommandé", David Courier reçoit l'auteur de théâtre Jean-Marie Piemme pour la pièce "J'habitais une petite maison sans grâce, j'aimais le Boudin", au Varia jusqu'au 5 mars.