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12273140066?profile=originalUnanimement salué comme le plus grand humaniste français, il fut de son vivant une sorte de héros du savoir, et comme la figure emblématique de cette « science des lettres » en plein essor, dont il avait été à l'aube du XVIe siècle le pionnier, et dont il se fit sous le règne de François Ier l'inlassable avocat. Son nom est inséparable de la fondation du Collège de France. Mais son oeuvre reste méconnue. Le choix qu'il a fait de l'expression latine - choix normal à l'époque - n'en est pas l'unique raison. Cette occultation est la conséquence des partis assumés par Budé lui-même : érudit qui écrit pour des érudits, penseur qui philosophe selon un mode tout poétique, et qui se laisse porter par les figures de style et les symboles, sans souci d'atteindre un large public. Or cette pensée ouvrait avec une rare profondeur des directions fécondes. Nous lui devons notamment la notion d'encyclopédie , c'est-à-dire l'idée que toutes les disciplines, toutes tributaires d'une science unique, celle du langage, sont indissolublement liées entre elles. Nous lui devons aussi la réflexion la plus aiguë sans doute qui ait jamais été menée sur le fragile et aléatoire équilibre qu'implique l'humanisme chrétien.

 

La ferveur des études

 

Guillaume Budé représentait en son temps un type nouveau d'écrivain, non point clerc, mais laïque, homme marié et père d'une famille nombreuse, préoccupé de l'administration de ses biens (sa maison de la rue Saint-Martin à Paris, ses maisons de campagne), assumant diverses responsabilités publiques au milieu desquelles il réussit difficilement, mais obstinément, à ménager le temps de l'étude. Il était né le 26 janvier 1468 d'une famille bourgeoise établie à Paris, ennoblie depuis la fin du XVe siècle, et qui exerçait à titre pratiquement héréditaire des charges de trésorerie et de chancellerie. S'inscrivant dans cette tradition, Budé fit des études de droit à Orléans. Mais il en revint si déçu que durant plusieurs années il délaissa les livres et s'adonna avec ardeur à tous les arts de la chasse. Puis brusquement, autour de 1492, il abandonna ces plaisirs pour se consacrer à l'étude avec plus d'ardeur encore, au mépris de ses intérêts immédiats, et à celui de sa santé que l'excès de travail devait constamment maltraiter. Il apprit alors le grec pratiquement sans maître et presque sans instruments de travail. Toujours cultivant son propre mythe, il se peindra comme un autodidacte et un pionnier. L'étude avait été pour Budé l'objet d'une vocation tardive et impérieuse, elle fut toute sa vie l'objet d'une ferveur passionnée (il appelait la Philologie sa maîtresse, ses amours).

Sa recherche érudite se poursuivit dans deux directions. Tout d'abord un recensement des ressources de la langue grecque. Accumulé fiche après fiche, ce savoir aboutira en 1529 à la publication des Commentairii linguae graecae , mine de données offerte aux lexicographes futurs. Sa connaissance du grec est telle qu'il correspond en cette langue (nous possédons de lui près de soixante lettres grecques). Il se plaît aussi à mêler de grec son style latin, et même à forger des mots latins sur le modèle du grec. C'est dire que les deux langues sont devenues pour lui des langues vivantes. L'autre champ d'investigation est le Corpus juris . Guillaume Budé ne cessera jamais d'y travailler puisque, rendu célèbre en 1508 par ses Annotations aux Pandectes , il apporte un complément à celles-ci en 1526, puis laisse à sa mort des  notes abondantes sur le vocabulaire juridique dont Robert Estienne tirera en 1544 un volume intitulé Forensia . Budé se soucie de retrouver la pureté des textes des jurisconsultes sous les alluvions des glossateurs. Toutefois (à la différence d'Alciat, puis de Cujas, juristes professionnels en quelque sorte), Budé mène son étude en philologue et en archéologue, et moins pour assainir la pratique judiciaire que pour saisir les faits de langage, et, derrière eux, les réalités de la vie antique. D'où la juxtaposition, dans les Annotations aux Pandectes , d'articles concernant la philosophie du droit et d'articles très concrets (sur le luxe, le sport, le vêtement, l'architecture, etc.).

C'est encore la réalité antique que Budé cherche à retrouver dans le plus célèbre de ses ouvrages, L'As  (De asse et partibus ejus , 1515, réédité avec quelques augmentations et variations en 1516, 1522, 1524, 1527, 1532). Ce livre dont le point de départ est encore un texte des Pandectes  répondait à la nécessité de bien interpréter dans les textes des jurisconsultes, des historiens, ou dans l'Histoire naturelle  de Pline, les notations chiffrées (monnaies, mesures). Aucune juste représentation du passé n'était en effet possible sans ce genre d'évaluation. Mais l'entreprise impliquait un enchevêtrement de difficultés ; elle passait notamment par l'étude critique des manuscrits de Pline, tous très altérés, et sur lesquels les Italiens, en particulier Hermolao Barbaro, s'étaient déjà penchés. Laissant loin derrière lui ses prédécesseurs, Budé, au terme de son ouvrage, pouvait s'enorgueillir d'avoir par ses travaux « rouvert les sépulcres de l'Antiquité ». Mais le De asse  est encore bien autre chose qu'un livre d'économie comparée ou de numismatique. A l'évocation du passé s'y mêle comme en contrepoint la satire du présent (celle de la cour, celle du haut clergé). Le livre se couronne d'un épilogue qui prend la forme d'un dialogue philosophique entre l'auteur et son meilleur ami. Il propose alors un « plus haut sens ». Il oppose aux biens de fortune les joies d'une vie studieuse qui, après avoir parcouru l'encyclopédie du savoir, découvre la beauté déroutante et sublime des textes sacrés, et trouve une paix heureuse (euthymie ) dans leur méditation. C'est déjà tout l'essentiel du budéisme.

 

La défense des études

 

Il est significatif que le De asse  paraisse à l'aube du règne de François Ier. Aux dernières lignes du livre, Budé, qui avait acquis au temps de Charles VIII le titre de secrétaire du roi, mais qui sous Louis XII (malgré deux courtes ambassades en Italie) s'était tenu à l'écart de la cour, manifeste qu'il est disposé à servir un jeune roi qui promet d'offrir enfin sa chance à l'espérance humaniste. Cette espérance parut se concrétiser lorsque, dans l'entourage du roi, se forma le projet de fonder à Paris un collège trilingue et d'appeler à sa tête Érasme qui était alors au sommet de sa gloire. Des négociations furent entreprises par l'évêque de Paris, Étienne Poncher, cousin de Guillaume Budé ; on sait qu'Érasme ne répondit que par des atermoiements. Budé de son côté, par une lettre du 2 février 1517, s'entremit vainement. Il correspondait en effet avec le Rotterdamois depuis un an environ ; de cet échange, c'est Érasme qui avait pris l'initiative, « applaudissant à la gloire et admirant l'érudition » du savant parisien. Commencée dans un enthousiasme réciproque, cette correspondance sera vite traversée de malentendus et d'aigreurs et s'espacera jusqu'à ce que Budé, à deux reprises, et définitivement en 1527, décide de l'interrompre. Elle manifeste à la fois un accord profond sur les grandes questions religieuses et politiques du temps et une opposition flagrante entre leurs caractères et plus encore entre leurs esthétiques. Les deux interlocuteurs y parlent en égaux ; et de fait, sous la plume de contemporains comme Christophe de Longueil, Cutbert Tunstall, Thomas Linacre, Luis Vivès, Érasme et Budé apparaissent comme « deux champions rivalisant dans l'arène des lettres ». Avec le recul de l'histoire, force est de reconnaître qu'Érasme, par la souplesse de son génie, ses exceptionnels dons médiatiques et sa mobilité de vie, avait acquis une dimension européenne, alors que Budé dans le même temps s'enracinait dans la réalité française. En 1519, Budé cherche à attirer l'attention du roi par l'offrande d'un manuscrit en français, recueil d'anecdotes et de sentences instructives tirées des Anciens et de la Bible, qui nous est parvenu, à travers des publications posthumes douteuses, sous le nom d'Institution du prince . La même année, à la veille de l'élection à l'Empire, il participe aux négociations de Montpellier. En 1520, il est à Ardres, au Camp du Drap d'or. Il y rencontre Thomas More avec lequel il avait inauguré en 1518 une correspondance qui rendait manifeste la profonde harmonie de leurs pensées et de leurs goûts. En 1522, les honneurs s'accumulent. Le roi confère à Budé presque simultanément les charges de maître des requêtes et de maître de la librairie, tandis qu'il est élu par ses concitoyens prévôt des marchands (c'est-à-dire maire) de Paris.

Si hautes et respectables que soient de telles fonctions, ce n'est pas certes à leur niveau que se tisse l'histoire. Mais Budé s'en trouvait honoré, parce qu'il y voyait les marques, dans une société où dominaient les valeurs de la naissance et de l'argent, d'une certaine reconnaissance du mérite personnel et de la science, et surtout parce qu'elles lui offraient autant de tribunes pour la défense de l'humanisme. Les dialogues qui composent en 1532 le De philologia  mettent en scène un roi brillant, attentif, amusé, et Budé plaidant devant lui sur un ton d'aimable familiarité la cause de la Philologie. Il plaide pour que s'ouvre aux hommes d'étude les plus hautes fonctions de l'État ; pour que s'instaure un enseignement d'un type nouveau, et que s'abolisse le fâcheux morcellement des structures universitaires au profit d'une culture encyclopédique fondée sur l'étude des textes dans leur langue d'origine. L'institution des lecteurs royaux venait en 1530 de lui apporter à cet égard une satisfaction incontestable, quoique tardive et incomplète ; car il rêvait de l'édification d'un magnifique collège, temple des Muses, studieuse Thélème. Son plaidoyer s'exerçait aussi contre les ennemis de l'humanisme. Il s'agissait de désarmer l'hostilité ou la défiance des théologiens en témoignant de la possibilité de concilier la culture nouvelle avec la piété. Il est certain que les gages que Budé a donnés à maintes reprises de son catholicisme avaient aussi pour but de sauver les lettres de l'extrême péril auquel les exposait l'amalgame, couramment pratiqué par leurs ennemis, entre le renouveau des études - les études grecques en particulier - et la diffusion des idées luthériennes, puis d'autres semences d'hérésie plus radicales encore. Dans ces deux aspects complémentaires de son rôle d'avocat, le seul recours efficace était le roi. Aussi son amour même des études conduisait Budé non seulement à rappeler en toutes occasions à celui-ci ses anciennes promesses, mais encore à le persuader (dans le De philologia  comme dans l'Institution du prince ) qu'il en possédait de droit, contre le poids des forces hostiles, le pouvoir absolu.

 

Le « Transitus ad christianismum »

 

Une vie aussi studieuse, un militantisme si constant s'enracinent dans une philosophie. Non point une philosophie spéculative ; Budé considère que depuis l'avènement du christianisme toute spéculation de l'esprit est orgueilleuse et vaine. La vérité est don de Dieu. L'exercice philosophique par excellence est donc lecture, interprétation, méditation de l'inépuisable richesse de sens de l'Écriture sainte ; et cette méditation conduit à la contemplation (philotheoria ), qui est elle-même comme l'anticipation de l'éternité bienheureuse. On ne saurait comprendre Budé sans référence à la mystique. Mais, en face du don de Dieu, s'offre à l'humaniste le don des hommes, l'héritage des Grecs et des Latins. Dans la mesure où elle fut associée au paganisme, cette culture classique que Budé, reprenant le vocabulaire des Pères de l'Église, désigne du mot hellenismus , est tout à la fois admirable et suspecte. La sauvegarde de l'unité d'esprit du lettré lui impose donc une réflexion sur la valeur et les fins de ses études. Certes, tous les thèmes traditionnels de la philosophie morale intéressent Budé (comme le prouve l'essai, qu'il publie en 1520 sur le « mépris des choses fortuites », le De contemptu rerum fortuitarum ). Mais c'est à la philosophie de la culture qu'il revient sans cesse. Parce que, en tant que laïc, il pouvait se tenir largement à l'écart des débats théologiques qui, depuis l'apparition de Luther, détournaient l'attention des intellectuels de cette question existentielle vers des problèmes d'orthodoxie, Budé a eu le loisir de focaliser sa pensée sur ce qui était le fait primordial de la civilisation de son temps : la double renaissance des études profanes et des études sacrées, et le conflit potentiel qu'implique cette dualité culturelle. Les générations à venir s'orienteront vers des solutions de rupture ou des solutions de compromis. Le budéisme est une tentative de synthèse. Il propose l'étude comme voie de salut et de sainteté. Il intègre ainsi l'humanisme à l'« économie divine », et le justifie  au double sens temporel et théologique.

Le texte fondamental sur la question est un petit livre publié en 1532 conjointement avec le De philologia , et intitulé de manière significative L'Étude des lettres  (De studio litterarum recte et commode instituendo ). Budé y entrechoque deux postulats opposés, celui de la valeur de la culture profane (prestige de l'éloquence, élévation de la pensée platonicienne, intuitions des anciens poètes), celui de sa non-valeur eu égard à la transcendance de la parole divine. Il s'agit là d'une dialectique familière à Guillaume Budé. La contradiction se résout par un dépassement, un passage (transitus ) qui implique, comme une sorte d'offrande rituelle, la consécration au christianisme de toutes les ressources de la culture profane, symbolisée ici par le Mercure logios , dieu de l'éloquence. L'aboutissement d'un tel projet sera un discours théologique insolite dont le De transitu hellenismi ad christianismum  (1535) fournira l'illustration. Sorte de poème en prose nourri de réminiscences antiques, emporté par le jeu des métaphores, et où les noms d'Hercule, de Mercure, de Prométhée sont les fils conducteurs de méditations sur le Christ et la croix, le De transitu  est aussi, par ses digressions fort étendues, le miroir de son temps. Budé voyait en effet de jour en jour se dégrader l'espérance humaniste au milieu des querelles religieuses, de la licence et de l'anarchie. Il condamne les doctrines nouvelles, tout en reconnaissant des vertus au camp adverse et des torts à son propre camp. Sa sympathie le porte vers le parti des « politiques ». Mais, tandis qu'il écrit son livre, survient le scandale des Placards (17-18 octobre 1534), qui bouleverse Budé dans un des aspects les plus sensibles de sa piété. Le ton de son livre est soudain dramatisé. Devant le débordement de la violence, l'humaniste s'interroge : n'a-t-il pas jeté lui-même les premières semences ? Soucieux de ne pas voir sa chère Philologie sombrer dans la tourmente, et pour ne pas avoir à renier ce qui fut sa raison de vivre, Budé perçoit qu'il n'est de salut pour l'humanisme et pour l'humaniste que dans la réussite du transitus . Il adjure avec véhémence son lecteur, et lui-même, de se convertir. Après quoi il entre dans le silence.

De la fin de sa vie, nous savons peu de chose, sinon qu'il fut l'ami et le conseiller du chancelier Poyet, et qu'il mourut lors d'un voyage en Normandie où il accompagnait le roi. En 1557 furent publiées à Bâle ses oeuvres complètes, précédées du récit de sa vie par son disciple Louis Le Roy. Nous redécouvrons aujourd'hui Budé non seulement comme penseur, mais comme écrivain. Les études récentes sur la rhétorique ne peuvent qu'attirer l'intérêt sur cet auteur, certes difficile, mais « flamboyant » et singulier.

 

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