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C’est un recueil poétique, publié à Paris chez Michel Lévy frères en 1864. Des onze poèmes de cette édition posthume dont les premiers remontent à 1838, cinq avaient paru en 1843-1844 dans la Revue des Deux Mondes: "la Sauvage", "la Mort du loup", "la Flûte", "le Mont des Oliviers", "la Maison du berger"; en 1854, la même revue publiait "la Bouteille à la mer", achevée dès 1847. Les cinq derniers poèmes inclus dans l'édition de 1864 sont "Wanda" (composé en 1847 et 1857), "les Destinées" (1849), "les Oracles" (1862), "l'Esprit pur" (1863), enfin "Dalila" (1839) devenu "la Colère de Samson".

 

Dès 1840, Vigny songe à un enchaînement des poèmes déjà composés. La genèse de "la Maison du berger", terminée vers 1844, suscite plusieurs nouveaux projets où ce poème figure comme une sorte de "Prologue" et de fil rouge - les "Lettres à Éva" - dans un ensemble que devrait terminer une "Réponse à Éva", ébauchée dès 1843. Or à partir de 1856 se fixe, encore que difficilement - c'est la rançon de la longue genèse -, l'ordre définitif, adopté le 27 mai 1863, qui sera celui de la publication posthume, assurée par Louis Ratisbonne. L'idée du Destin et celle de l'Esprit, par lequel l'homme s'oppose à son destin, l'ont emporté sur la figure d'Éva, et le recueil présente désormais une alternance de poèmes écrits sous le signe des Destinées "inflexibles" et de poèmes voués au redressement de l'homme.

 

Dans cet esprit, le poème qui ouvre le récit, "les Destinées", expose le thème fondamental de la Fatalité que les "filles du Destin" font peser sur l'homme, tenu enchaîné aussi par le Dieu des chrétiens. Or les 48 septains de "la Maison du berger", qui font suite à la terza rima employée dans "les Destinées", déploient un vaste imaginaire du Poète et de la Femme qui l'accompagne, Éva, "gémissant du poids de notre vie", mais se consolant sous le signe adamantin de la Poésie reflétant et illuminant la marche de l'Humanité.

 

Après "les Oracles", critique du piètre royaume de Juillet suivie d'un "Post-scriptum" sur la Poésie, "art des choses idéales", "la Sauvage" vante la civilisation occidentale qui adopte une Indienne, établissant ainsi une harmonie sociale et morale.

Nouvelle retombée, dans "la Colère de Samson", poème de l'homme trahi par la femme. Mais le redressement stoïque et héroïque de l'homme face à la mort, au "destin irrévocable [qui] rend courageux" (Journal de Vigny), s'exprime à la fin du poème suivant, "la Mort du loup", et "la Flûte", poème de l'artiste, termine cette série de trois poèmes par un encouragement aux forces de l'âme et un appel à la fraternité des esprits.

 

Suit "le Mont des Oliviers" évoquant le destin sombre de l'homme abandonné de Dieu; en 1863, Vigny ajoute à ce poème pessimiste une strophe intitulée "le Silence", où l'homme se décide à la révolte contre le silence de Dieu. Le rythme, alternance de poèmes sombres et de poèmes réconfortants, se poursuit: "la Bouteille à la mer", une suite de septains comme les deux poèmes qui vont terminer le recueil, témoigne de la confiance de Vigny dans la vie des oeuvres littéraires, jetées "à la mer" comme la bouteille contenant un message précieux.

"Wanda", au contraire, appartient aux poèmes entièrement noirs, racontant l'histoire terrible du Czar inhumain, accusé par Wanda d'avoir laissé périr en Sibérie sa soeur innocente. Finalement, "l'Esprit pur" célèbre l'idéal des Poètes et des Penseurs, idéal que Vigny n'a cessé de soutenir contre le matérialisme de son époque et l'abandon de l'homme par Dieu.

 

Des "exilés" en Sibérie de "Wanda", au "pauvre" de "la Flûte", en passant par la Femme, "faible enfant" ("la Bouteille à la mer"), et par la "pauvre Indienne" de "la Sauvage", les poèmes de Vigny sont peuplés d'êtres opprimés ou abandonnés. Le règne de Dieu ne change pas fondamentalement la rigueur exercée par les Destinées, et rien ni personne ne peut secourir Jésus marchant seul au supplice dans "le Mont des Oliviers", rien ne peut détourner le sacrifice du capitaine de "la Bouteille à la mer". Mais si Vigny, doutant de la grâce du Seigneur, ne saurait recourir à la Piété et se résigner à admettre les douleurs qui accablent l'humanité, c'est à la pitié qu'il emprunte les ressources nécessaires au redressement de l'homme.

 

En effet, la morale des Destinées est claire, qui découle d'un effort enthousiaste pour fortifier les qualités de l'homme rendu à lui-même. C'est ainsi que Vigny peut critiquer les ambitions politiques de son temps, sans avoir de doutes sur les bienfaits apportés au Nouveau Monde par le républicanisme d'Europe: "Que tout ce qui fut mien soit tien", proclame le colon dans "la Sauvage". Sur un plan moins ambitieux - "la Sauvage" fait partie de la campagne de l'auteur pour entrer à l'Académie - mais plus personnel, Vigny se fait le critique de la mesquinerie politique ("les Oracles"), de l'état de perversion de la Poésie dans la cité moderne ("la Maison du berger"), ou encore des activités des "contrebandiers" dont est infectée la vie sociale ("la Flûte"). Une politique du scepticisme s'étale dans les Destinées, tout aussi clairement qu'une morale.

 

Quant à l'attitude religieuse de Vigny ce n'est pas de l' athéisme mais de l'antithéisme. Dieu est, certes, présent au niveau opérationnel du langage poétique ("Seigneur", "Ciel", etc.), mais son silence est éclatant dans l'univers de l'homme vignyen. L'abandon de l'homme par Dieu s'exprimait déjà dans les Poèmes antiques et modernes ("Eloa", "le Déluge", "la Fille de Jephté"). Il est encore plus explicite dans le poème "les Destinées", où l' Évangile ne libère pas l'homme, dans la strophe "le Silence", ajoutée au "Mont des Oliviers", où le juste se décide à répondre par le dédain à cette absence de Dieu, et, enfin, dans "l'Esprit pur", dont le titre désigne un esprit plus humain, un "visible saint-esprit". A la place de la Foi, Vigny met un spiritualisme propre à rassurer la flûtiste comme le Poète, la Femme admirant l'oeuvre du Poète comme l'homme redoute la fragilité des êtres. Se méfiant de la transcendance divine et providentielle, et se détournant de l'action guerrière de ses ancêtres ("l'Esprit pur"), l'homme de Vigny cherche en lui-même ses appuis.

 

Il faut sans doute admettre que certains poèmes recèlent un véritable message personnel. C'est le cas de "la Mort du loup". C'est encore le cas de "l'Esprit pur", où la femme doit saluer avec "fierté" la gloire du Poète, qui est incontestablement Vigny lui-même. Le fait que l'opposition entre l'idéal de la Poésie et le monde mesquin et dégradant soit la même dans Stello et dans les Destinées, confirme le caractère personnel du recueil. Dans certains cas, le sujet devient même privé, par exemple dans "la Colère de Samson", où l'on a voulu lire l'histoire de Vigny et de Marie Dorval. Et la figure féminine de "la Maison du berger", Éva, est-elle encore le reflet d'une femme rencontrée dans la vie? C'est ce qu'on suppose en désignant le plus souvent Tryphina Holmes, une Irlandaise admirée par Vigny. Mais peu importe. Le principal, c'est que ce grand poème de "la Maison du berger", par l'imaginaire qu'il mobilise, se détache de toute biographie. Exactement comme son symbole le plus fort, le "diamant" de la Poésie, le poème rayonne sur le recueil entier, trouvant un écho dans le "Post-scriptum" des "Oracles", dans "la Flûte", dans "la Bouteille à la mer", dans "l'Esprit pur", et renfermant toutes les idées de Vigny sur la poésie, l'art, la politique, la morale. Même si la cohésion interne du poème n'est pas évidente, il est possible de dégager certains contrastes thématiques: la première section, exposant d'abord la femme subissant le joug du "monde fatal", puis l'invitation à regagner cette "maison du berger" qui fera le cadre de la Poésie, comprend aussi un long passage sur le progrès technique constitué par les chemins de fer. De même, la deuxième section semble brisée par une digression sur la Poésie dégradée par ses affinités politiques, alors que, dans la troisième section, la contrepartie de la Poésie est la nature dont le règne permanent fait peur à l'homme. On peut encore trouver un principe unificateur dans le fait que la Poésie, évitant les écueils de l'activité sociale et de la fatalité représentée par la froide nature où tout s'engloutit, s'attache aux rêveries vagabondes, à la précarité fondamentale de l'homme, bravant ainsi les incertitudes et les menaces de la vie, comme le dit la dernière strophe du poème. Il semble bien que "la Maison du berger", un des sommets de la poésie romantique, exprime un dépassement du mal du siècle ressenti par le poète de Stello.

 

Or s'il est possible, à partir de ce poème, de parler d'une unité des Destinées au niveau du contenu philosophique, il est plus malaisé d'identifier un ton unique au niveau de la forme. On est frappé par le contraste entre l'épique dans "la Sauvage" et le lyrisme de "la Maison du berger", de même qu'entre l'histoire de la famille de Vigny dans le dernier des poèmes et les épopées de "la Bouteille à la mer" ou de "Wanda".

En revanche, Vigny est manifestement parti d'une idée assez claire en ce qui concerne la composition du recueil, étant donné que les poèmes sont groupés selon leurs systèmes rythmique et strophique: 1. "Les Destinées": terza rima ou tercets avec alternance des rimes; 2. "La Maison du berger", "les Oracles": septains avec rime dominante (b) dans l'ordre ababccb; 3. "La Sauvage", "la Colère de Samson", "la Mort du loup", "la Flûte", "le Mont des Oliviers": poèmes sans strophes, mais divisés en sections, rimes plates; 4. "Le Silence", "la Bouteille à la mer", "Wanda", "l'Esprit pur". Les poèmes à rimes plates étant tous antérieurs aux autres, Vigny respecte un regroupement inspiré sans doute par la chronologie de la rédaction.

 

Dans tous ces poèmes, Vigny perfectionne l'alexandrin, après s'être exercé, dans les Poèmes antiques et modernes, aux vers de sept ou huit syllabes ("la Frégate "la Sérieuse""), ou de cinq ou dix syllabes ("Madame de Soubise"). Le ton général des Destinées en devient plus sévère, d'autant plus que le même système (6 + 6 syllabes) est respecté presque partout - avec des exceptions notables, cependant: "Notre mot éternel est-il: C'ÉTAIT ÉCRIT?" ("les Destinées", v. 121), "Vous disiez vrai. Le Czar s'est tu. - Ma soeur est morte" ("Wanda", v. 169). La césure traditionnelle est souvent marquée de manière explicite: "Arriver ou mourir. - Les marchands sont jaloux" ("la Maison du berger", v. 86), "Poésie! ô trésor! perle de la pensée" (ibid., v. 134). C'est ainsi que Vigny donne forme à ses images symboliques, au "monument" ou au "cristal" de sa pensée (Journal d'un poète).

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