"Enfance " est un récit autobiographique de Nathalie Sarraute (née en 1902), publié à Paris chez Gallimard en 1983.
Un écrivain vieillissant, riche d'une oeuvre importante, s'apprête, guidé par un interlocuteur anonyme, à "évoquer des souvenirs d'enfance". Dès les premières pages, le ton est donné: "C'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours... des petits bouts de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent... laisse-moi..." Ce récit de son enfance restera informel, discontinu, incomplet, et tentera de saisir, d'éclaircir, loin des "beaux souvenirs d'enfance", les moments clés, les sensations les plus importantes de sa vie de petite fille. Se juxtaposent ainsi toute une série de scènes courtes, d'impressions retrouvées grâce au dialogue avec cet interlocuteur omniprésent, qui recomposent, à partir de ces jalons essentiels, marquants quoique hésitants, l'enfance de Natacha Tcherniak. Une enfance déchirée entre deux pays et deux langues (la France et la Russie tsariste), deux familles (celle que forme son père avec sa seconde femme, Véra et leur bébé, Hélène; et sa mère qui choisit de la laisser à son père pour rester avec Kolia, son second mari, en Russie). Une enfance sauvée par la lecture et le goût de l'étude. Une enfance comme les autres, dont on retient un jeu, un jouet, une amitié, une bêtise; mais une enfance unique, où les mots et les sensations prenaient parfois une importance démesurée, d'où l'innocence semble absente, dont des pans entiers s'enfoncent dans l'ombre où tient à les laisser dormir, par peur de les trahir, la narratrice.
Cette autobiographie de Nathalie Sarraute renvoie sans doute davantage à l'ensemble de son oeuvre littéraire qu'aux modèles autobiographiques traditionnels. Le choix de l'autobiographie s'accompagne en effet d'un recul immédiat que prend la narratrice par rapport à son récit, recul non seulement introductif (voir les hésitations des trois premières pages), mais jalonnant l'oeuvre, la structurant véritablement. Cette narratrice, active et critique, adopte comme principe architectural du texte - ce qui en fait l'originalité première - une discussion actualisée dans et par la forme dialoguée du récit, laquelle organise en définitive, plus qu'un échange: une dialectique.
Le dialogue souligne que la mémoire n'a d'autre champ que l'incertitude. L'introduction de la voix d'un interlocuteur (qui oscille entre l'ignorance et un savoir égal, voire supérieur à celui de la narratrice) matérialise le doute, le scepticisme, la fragile frontière où s'installe le monologue de la narratrice, entre la mémoire et l'oubli, et qu'illustre la métaphore de l'émergence et du surgissement que l'on rencontre à plusieurs reprises. L'expression de cette incertitude, qui l'emporte sur les repères sûrs (nom de lieux, de rues, de personnes, dates), passe par le recours à la modalisation sous toutes ses formes (démonstratifs neutres, adjectif indéfini "quelque", adverbes de modalisation, "peut-être", "probablement") dans un récit dont la ligne thématique directrice est celle du flou et de l'ombre où l'auteur s'efforce d'isoler quelques éclats lumineux. Modalisation qui ne surprend guère le lecteur familier de l'oeuvre de Nathalie Sarraute, pas plus que ne le surprennent les phrases inachevées, l'usage des points de suspension, les réajustements progressifs qu'opèrent les mots pour se rapprocher de l'"impression" intacte, de la sensation originelle, au lieu de récapituler du "tout-cuit", "donné d'avance".
L'incertitude marque jusqu'à la chronologie du récit: s'organisant selon le principe de la juxtaposition de scènes privilégiées - et donc de l'ellipse, de la discontinuité temporelle -, il tait autant qu'il dit. Sa cohérence est d'ordre interne: les scènes peu à peu se répondent, s'interpellent, se modulent, et donnent ainsi une sorte d'autonomie à un monde qui se clôt sur lui-même. Certes, quelques indications chronologiques apparaissent çà et là, mais incomplètes ou imprécises souvent. Le livre s'arrête où la certitude des dates, de la chronologie, de l'Histoire, va commencer. Car le propos de l'auteur n'est pas de se livrer à une herméneutique de l'individu, d'une personnalité, mais à chercher l'être qui existe hors des mots, lesquels ne sont qu'un leurre, qu'un piège. On retrouve bien là tout le propos de l'auteur de Disent les imbéciles, roman auquel il est d'ailleurs fait allusion à deux ou trois reprises dans le récit.
De même le dédoublement, ou plutôt redoublement, de la voix narrative fait écho aux recherches de Nathalie Sarraute qui ne s'attache jamais à un personnage ou à une histoire, mais aux relations entre plusieurs personnages, elles seules permettant l'émergence des "tropismes" que son écriture se donne pour unique but de capter et de mettre au jour. La forme dialoguée souligne donc ici la démultiplication nécessaire de toute voix narrative dans l'autobiographie: l'interlocuteur déjoue les pièges de la langue, d'un mot, d'une image, et montre qu'on ne peut raconter sa vie sans se dédoubler entre celui que l'on a été et celui que l'on est devenu, qui raconte, tire les leçons, simplifie, explique, critique. Le dialogue signale l'ambiguïté de l'identité d'un narrateur, à la fois auteur et personnage. L'autobiographie de Nathalie Sarraute se caractérise ainsi par un double morcellement: celui de son histoire personnelle et celui des voix qui se chargent de la transmettre. Elle se signale aussi par sa tonalité, qui allie lyrisme et théâtralité. La langue adopte un mouvement de flux et de reflux, de progression par vagues, fondé sur la récurrence des images et des harmonies incantatoires, et berce le lecteur dans la poésie de son rythme. D'autre part le "récit d'enfance" est théâtralisé à l'extrême. Certes, les personnages sont rarement désignés (surtout l'interlocuteur dont le visage, le physique sont inexistants), jamais décrits. Le cadre de leurs échanges est passé sous silence: aucune "didascalie", aucun décor; l'immobilité est de rigueur. Mais l'action n'existe pas en soi, ni hors des mots ni au-delà des voix; elle n'est que cela, cet échange entre les protagonistes; elle est dans cette émergence du mot, dans l'éclaircissement du rapport des mots aux faits du passé, que seul le dialogue autorise. La voix l'emporte sur l'écriture: points de suspension, d'interrogation ou d'exclamation, phrases hachées, incomplètes sont l'empreinte d'une voix plus que celle d'une main.
L'écriture de Nathalie Sarraute s'écarte donc avec vigueur de l'écriture autobiographique traditionnelle et de son sens: celui d'une expérience herméneutique. Elle n'adopte les codes de l'autobiographie que pour les détruire de l'intérieur, mettre en évidence leurs limites, leur impuissance à dire l'authenticité d'un individu et de son histoire. L'enfance, telle qu'elle nous livre ici la sienne, existe d'abord par ses zones d'ombre, ses résistances à une expression raisonnée, lucide, linéaire. Enfance n'est pas un "récit d'enfance", mais l'incapacité de réduire l'enfance au récit.
Commentaires
Merci Monsieur Paul ,
Voilà qui répond à ma demande de savoir .
Bonne et belle journée.
Amitiés . Liliane.