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12272800276?profile=original"Bourlinguer " est un roman de Blaise Cendrars, pseudonyme de Frédéric Louis Sauser (Suisse, 1887-1961), publié à Paris chez Denoël en 1948. Initialement sollicité pour rédiger de courtes légendes qui devaient accompagner une série d'eaux-fortes sur les ports, Blaise Cendrars a poursuivi la rédaction des onze textes regroupés ensuite dans Bourlinguer.

 

Bourlinguer s'inscrit dans la série des quatre récits souvenirs publiés coup sur coup de 1945 à 1949 (l'Homme foudroyé, 1945; la Main coupée, 1946; Bourlinguer, 1948; le Lotissement du ciel, 1949) qui se tiennent étroitement et dont le Lotissement du ciel constitue le sommet mystique. Vaste fresque de chroniques d'une vie reconstruite à travers le filtre d'un imaginaire, cette saga autobiographique mythique doit tout à la fantaisie.

 

 «Venise». De la bibliothèque Saint-Marc, le narrateur se projette en 1653: une tartane appareille pour Smyrne; à bord, un gamin de quatorze ans s'est faufilé: il veut partir faire le tour du monde. Le narrateur rend hommage à ce Vénitien devenu plus tard l'auteur de la Storia do Mogor, Nicolao Manucci qui s'est vu spolier de son texte par le jésuite Catrou avant que l'édition originale ne soit partiellement restituée deux siècles plus tard par un éditeur anglais (chap. 1). «Naples». Le narrateur renoue avec la ville où il a passé son enfance. A bord de l'Italia, il avait conclu un marché avec le matelot Domenico, auquel son père l'avait confié pendant la traversée Alexandrie-Naples: caché, il ne descendrait pas à Naples et continuerait vers New York. Mais Domenico révéla finalement la cachette de l'enfant (2). «La Corogne». Lors d'une escale dans ce port, il évoque Picasso, ce «Philippe II de la peinture» (3) [...]. «Gênes». A vingt ans, en 1906, il était parti se réfugier à Naples dans l'ancien lotissement de son père, le Vomero, poursuivi par son patron, Rogovine le joaillier. C'est là qu'enfant il jouait avec Elena. «Rien n'est changé dans l'enclos» qui abrite le tombeau de Virgile et où il s'installe en pensant à la petite fille qui fut tuée d'un coup de feu au pied d'un arbre de l'enclos. Ricordi, le père d'Elena, était photographe à la cour et les avait emmenés voir le berceau de l'héritier du trône. Avec Elena, il découvrit la «différenciation des sexes» et entreprit un dressage d'escargots. Après la mort de la fillette, l'enclos est devenu lieu maudit. «Est-ce cela la Roue des Choses à laquelle les Hommes sont liés?» Après quelques jours au Vomero, il embarque sur un bateau de contrebande de vin de Samos... «Aujourd'hui j'ai soixante ans», dit-il, assis devant sa machine à écrire, et «j'écris ma vie», évoquant une soûlographie avec Modigliani, l'histoire de la Goulue ou la tour Eiffel. «La vie m'emporte et mon écriture me presse» (8).

 

Par son titre, ce roman est une synthèse de la vie de Cendrars. Il est porteur de cette fuite en avant dans le voyage et l'action qui caractérise «l'Homère du Transsibérien» comme l'a appelé Dos Passos, mais il ne faut pas s'en tenir à cette première interprétation. A travers les ports de l'Europe qui constituent les sous-titres de Bourlinguer, Cendrars nous entraîne en réalité dans une longue méditation sur la lecture et l'écriture.

Dans le chapitre 8 («Gênes») qui constitue le noyau de Bourlinguer, Cendrars retourne au paradis perdu des amours enfantines pour y découvrir les clés de ce moi examiné d'un bout à l'autre du texte ainsi que l'indique l'exergue emprunté à Montaigne: «Je me suis présenté moy-mesme à moy pour argument et pour subject.» Il avance comme dans un miroir et se heurte au reflet de cette petite fille, Elena, son double féminin, dont la mort met fin au paradis de l'enfance. Mais le travail d'introspection et la quête de l'identité pratiqués dans ce chapitre central sont systématiquement interrompus par des digressions où s'enchevêtrent des récits inspirés d'autres textes et des souvenirs d'une réalité plus extérieure. Le retour sur soi est sans cesse différé par de longues parenthèses, des excroissances qui jaillissent du corps du texte et éloignent le narrateur d'Elena et du clos Vomero, de telle sorte que ce chapitre 8 laisse l'impression d'un brassage infernal où se mêlent spectacles de la terre et ceux du monde intérieur, d'un flux de vie assourdissant.

 

A la frontière des mémoires et de l'essai, Bourlinguer balaie les soucis de chronologie et d'enchaînements rationnels transformés par l'imaginaire. Le livre ne commence et ne s'achève nulle part. Si «Gênes» constitue son ancrage, c'est «Venise», le premier chapitre, qui introduit les thèmes de l'insoumission au père, de l'errance et de la question de l'écriture dans son rapport avec la vie.

Manucci, double de Cendrars, est lui aussi aventurier et écrivain; son projet d'évasion est répété au chapitre 2 qui met en scène un «passager clandestin» (sous-titre de «Naples»): Cendrars lui-même, enfant. Tout ce qui touche au livre et à l'écriture est porteur d'une malédiction. L'écrivain est un être marqué dès son enfance, et l'écriture va de pair avec une mutilation originelle.

 

Ce n'est pas contre la vie mais contre le silence («Depuis les années que je ne sors plus, que je ne bouge plus, que je ne voyage plus») que le voyageur a choisi l'écriture: c'est là qu'il faut voir le sens du fameux «écrire c'est abdiquer». Entre vie et écriture, Cendrars adopte une formule de superposition des divers ordres de réalité et nous donne la clé de la fonction du réel dans son écriture: «Aujourd'hui j'ai soixante ans, et cette gymnastique et cette jonglerie auxquelles je me livrais [...] je les exécute maintenant devant ma machine à écrire [...] glissant ma vie comme une feuille de papier carbone entre deux feuilles de papier blanc [...] intercalant dans la vision directe celle, réfléchie, qui ne peut se déchiffrer qu'à l'envers comme dans un miroir.» Au lieu d'être objet de représentation, la vie est perçue comme agent reproducteur de l'écriture. L'écriture double ou redouble la vie et le monde est créé aussi souvent que l'artiste intervient et imprime sa vision. Il y a à la fois insertion de la pensée dans le monde, volonté d'agir, de laisser une marque, c'est le côté masculin de Cendrars; il y a aussi la prise de possession du monde par la réflexion, c'est son côté féminin. Sorte d'hermaphrodite, il est l'artiste à la recherche de l'unité première, du paradis perdu.

 

L'écriture est une obsession pour Cendrars, il la subit comme une possession, et, parce qu'elle n'est pas une fête, elle ne cesse d'être pour lui une question. L'écriture a exigé de lui une «lente et progressive initiation qui devait durer une dizaine d'années» (l'Homme foudroyé). Ce n'est que dans sa tétralogie finale qu'il parviendra au prodigieux enchevêtrement textuel qu'atteste déjà Bourlinguer.

 

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