EMILE KESTEMAN... BRUXELLOIS NON PEUT-ETRE :
UN HOMME DE LETTRES A MATONGE
Lundi 1er décembre 1997
Un homme de lettres à Matonge
Chaque matin, sur le coup de 8 h 30, il prend son café dans la loge de la concierge avec son grand ami Michel Hainaut, écrivain discret du cercle d'histoire locale d'Ixelles. C'est sa façon d'aborder, dans la chaleur complice de la «jatte» offerte par la gardienne, la journée bien remplie qui l'attend à l'ombre des souvenirs de Camille Lemonnier. A 76 ans, Emile Kesteman a cessé de faire partie des «actifs» depuis une dizaine d'années. L'ironie involontaire de la formule administrative saute aux yeux quand on connaît l'énergie et l'enthousiasme qu'il déploie à faire vivre l'association des écrivains belges de langue française dont il est vice-président ! Sa présence bénévole, chaque matin, dans le bel édifice de la Maison des Ecrivains, perle néo-classique au coeur de Matonge, en témoigne. Dans cette maison que Camille Lemonnier n'a jamais occupée (il vécut chaussée d'Ixelles, chaussée de Vleurgat et rue du Lac), parmi tous les souvenirs légués par sa fille aux bons soins de l'Association des écrivains belges de langue française qui occupent les lieux depuis l'après-guerre, Emile Kesteman oeuvre inlassablement à la promotion des lettres belges.
- Je hante ce quartier depuis ma prime jeunesse, confie Emile Kesteman. Trois de mes oncles ont tenu des pharmacies rue de la Paix et chaussée d'Ixelles pendant des décennies, c'était ma deuxième famille. Je connais la moindre rue, le moindre bâtiment de ce coin de Bruxelles. Pendant les journées du patrimoine, je guide souvent des groupes, entre la maison communale ixelloise, place Fernand Cocq, qui était le pavillon de la Malibran, la place de la Tulipe et son ancien marché couvert, la rue de la Paix que nos bourgeois ont voulu copier de Paris, la place Saint-Boniface et son buste de Charles Woeste, détracteur acharné du prêtre Daens, les dix façades de Blérot au carrefour des rues Saint-Boniface et Solvay, la maison de Françoise Mallet-Joris et bien sûr notre musée Camille Lemonnier au numéro 150 de la chaussée de Wavre.
LA MÉMOIRE DES QUARTIERS
Intarissable sur l'histoire des quartiers de Bruxelles, Emile Kesteman évoque avec tendresse ses origines familiales, sa grand-mère maternelle Virginie Saligo, apparentée au folkloriste Albert Marinus, qui tenait un magasin de rouleaux de papier à tapisser dans les Marolles tandis que son mari donnait des cours de violon à l'académie de Bruxelles, toute cette lignée maternelle riche en musiciens, en professeurs de solfège, et qui donna également aux lettres belges l'écrivain Prosper Henri Devos.
- C'était un journaliste du Touring-Club et un fonctionnaire anderlechtois. Il possède encore sa statue, un peu défraîchie, au parc Astrid. Son oeuvre évoque déjà les rencontres entre peintres et écrivains dans les vieux cabarets de la ville. Il est mort sur le champ de bataille en 1914-1918.
Né d'un père ostendais éduqué en français, comme c'était alors la coutume dans la bourgeoisie flandrienne, Emile Kesteman manie sans problème la langue de Vondel, apprise à Alost et à Tirlemont, au gré des affectations paternelles.
- Mes parents se sont mariés à Sainte-Gudule et mon père, employé à la compagnie du gaz, a été nommé à gauche et à droite avant de revenir à Bruxelles. J'ai étudié la philologie romane à Louvain, pendant la guerre, car l'université de Bruxelles était fermée. Par la suite, comme les postes de professeur de français étaient plutôt confiés à des classiques, qui pouvaient aussi enseigner le latin, je me suis spécialisé à Paris, dans une école rattachée à la Sorbonne, dans l'enseignement du français aux étrangers.
Commence alors pour cet amoureux de la langue et de la culture française, une longue carrière de prof de français pour néerlandophones. Il comptera parmi ses élèves Willy Claes, Annemie Neyts, Herman et Eric Van Rompuyt et Tony Vandeputte. Dispensant également son enseignement aux futurs diplomates belges de langue néerlandaise, il visite rituellement avec eux le Sablon et les Marolles.
- Le Sablon représente un chapitre important de ma vie. Je l'ai beaucoup fréquenté pendant ma carrière d'enseignant, certains de mes élèves y sont devenus antiquaires et m'ont introduit dans ce microcosme. J'y ai organisé de nombreuses manifestations littéraires pendant les marchés des antiquaires. Une fois retraité de l'enseignement, j'ai commenté pendant plusieurs années des visites guidées de l'église du Sablon. Aujourd'hui encore, Le Grenier de Jane Tony se réunit régulièrement dans un établissement de la place.
Depuis le début des années 50, Emile Kesteman est en effet en contact avec les cercles et les associations littéraires de la capitale. Introduit par son cousin Paul Kervan, collaborateur de Fantômas, il hante le théâtre de Toone, alors abrité au Lievekenshoek, place de la Chapelle, où officie le poète André Léger.
UNE MODE INÉDITE
Il fréquente assidûment le Grenier aux Chansons de Jane Tony, qui accueille au Marché aux Peaux des après-midis littéraires où les plus grands poètes belges confrontent leurs oeuvres. Il organise des expositions de reliure au cabaret de l'Image Nostre-Dame, impasse des Cadeaux, et hante en habitué la Fleur en Papier Doré, rue des Alexiens.
- La Fleur en Papier Doré avait été fondée par Gérard Van Bruaene, un grand original, poète, comédien, antiquaire, philosophe et j'en passe ! Il était également le patron du In den Hoeve, à Uccle. Comme marchand d'art, il avait vendu les premières toiles de Magritte, qui par la suite est souvent venu à la Fleur en Papier Doré avec ses amis surréalistes, Scutenaire, Marien et quelques autres. Moi, j'étais un assidu des permanences poétiques, à l'étage. Nous y avons implanté la mode du café-théâtre, alors inédite à Bruxelles.
Bien entendu, un pareil amour des lettres ne pouvait rester stérile et Emile Kesteman n'a cessé, depuis quarante ans, de publier des recueils de poèmes.
- Je ne pouvais tout de même pas exiger de mes potaches qu'ils écrivent bien sans me prêter moi-même à l'exercice !
PASCALE CARRIER
Commentaires
La pharmacie Kesteman en 1956. L'officine, située au 316 de la chaussée d'Ixelles était alors tenue par l'oncle du poète Emile Kesteman.
J'aime bien votre article - car il évoque, à travers E.K. l'histoire d'un quartier que j'ai beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé et très bien connu... Et j'ai fréquenté aussi le Grenier Jane Tony o:)))
Commentaire de Barbara Y. Flamand
Cela me fait vraiment plaisir de lire dans Arts et Lettres les hommages à Emile Kesteman, un homme de savoir, d'une grande culture, une mémoire vivante. Toujours bienveillant, simple, d'une simplicité qui n'était qu'extérieure, apparaissant dans ses propos et ses attitudes, mais l'être intérieur était plus complexe, habité par des interrogations existentielles, et bien qu'il affirmât son option idéologique personnelle, il fut toujours ouvert à celle des autres, tolérant par nature et par intérêt intellectuel.
Le Musée Camille Lemonnier lui doit ses lettres de noblesse. Emile Kesteman restera une figure dans nos lettres et dans la vie de Bruxelles, ce Bruxelles dont il connaissait l'histoire, le passé artistique, la vie populaire et son folklore.