Dès 1862 et jusqu’à sa mort en 1883, Edouard Manet ne cessa de peindre des fleurs. Elles accompagnent toute une partie de l’œuvre du peintre, tour à tour symbole de féminité, témoin d’un sentiment amoureux, figure de l’amour vénal et emblème de la mort.
La pivoine, symbole de l’agonie
La même fleur est très présente dans les peintures de Manet. L’écrivain André Fraigneau commente : « Le vase aux pivoines de Manet (1862) est le récit de la mort d’une fleur, ou pour employer un terme médical, plus précis dans sa cruauté : sa courbe d’agonie ». Françoise Cachin [1] poursuit : « ... du bouton de droite aux fleurs épanouies du haut du bouquet et de la gauche pour terminer la volute au centre où les pivoines sont sur le point de s’effeuiller, la dernière ayant déjà perdu une partie de ses pétales ».
Dans Branches de pivoines blanches et sécateur, il développe le thème du cérémonial funéraire, avec ses simples fleurs et leurs pétales étalés, prêts à être jetés, nouvelle version ici du thème des Vanités.« Toute une part d’ombre se dessine dans la peinture de Manet. Le sens du drame, les images de mort apparaissent bien avant que la maladie ne vienne l’assombrir » explique Françoise Cachin.
Les fleurs : symbole de son amour des femmes
Mais réduire les fleurs de Manet à l’image de la mort se révélerait inexact. Les fleurs symbolisent également son amour des femmes ; un amour peint dans Le déjeuner sur l’herbe et l’Olympia qui fera scandale en 1863. S’il s’agit du même modèle (Victorine Meurent), les messages de ces deux peintures sont pourtant différents. Le déjeuner sur l’herbe symbolise la femme libre, sans fleur ni bijou qui « après un rapide et gai déshabillage irradie » écrit Michel Déon de l’Académie française. « On s’attarde plus sur son visage que sur sa violente nudité tant ce visage si parlant s’amuse de notre surprise » poursuit l’académicien.
En 1865 L’Olympia est exposée au salon .
Le scandale est ainsi résumé par Emile Zola : « Ce n’est plus la Vénus d’Urbin de Titien que Manet avait copié à Florence sept ans plus tôt, mais Victorine Meurent, son modèle du Déjeuner sur l’herbe, cette fille de nos jours, une fille de 16 ans que vous rencontrez sur les trottoirs et que l’artiste a jeté sur la toile dans sa nudité jeune et déjà fanée […] ». Quant à Paul Valéry, il parle de « vestale bestiale vouée au nu absolu ».
Les fleurs participent à ce scandale. La fleur d’hibiscus dans les cheveux ainsi que le bouquet fraîchement apporté en font « une fille vénale à n’en pas douter » écrit Michel Leiris.
L’aspect vénal est également présent dans Le bal masqué à l’opéra, peint en 1873. Des hommes aux chapeaux haut-de-forme viennent apporter des fleurs aux danseuses dans l’espoir d’obtenir leurs faveurs.
Les fleurs sont aussi le symbole de sa passion pour Berthe Morisot. Dans Le bouquet de violette en 1872, il s’adresse à elle personnellement. Le tableau figure un bouquet de violettes posé sur son éventail et une lettre qu’elle devrait pouvoir lire. Il peint également Berthe Morisot au bouquet de violettes. Paul Valéry traduit cette fusion entre la peinture et le sentiment : « La peinture, c’est avant toute chose le noir, le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil […] Le désordre des mèches, les brides, des joues et du mur du fond ».
Pour l’anecdote, cette passion pour Berthe Morisot restera platonique. Cette dernière décidera de se marier avec le frère d’Edouard Manet...
Un an avant sa mort en 1882, Edouard Manet peint Le bar aux Folies Bergère. Là encore les fleurs demeurent omniprésentes. Deux fleurs dans un verre, sur le marbre au premier plan entre les bouteilles et les fruits, juste devant le modèle. La serveuse a le regard absent, mélancolique. Un autre petit bouquet est accroché au corsage ; un intermédiaire entre le bouquet du bar et Suzon, le modèle. Malraux écrivit à ce sujet : « Ce que Manet apporte, non de supérieur, mais d’irréductiblement différent, c’est le vert duBalcon [2], la tache rose du peignoir d’Olympia, et la tache framboise du bar des Folies Bergère. C’était la tradition ramenée au plaisir de peindre ».
En 1882, son état de santé s’aggrave. Il n’a de cesse alors de peindre un jour sur deux des fleurs : fleurs coupées, fleurs en pot...
Il peint ses derniers bouquets pour l’art de peindre. Il oppose les fleurs aux tiges, compare les couleurs des pétales à celle du mur ou d’un bord de table, oppose la transparence d’un verre et celle de l’eau…. DansFleurs dans un vase de cristal en 1882, l’enchevêtrement des tiges, leur mélange et la superposition des reflets redessinent un nouvel espace abyssal.
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