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Biographie d'Emile Zola (Partie II)

Biographie d'Emile Zola (Partie I)

AFFAIRE DREYFUS

L'affaire qui va alors dévorer la vie de Zola jusqu'à s'identifier durant les trois suivantes années à son existence personnelle, n'éclate pas "tel un coup de tonnerre dans un ciel serein". L'affaire est une crise collective, déclenchée par un fait divers d'espionnage, préparée par toutes sortes de conflits enchevêtrés dont beaucoup ont une centaine d'âge, sans compter les immanents, comme le dialogue de l'ordre et de la liberté.
C'est aussi une crise intérieure du capitalisme : les bourgeois légitimistes, orléanistes, bonapartistes, catholiques, conservateur et réactionnaires, possèdent leur banques et leur hommes ; en face, d'autres bourgeois, protestants, juifs, républicains. Depuis le krach de l'Union générale, les premiers attendent le moment opportun de régler leur compte aux second.
Un élément va rendre le mal irréparable : la presse. C'est elle qui va donner à l'Affaire ses dimensions, accueillir les mensonges les plus effarants, provoquer au meurtre, obéir au cabinets, à l'Etat-major, à la police, aux révolutionnaires et aux banquiers. Par la voix de la presse, la France délire, avec quarante de fièvre, pendant une dizaine d'années.
Quand Zola rentre d'Italie, il ne sait rien. Il déteste toujours la politique. Lorsque quelques jeunes gens lui proposent de se présenter à la députation, en dépit de ses faiblesses pour la jeunesse, il refuse.

Le 5 janvier 1895, Zola dîne chez Alphonse Daudet, malade. Alphonse excusa son fils qui assistait à la dégradation du capitaine Dreyfus. C'est un dîner tranquille, bavard, anecdotique, littéraire. Puis arriva Léon. Avec le fils Daudet, la vie ardente et folle entrait dans la maison du malade. A vingt-six ans, il n'était pas encore l'obèse gastronome de la petite histoire, mais il avait déjà ce profil sémite que la nature s'était divertie à donner à cet antijuif. Et il retrace la dégradation du capitaine. On se hâta de reparler voyages.

En octobre 1897, deux ans et demi plus tard, Zola dînait chez son musicien et ami Alfred Bruneau. Alfred Bruneau et Zola se ressemblaient étrangement. Le romancier était las, miné par une préoccupation intérieure, pâle, d'une blancheur de poisson. En fait l'affaire Dreyfus le préoccupait.
Entre le dîner chez Daudet et celui-ci, trente-trois mois s'étaient écoulés. Il avait fallu ce temps pour tirer Zola de son œuvre.

Voici l'exposé des faits.
Ce n'est un secret pour personne que les Italo-Allemands entretiennent en France un service de renseignements. Leurs chefs sont leurs attachés militaires. Le colonel de Schwartzkoppen pour les Allemands, le colonel Panizzardi pour les Italiens, le colonel Schneider pour les Autrichiens.
L'Etat-major français a un service de contre-espionnage, la Section de statistique. Ce service relève du bureau de l'Etat-major, qui relève lui-même du ministère de la Guerre. Mais il y a eu des fuites ces dernières années.
Sandherr, le chef de la Section, met au courant de ces fuites le général Mercier, alors ministre de la Guerre. Un informateur haut placé avertit le service, au printemps de 1894, qu'un Français renseigne Schwartzkoppen et Panizzardi. En juin, le commandant Henry, l'adjoint de Sandherr, a confirmation du fait. Il organise la surveillance. Sans résultat. Or, il faut savoir que la France entretien des agents au cœur de l'espionnage allemand..."
A la fin de septembre 1894, au ministère de la Guerre, le commandant Henry apporte un papier. C'est un bordereau d'expédition de renseignements, écrit par un agent secret de Schwartzkoppen.
Le bordereau provenant de l'ambassade d'Allemagne est reconstitué, recollé, lu. Il annonce en effet aux Allemands la livraison de notes secrètes. Le général Mercier montre le document à Casimir-Perier, président de la République, et à Charles Dupuy, président du Conseil, qui convoque Guérin, ministre de la justice, et Hanotaux, ministre des Affaires étrangères. Comme le document provient d'un vol à l'ambassade d'Allemagne, Hanotaux préconise l'étouffement. L'avis contraire prévaut.
On a craint que l'Allemagne ne déclare la guerre à la France, mais on s'est décidé à poursuivre quand même... Les parties techniques du bordereau firent penser que l'espion était un officier d'artillerie, attaché à l'Etat-Major. Le 6 octobre, le lieutenant-colonel Daboville se fait fort de découvrir l'auteur. Un juif, sûrement. L'Etat-Major tout entier lit La Libre Parole. Or, tous les jours, La Libre Parole publie des phrases antisémite.
Daboville s'arrête sur les ressemblances qu'offre l'écriture d'un capitaine Dreyfus avec le document volé à l'ambassade. Du capitaine Dreyfus, un juif de l'Etat-Major. Il demande son avis à Gobert, l'expert de la Banque de France, qui conclut que la lettre anonyme parait être d'une personne autre que soupçonnée. Bertillon, lui, chef de l'anthropométrie, prend parti pour l'identité. Bertillon, aussi, est antisémite. Son avis l'emporte sur celui de Gobert. Du Paty de Clam est nommé officier de police judiciaire. Autre antisémite. Le 15 octobre 1894, on convoque le capitaine Dreyfus pour une inspection générale, à neuf heures du matin, en tenue bourgeoise. Du Paty de Clam, pour acquérir la preuve définitive de la culpabilité de Dreyfus, lui dicte une lettre, dans laquelle il a glissé les termes du document même. Dreyfus écrit. Pour Du Paty, pas de doute, c'est bien l'écriture du bordereau. L'indifférence de Dreyfus prouve simplement que c'est un traître endurci. Il inculpe Dreyfus de haute trahison. Il propose un revolver à Dreyfus, pour qu'il se fasse justice...
Et Henry conduit Dreyfus au Cherche-Midi. Mais bientôt, Du Paty doit conclure à la fragilité de la preuve matérielle et à la probabilité d'un acquittement. Hanotaux veut de plus en plus étouffer. Mercier hésite. Alors, La Libre Parole de Drumont, toujours elle, pour lui forcer la main, publie le 29 octobre :"Haute trahison. Arrestation de l'officier juif Alfred Dreyfus."
Le commandant Henry renseignait en sous-main les publicistes qui traînaient tous les jours dans la boue son chef, le général Mercier, surnommé le général Ramollot ! Connaissait-il le vrai coupable?
Le général Mercier, poussé à l'irréparable par ses propres officiers, ne peut plus reculer, Dreyfus acquitté, c'est sa chute. Il fait constituer par son Service de statistique un dossier secret, qu'il soumet au dernier moment, à l'insu de l'accusé et de son défenseur, aux juges du conseil de guerre. A huis clos. Sous le chantage que voici : le huis clos, ou l'Allemagne nous déclare la guerre. Bref, Dreyfus est condamné à la dégradation militaire et à la déportation dans une enceinte fortifiée.
Dreyfus avait des frères. L'un d'eux, Mathieu, dès la fin du procès, quitte son usines d'Alsace. Sa conviction de l'innocence d'Alfred Dreyfus lui donne l'énergie nécessaire à une intervention continue.
Fort de cette conviction, Mathieu Dreyfus se met en contact avec Maître Demange, l'avocat de son frère au conseil de guerre, et demande le dossier. Maître Demange ne peut pas le communiquer : l'avocat a été prévenu, en raison du huis clos, que toute indiscrétion le ferait poursuivre, lui aussi, pour espionnage. Cependant, le commandant Forzinetti, qui a gardé Dreyfus au Cherche-Midi, remet à Mathieu un rouleau que lui a confié son pensionnaire au moment de son transfert. Mathieu Dreyfus prend enfin connaissance de l'acte d'accusation.
Le docteur Gilbert, du Havre, est un ami de Félix Faure, le nouveau président de la République. Mathieu voit le docteur Gilbert. Celui-ci demande audience à Félix Faure. Ennuyé, il confirme la décision. Il autorise Gilbert à confirmer l'existence du dossier secret à Mathieu Dreyfus. Il croit, dans sa cécité juridique, que cet aveu aggrave encore le cas du "traître"! En avril 1895, maître Demange apprend que Ludovic Trarieux, ministre de la justice, aurait confié que la pièce secrète sur laquelle on a condamné Dreyfus serait un document d'origine allemande, dans lequel il est question de "ce canaille de D.". Tracieux confirme. Mais Mathieu ne peut utiliser ces renseignements, sous peine d'être lui-même inculpé d'espionnage. Les portes sont verrouillées.
Une lutte sourde se déroule pour la succession du colonel Sandherr qui va devenir bientôt général, mais en qualité de paralytique, dès juillet 1895. Le commandant Henry, l'homme qui a fait émerger le bordereau à la surface de l'Histoire, veut la place. Cependant, ce n'est pas cet agent de second plan que les grands chefs désignent pour succéder à Sandherr, mais le commandant Georges Picquart, un breveté d'Etat-Major, recommandé par le général de Boisdeffre à Zurlinden, ministre de la Guerre. Zurlinden l'a nommé, après avoir fait vérifier que Picquart n'est pas juif !
Picquart, lui aussi, connaît l'affaire depuis l'origine. Il a suivi le procès pour le compte de Mercier, ministre de la Guerre. Picquart, abasourdi par le vide des débats, croyait à l'acquittement. Pourtant, discipliné, il ne se choqua pas tout de suite de l'emploi du dossier secret. Au contraire, cela le rassurait plutôt. Mais ce dossier, à partir de sa prise de pouvoir, il l'a sous la main.
Picquart sait déjà bien des choses, que Zola ne connaîtra que plus tard. Par exemple, le contre-espionnage qu'on appelle dans le sérail "la voie ordinaire", une femme de ménage, Mme Bastian, engagée à l'ambassade d'Allemagne. La Section de statistique lui donne 250 francs par mois pour qu'elle dérobe le contenu des corbeilles à papier et le fasse parvenir au siège de la Section
Or, vers mars 1896, la voie ordinaire transmet au Service les débris d'un pneumatique, appelé alors petit bleu, rédigé par Schwartzkoppen. Reconstitué, ce document met en cause un commandant Esterhazy, rue de la Bienfaisance. Picquart enquête sur cet officier. Esterhazy, qui a abandonné sa femme et ses enfants, vit avec une ancienne fille publique, Mme Pays. Il est joueur, débauché, sans scrupule, et, justement, il a été candidat à la Section !
La France entretient en Allemagne un agent double dévoué, nommé Cuers. Bon moyen de vérifier ! Picquart organise une entrevue à Bâle avec Cuers, Henry demande à y être envoyé. Picquart expédie son subordonné dont il ne se méfie pas, et Henry décourage simplement Cuers de révéler à ses chefs que les services allemands ignorent réellement tout de Dreyfus. Cependant Picquart compare les écritures d'Esterhazy, de Dreyfus et du bordereau. Il est effaré : le bordereau a pu aussi bien être écrit par Esterhazy que par Dreyfus ! Picquart va soumettre sur-le-champ à Bertillon un échantillon de l'écriture d'Esterhazy.
L'expert confirme sans hésiter qu'il s'agit bien de l'écriture du bordereau.
Quand Picquart lui fait remarquer que le scripteur n'est justement pas Dreyfus, Bertillon répond, imperturbable que les juifs se sont entraînés à imiter son écriture ! Ils sont arrivés à la perfection.
Picquart se décide à ouvrir le dossier secret, en dépit de la consigne permanente laissée par son prédécesseur et selon laquelle le dossier ne peut être consulté qu'en présence du Chef de l'Etat-Major lui-même, alors le général Gonse. Il comporte bien la pièce "ce canaille de D", dont Trarieux a parlé à Mathieu Dreyfus. C'est bien sur elle qu'on a condamné l'officier juif. C'est une lettre adressée par Schwartzkoppen à son collègue italien Panizzardi, pour l'avertir que "ce canaille de D.", avec qui l'attaché italien avait rompu toute relation, désirait les reprendre !
Picquart analysa le reste du dossier. L'officier ressentit un profond malaise :"J'avoue que j'eus un moment de stupeur. Je croyais trouver des choses graves, et je ne trouvai en somme qu'une pièce pouvant s'appliquer au moins aussi bien à Esterhazy qu'à Dreyfus."
Le 3 septembre 1896, Picquart a une entrevue avec le général Gonse, que Boisdeffre, chef d'Etat-Major général, a délégué à ces affaires parce qu'il est son second.
Gonse tient à étouffer l'affaire, Picquart qui a une autre conception de l'honneur veut tout dévoiler ; "Je ne sais pas ce que je ferai, mais je n'emporterai pas ce secret dans la tombe."
Picquart s'est condamné. En novembre 1896, il est expédié en mission d'inspection sur les frontières italiennes et allemandes puis en Tunisie, dans un secteur dangereux. Cependant, Picquart, s'est confié à son ami et conseiller l'avocat Leblois. Il lui a fait jurer de ne se servir ni de son nom ni des secrets communiqués dans une controverse publique, et Leblois respectera son serment. Il est d'ailleurs trop tard pour étouffer.
En effet, le 14 septembre 1896, L'Eclair révèle au grand public l'existence du dossier secret. Le Journal riposte en publiant la pièce ultra-secrète "ce canaille de D". Comment l'a-t-il eue ? Par Henry ! Le 6 novembre, le journaliste Bernard Lazare, fondé de pouvoir des défenseurs de Dreyfus, lance à Bruxelles :"Une erreur judiciaire : La vérité sur l'affaire Dreyfus." Le 10, Le Matin reproduit le fac-similé du bordereau que Bunau-Varilla tient de M. de Teysonnières, un des experts. On s'arrache les éditions, car le public n'a encore rien vu des pièces essentielles.
L'affaire est définitivement sortie de l'ombre.
En automne 1896, Zola n'est toujours devant ce drame qu'un Français moyen, un peu agacé qu'on parle tant de ce Dreyfus, et étonné de la fougue à défendre le proscrit que déploie le romancier Marcel Prévost, par exemple.
En juillet 1897 Leblois agissant pour Picquart alors exilé à la frontière tripolitaine, communique au sénateur, sous le sceau du secret, les renseignements qui fondent la conviction de Picquart. Scheurer agit aussitôt sur Félix Faure, Méline, le général Billot, mais sans indiquer ses raisons. Il espère que toute une vie d'honneur tiendra lieu de caution.
La prise de position de Scheurer-Kestner inquiète l'Etat-Major. Billot, ministre de la Guerre, et Gonse se retournent encore une fois vers la Section de statistique avec cette thèse :"Les juifs vont tenter de sauver Dreyfus ; ils affirment avoir trouvé le vrai coupable, or, celui-ci est un officier loyal et "de nos idées". Il faut empêcher à tout prix les juifs de le dénoncer et étouffer le scandale. Henry compose un nouveau dossier, avec des photographies de fausses lettres de Dreyfus à l'empereur Guillaume II, une fausse lettre de l'empereur d'Allemagne et la photographie d'un faux document portant des annotations marginales de l'empereur lui-même !
Mais un nouveau danger apparaît. Pour que "ça marche", il faut la complicité d'Esterhazy, nerveux et fanatique. Billot charge Du Paty de Clam d'être l'intermédiaire entre l'Etat-Major et Esterhazy. Le 23 octobre 1897, le marquis se munit de lunettes bleues pour rencontrer Esterhazy, au parc Montsouris .C'est la fameuse dame voilée dont parlera bientôt toute la presse. Là, il lui fait comprendre que l'Etat-Major le couvrira. A condition qu'il obéisse. Du Paty suggère à Esterhazy de demander audience au ministre de la Guerre. Esterhazy s'y rend et parle haut :"J'ai un héritage de gloire à défendre. Au besoin, je m'adresserai à l'empereur d'Allemagne. Quoique ennemi, c'est un soldat !"En outre, il fait savoir que la dame voilée lui a remis un document disparu du ministère de la Guerre, accablant pour Dreyfus. Ce document, bientôt dénommé le "document libérateur", Esterhazy le restitue mais il en détient la photographie. Cette lettre de pur chantage adressée à Félix Faure lui-même, c'est Du Paty de Clam qui l'a dictée à Esterhazy.
Pendant ce temps, le général Billot renseigne sans vergogne la presse et fait insulter son ami d'enfance Scheurer-Kestner par les journaux qui émargent aux fonds secrets ! Esterhazy va lui-même porter aux journaux les articles inspirés par l'Etat-Major, au Soir, à La Libre Parole, à l'écho de Paris, à La Patrie. Et Henry s'occupe personnellement de Drumont !
Tandis que, sur les Boulevards, des camelots vendent des placards publiant le fac-similé du bordereau, un banquier, Castro, reconnaît l'écriture d'un de ses clients : le commandant Walsin Esterhazy. Il le proclame. Mathieu Dreyfus bondit chez Scheurer-Kestner qui ne peut parler, lié par sa parole à Lebloir, et à Picquart. Mathieu Dreyfus prononce le premier le nom d'Esterhazy. Scheurer acquiesce.
Le 15 novembre, Mathieu Dreyfus, qui tient le fait nouveau si âprement recherché pour pouvoir obtenir la révision, dénonce M. le comte Walsin Esterhazy, commandant d'infanterie, mis en non-activité pour infirmités temporaires au printemps dernier, comme auteur du bordereau sur lequel on a condamné son frère.
Les Pouvoirs ne peuvent plus reculer.
Cependant, les dreyfusards ont trouvé deux recrues, dont l'alliance va faire basculer l'Affaire. Zola écrit à Scheurer-Kestner :"Votre attitude, si calme au milieu des menaces et des plus basses insultes, me remplit d'admiration. Vous livrez le bon combat pour la vérité : c'est le seul bon, le seul grand."
Quant à l'autre recrue, c'est Clemenceau, véritable antidreyfusard de tempérament, qui grondait encore quelques mois plus tôt :"Ils nous embêtent avec leur juif !"et qui réunissait alors autour de lui et d'Ernest Vaughan la nouvelle équipe de L'Aurore, Urbain Gohier, Lucien Descaves, Mirbeau, Bernard Lazare, Steinlen, et qui venait de demander à celui qu'il connaissait depuis leurs débuts communs au Travail, trente ans avant, de se joindre à eux, Zola.
Dans le tumulte, M. de Schwartzkoppen, obéissant à la prudence qui veut qu'un attaché militaire s'en aille quand un de ses agents est brûlé, nommé commandant du 2e régiment des grenadiers de la Garde à Berlin, déménageait discrètement.
Averti par Scheurer-Kestner, le général de Pellieux, qui est chargé de l'instruction militaire de l'affaire Esterhazy, ne peut refuser de faire saisir un paquet de lettres d'Esterhazy chez une ancienne maîtresse dudit, Mme de Boulancy. Ces lettres sont si effarantes que les dreyfusards eux-mêmes ne voudront pas croire d'abord à leur authenticité.
Cet amoureux du militarisme germanique devait être un bretteur redoutable ? Pas du tout. Félix Faure a peur, Esterhazy bombe la poitrine. Un juge d'instruction l'interroge, sans craindre son regard noir, il se couche. Le loup ? Non, le chacal, nourri de viandes mortes. Réservant la câlinerie
Zola rencontre ces jours-là Fernand de Rodays, directeur du Figaro.
De Rodays lui ouvre les colonnes de son journal. Dans le premier article, Zola fait l'éloge de Scheurer-Kestner, dont il vante "la vie de cristal. Le second "papier" paraît. Zola répond à ceux qui affirment que les amis de Dreyfus sont groupés dans un syndicat clandestin, animé par des banques juives :
On accuse aussitôt Zola d'être vendu à l'or juif, comme Scheurer-Kestner, comme Clemenceau. On donne des chiffres : deux millions. Zola ricane "Ils m'estiment."
Il publie le troisième article contre le "cerveau fumeux de Drumont".
L'ambiance devient menaçante. Les amis se séparent. Les familles se déchirent. On clame, on manifeste. Millerand et Reinach se battent. Le 4 décembre, Méline lance à la tribune de la Chambre "Il n'y a pas d'affaire Dreyfus !"
Naturellement, on se désabonne du Figaro à cause des articles de Zola-la-Honte. Rodays lâche Zola, qui continue sa campagne par brochures. Il se retourne vers l'amie de toujours, la jeunesse, la suppliant de se ranger du côté de la justice. La jeunesse est du côté du chahut, et le chahut avec les antidreyfusards.
Le 20 décembre 1897, un corbillard roule vers le Père-Lachaise. On gronde sur les trottoirs quand on voit passer derrière le D d'argent du pauvre Alphonse Daudet, tenant les cordons du poêle, deux hommes qui se déchirent quotidiennement et qui se taisent, le visage gonflé et les yeux rouges, Drumont perdu dans sa barbe obscène, Zola hagard, tête baissée.
Zola prononce le discours d'usage, sous la mauvaise pluie qui crépite et fait luire la glaise.
C'est le silence sur le cimetière, le calme imprévu au cœur de l'ouragan, l'œil de la tempête.
Le 7 janvier, Zola publie sa nouvelle brochure, Lettre à la France..
Le 10 janvier, Esterhazy comparait devant le conseil de guerre, au Cherche Midi. Tout de suite, l'argumentation de l'Etat-Major s'installe, celle de Henry. On a dissimulé l'écriture d'Esterhazy ? La ressemblance est une preuve de plus de son innocence.
L'armée était alors dominée par un Etat-Major de "brevetés" qui croyaient leur pouvoir de droit divin. Le procès est donc purement formel. Une affaire intérieure. Une affaire de sérail. On entend Mathieu Dreyfus et Scheurer-Kestner, Mlle Pays, Picquart. Huis clos. Picquart est confronté avec Henry. Le S.R. au grand complet vient couvrir Esterhazy et défendre le chef qu'il s'est choisi, Henry, contre le chef officiel qu'il n'a jamais reconnu, Picquart. C'est le général de Pellieux, l'exécuteur du ministère, qui mène le jeu. Le commissaire du gouvernement, constatant qu'il n'y a pas de preuve, acquitté.
Picquart, accusé d'avoir communiqué à des civils des pièces du dossier ou leur contenu, est arrêté et conduit au Mont-Valérien. Les partisans de Dreyfus sont atterrés. Henry se frotte les mains. Tout est dans l'ordre, Esterhazy est acquitté.
Zola a toujours été pour l'individu contre les foules, Il a défendu Manet bafoué. Il s'est indigné à la suite du suicide, en 1866, d'un peintre refusé au Salon. Vingt ans plus tard, il y a eu l'affaire Desprez, parfaitement significative de ses réactions.
L'écrivain se trouvait en disponibilité, dans la situation où il était après les Rougon-Macquart : il venait de finir Les Trois Villes. C'est encore lui-même qui le dit -"Si j'avais été dans un livre, je ne sais ce que j'aurais fait."
Zola va alors se lancer dans cette bataille de la réhabilitation de Dreyfus.
"Il faut amener l'affaire devant les civils. je vais publier une telle brochure qu'ils seront obligés de me traîner aux assises" Clame Zola
Il se met au travail, la nuit du 11 au 12, et toute la journée du 12 janvier 1898. Il est libre. Il éditera chez Charpentier. Mathieu Dreyfus et Reinach l'ont largement informé. Soudain, une idée naît : si la brochure était publiée par Vaughan, la diffusion serait plus rapide et plus puissante. Vaughan, soit.
Le 12 au soir, à L'Aurore, une conférence réunissait Vaughan, Bernard Lazare, Georges Clemenceau, Peinach... La voix blanche, les mains tremblantes, Zola lisait :

"J'Accuse...!"

Lettre au Président de la République

Par Emile Zola

"L'Aurore" jeudi 13 janvier 1898

A Monsieur le Président de la République Félix Faure

Monsieur le Président,

Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?

Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette fête patriotique que l'alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition Universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom - j'allais dire sur votre règne - que cette abominable affaire Dreyfus! Un conseil de guerre vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence qu'un tel crime social a pu être commis.

Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j'ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis.

Et c'est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l'ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n'est à vous, le premier magistrat du pays?

La vérité d'abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.

Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est le lieutenant-colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout entière; on ne la connaîtra que lorsqu'une enquête loyale aura établi nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l'esprit le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d'intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C'est lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus; c'est lui qui rêva de l'étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces; c'est lui que le commandant Forzinetti nous représente armé d'une lanterne sourde, voulant se faire introduire près de l'accusé endormi, pour projeter sur son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans l'émoi du réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on cherche, on trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d'instruire l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l'ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l'effroyable erreur judiciaire qui a été commise.

Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale. Des "fuites" avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en disparaît aujourd'hui encore; et l'auteur du bordereau était recherché, lorsqu'un a priori se fit peu à peu que cet auteur ne pouvait être qu'un officier de l'état-major, et un officier d'artillerie: double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné démontre qu'il ne pouvait s'agir que d'un officier de troupe.

On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c'était comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux mêmes, pour l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène, dès qu'un premier soupçon tombe sur Dreyfus. A partir de ce moment, c'est lui qui a inventé Dreyfus, l'affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l'amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la Guerre, le général Mercier, dont l'intelligence semble médiocre; il y a bien le chef de l'état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et le sous-chef de l'état- major, le général Gonse, dont la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme, d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne saurait concevoir les expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.

Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît dans ses détails vrais! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s'arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du XVe siècle, au milieu du mystère, avec une complication d'expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n'était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'œuf est ici, d'où va sortir plus tard le vrai crime, l'épouvantable déni de justice dont la France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu à peu leur responsabilité dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute même pas. Au début, il n'y a donc, de leur part, que de l'incurie et de l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions religieuses du milieu et aux préjugés de l'esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise.

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l'ennemi pour conduire l'empereur allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l'Histoire; et naturellement la nation s'incline. Il n'y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d'infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l'Europe en flammes, qu'on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos? Non! il n'y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a été fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en assurer, d'étudier attentivement l'acte d'accusation, lu devant le conseil de guerre.

Ah! le néant de cet acte d'accusation! Qu'un homme ait pu être condamné sur cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur cœurs bondisse d'indignation et crie leur révolte, en pensant à l'expiation démesurée, là-bas, à l'île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime; on n'a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime; il va parfois dans son pays d'origine, crime; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime; il ne se trouble pas, crime; il se trouble, crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide! On nous avait parlé de quatorze chefs d'accusation: nous n'en trouvons qu'une seule en fin de compte, celle du bordereau; et nous apprenons même que les experts n'étaient pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne l'avaient pas chargé; et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C'est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut s'en souvenir: l'état-major a voulu le procès, l'a jugé, et il vient de le juger une seconde fois.

Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s'étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l'on comprend l'obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète, accablante, la pièce qu'on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon Dieu invisible et inconnaissable! Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui devient trop exigeant: quelque mari sans doute trouvant qu'on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu'on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non! C'est un mensonge! et cela est d'autant plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.

Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel cri d'innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux "sales juifs", qui déshonore notre époque.

Et nous arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s'inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son côté, il se passait des faits graves à l'état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c'est à ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d'une puissance étrangère. Son devoir strict était d'ouvrir une enquête. La certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la Guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n'a jamais été que le dossier Billot, j'entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la Guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d'Esterhazy, c'est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le bordereau ne fût de l'écriture d'Esterhazy. L'enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l'émoi était grand, car la condamnation d'Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus; et c'était ce que l'état-major ne voulait à aucun prix.

Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez que le général Billot n'était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la terreur sans doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l'état- major, le général de Boisdeffre, le général Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là qu'une minute de combat entre sa conscience et ce qu'il croyait être l'intérêt militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il s'était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n'a fait que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il a été le maître de faire justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous cela! Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils aiment!

Le lieutenant-colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le terrible orage qui s'amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer- Kestner tint également au général Billot, l'adjurant par patriotisme de prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser s'aggraver, au point de devenir un désastre public. Non! Le crime était commis, l'état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l'éloigna de plus en plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d'une mission qui l'aurait sûrement fait massacrer, dans les parages où le marquis de Morès a trouvé la mort. Il n'était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu'il ne fait pas bon d'avoir surpris.

A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l'on sait de quelle façon l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des Sceaux, une demande en révision du procès. Et c'est ici que le commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le montrent d'abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye d'audace, il étonne Paris par la violence de son attitude. C'est que du secours lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l'avertissant des menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s'était même dérangée de nuit pour lui remettre une pièce volée à l'état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son œuvre, la culpabilité de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement défendre son œuvre. La révision du procès, mais c'était l'écroulement du roman- feuilleton si extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l'île du Diable! C'est ce qu'il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l'un le visage découvert, l'autre masqué. on les retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c'est toujours l'état-major qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l'abomination grandit d'heure en heure.

On s'est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c'est le général de Boisdeffre, c'est le général Gonse, c'est le général Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent dans le mépris public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l'honnête homme, là- dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira. ^O justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur! On va jusqu'à dire que c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu! pourquoi? dans quel but? donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs? Le joli de l'histoire est qu'il était justement antisémite. Oui! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur même, un homme à la vie sans tache! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.

Voilà donc, monsieur le Président, l'affaire Esterhazy: un coupable qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici, en gros, que le résumé de l'histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate d'où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de guerre.

Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un conseil de guerre avait fait?

Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L'idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir d'équité? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l'autorité de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de guerre lui donne un formel démenti? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion préconçue qu'ils ont apportée sur leur siège, est évidemment celle-ci: "Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre, il est donc coupable; et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent; or nous savons que reconnaître la culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de Dreyfus." Rien ne pouvait les faire sortir de là.

Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous l'aimions, la respections. Ah! certes, oui, l'armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple, et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non!

Je l'ai démontré d'autre part: l'affaire Dreyfus était l'affaire des bureaux de la guerre, un officier de l'état- major, dénoncé par ses camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale! Et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie! On s'épouvante devant le jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d'un malheureux, d'un "sale juif"! Ah! tout ce qui s'est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d'état!

Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde, que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on a pervertie jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en est pas guérie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c'est un crime, enfin, que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité et de justice.

Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies! Je me doute de l'écroulement qui doit avoir lieu dans l'âme de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par éprouver un remords, celui de n'avoir pas agi révolutionnairement, le jour de l'interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le grand honnête homme, l'homme de sa vie loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle- même, surtout lorsqu'elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire? Et c'est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le lieutenant- colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n'a pas voulu publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l'honorent d'autant plus que, pendant qu'il restait respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l'on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble: un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l'accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s'expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice.

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en avez pas moins un devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne l'arrêtera. C'est d'aujourd'hui seulement que l'affaire commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont nettes: d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle soit faite. Je l'ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand on enferme la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle d'explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. on verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.

J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s'être rendu coupable de ce crime de lèse- humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l'état-major compromis.

J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable.

J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement.

J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans L'Eclair et dans L'Echo de Paris, une campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.

J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 3O et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose.

Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.

Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour!

J'attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond respect.

EMILE ZOLA

Tout à coup Zola craint et doute. Il trouve lourde la partie dialectique, amphigourique la partie véhémente. Il a toujours été un féroce critique de lui-même.
Les dreyfusards, jusqu'alors timides et inquiets, sont atterrés par la violence révolutionnaire calculée de ce pamphlet qui va les entraîner très loin. Mais Clemenceau estime J'accuse dans sa valeur d'arme. Le journaliste de combat qui est en lui apprécie surtout cette fin qui frappe à coups redoublés, cette fin qui rejoint les Catilinaires : "Je n'aime pas le titre, Zola, pas assez mordant. "Et Clemenceau écrit en grosses lettres : J'ACCUSE
Le jeudi 13 janvier1898, la vie quotidienne est déchiqueté par l'explosion du brûlot de Zola. Trois cent mille exemplaires de L'Aurore sont arrachés aux camelots. A Mantes, la foule demande la démission d'un agent des postes nommé Dreyfus. On traque systématiquement tous les Dreyfus. A Montmartre, la foule chante. On vend des affichettes imprimées : La seule réponse des Français à l'Italien Zola : Merde.
Dans l'indécision des pouvoirs suffoqués par le choc, dans le désarroi des dreyfusards eux-mêmes qui réprouvent tactiquement la violence du pamphlétaire, les troubles s'aggravent.
Les Pouvoirs, suffoqués autant par la lettre de Zola que les Dreyfusards l'avaient été par l'acquittement d'Esterhazy, tergiversent. Il se décident enfin à porter plainte sur la base des quinze lignes seules par lesquelles Zola accuse le conseil de guerre d'avoir acquitté Esterhazy et condamné un innocent. L'accusation n'est lancé que le 20 janvier.
Le 22 janvier, Zola répondait à l'assignation par une seconde lettre au ministre de la Guerre, de même ton et de même coupe que J'accuse.
Le 7 février après quinze jours de débats houleux, Zola est condamné à un an de prison et à 3.000 francs. La foule exulte.

Il est évident que les socialistes, les anarchistes, les antimilitaristes profitent de la trop belle occasion pour entramer les amoureux de la justice vers des objectifs politiques plus précis. La seconde affaire Dreyfus, conquête du pouvoir, commence.
Méline, tente de reprendre l'initiative par la surenchère : "On appliquera (aux dreyfusards) toute la sévérité des lois. 420 votes contre 40 le récompensent. On destitue Grimaux de ses fonctions de professeur à Polytechnique parce qu'il a témoigné pour Zola au procès. On ressort les dossiers de M. Viguié. L'avocat Leblois est relevé par Barthou de ses fonctions d'adjoint à la mairie du VIII. On réclame la radiation de Zola de la Légion d'honneur. Les fonctionnaires suspectés de dreyfusisme sont déplacés. La "chasse aux sorcières" est ouverte.
La loi veut qu'un accusé acquitté ne puisse plus être inquiété pour le même crime, même s'il avoue. Esterhazy laisse à entendre publiquement qu'il est bien l'auteur du bordereau. Les antidreyfusards se retournent instantanément et présentent l'homme qu'ils ont protégé, applaudi, embrassé, comme un provocateur au service des juifs, payé par le Syndicat pour servir d'homme de paille à la place de Dreyfus Le prince d'Orléans regrette sa poignée de main et dément l'avoir donnée
Sur le plan juridique, maître Mornard soutient le pourvoi en cassation déposé par Zola ; la plainte aurait dû émaner, non du ministre de la Guerre, mais du conseil de guerre diffamé. Le 2 avril, l'arrêt est cassé. Manau, de la Cour de cassation, tout en regrettant le par ordre maladroit et excessif de Zola, déclare :
"Une vie tout entière d'honneur et de probité ne protégera donc pas les plus dignes contre des appréciations aussi flétrissantes ?"
Les juges ont beau être appelés immondes, et Méline désavouer Manau, tout est à refaire !
Les officiers du conseil de guerre décident donc de porter plainte eux-mêmes contre l'écrivain. Au lieu de profiter de l'occasion pour vider la plaie, ils vont restreindre encore la plate-forme de l'accusation. Ils ne retiennent plus que trois lignes de J'accuse, celles qui concernent le "par ordre", et l'affaire est renvoyée devant la cour d'assises de Seine-et-Oise. Le 23 mai, le second procès Zola est appelé à Versailles. Maître Labori dépose des conclusions d'incompétence. Zola habite Paris. L'article a paru à Paris. Pourquoi
Versailles ? Elles sont rejetées. Il se pourvoit de nouveau en cassation. Le procès est renvoyé.
Les élections ont eu lieu, en mai. Cette fois, il y a du nouveau. L'axe de la Chambre s'est nettement déplacé vers la gauche. Les dreyfusards gagnent du terrain, même si Jaurès et Guesde ne sont pas réélus dans leurs fiefs, à Castres et à Carinaux. La formidable pression gouvernementale va fléchir avant de se renverser. Henri Brisson, partisan timide de la révision, devient président du Conseil.
Godefroy Cavaignac, est choisi en contrepoids, pour rassurer l'Etat-Major. Il prend l'affaire en main.
Le 7 juillet, Godefroy Cavaignac, interpellé à la Chambre, clame sa conviction de la culpabilité de Dreyfus. Il énumère ses "preuves", extraites du dossier remanié encore une fois par Henry, la fameuse pièce "ce canaille de D." et toujours les "aveux" de Dreyfus, recueillis par Lebrun-Renault.
La Chambre décide l'affichage du discours de Cavaignac. Le dossier secret et ses faux s'étalent sur toutes les mairies françaises !
L'affaire devient un bouillonnement bourbeux. Le juge Bertulus a maintenant la preuve qu'un des faux présentés par Henry a été fait par Petite Secousse. Il avertit le procureur de la République Feuilloley qu'il va signer des mandats d'arrêt contre Esterhazy et la fille Pays. Feuilloley, antidreyfusard, s'y oppose. Tandis que le ministre de la justice autorise tardivement Bertulus à perquisitionner chez Esterhazy, Feuilloley confie au juge Albert Fabre le soin d'instruire l'affaire Picquart.
Bertulus, perquisitionnant chez Petite Secousse, y trouve le képi d'Esterhazy et retourne la coiffe. Il s'en faut d'un millimètre. Sous le carton se trouvait le "document libérateur", dont il menaçait Félix Faure, la photographie de la mystérieuse pièce prétendument volée au ministère de la Guerre, et remise à Esterhazy par la "dame voilée", sa dernière carte, dont l'original a été depuis rendu par lui à l'Etat-Major. Bertulus arrête Esterhazy pour faux et usage de faux. A minuit, la fille Pays est conduite à Saint-Lazare et Esterhazy à la Santé. Le juge d'instruction Fabre envoie Picquart rejoindre Esterhazy !
C'est dans cette ambiance d'un tumulte national que le second procès Zola va s'ouvrir à Versailles, le 18 juillet.
Au Palais de justice, un homme en chapeau melon attend Zola et Labori. C'est Mouquin, directeur de la police municipale.
La cour rejette les conclusions de maître Labori. Aussitôt, maître Labori a posé des conclusions prétendant que cet arrêt était suspensif des débats jusqu'à décision de la Cour de cassation. Le procureur général a protesté et la cour s'est retirée pour délibérer de nouveau." Lorsque l'audience reprend, le président du tribunal décide que le pourvoi n'est pas suspensif. Aussitôt Zola, Clemenceau et Labori quitte l'audience.
Chez Charpentier, Zola retrouve les frères Clemenceau, le graveur Desmoulin et quelques amis. C'est un conseil de guerre. La discussion s'engage. Zola, doit quitter la France. Furieux, il n'est pas du tout décidé à partir. Il n'a même pas envisagé cette hypothèse.
Entre exil et prison, il ne sait plus. Il est assommé par ce retournement de la situation. Enfin, devant l'unanimité de ses conseillers, il cède. Dans la soirée, Coco Zola revenait avec la trousse de toilette d'Emile. Elle n'avait pas osé prendre une valise pour ne pas alerter les policiers. Zola était sombre, rongé par l'angoisse comme par la peur physiologique de l'action :
"Le 18 juillet restera dans ma vie la date affreuse, celle où j'ai saigné tout mon sang. C'est le 18 juillet que, cédant à des nécessités de tactique, écoutant les frères d'armes qui menaient avec moi la même bataille pour l'honneur de la France, j'ai dû m'arracher à tout ce que j'aimais, à toutes mes habitudes de coeur et d'esprit...
A neuf heures du soir, sans valise, emportant une brosse à dents et un encrier, l'argent avancé par Georges Charpentier et la bourse de sa femme, Zola quitte Paris pour Londres. Quand il voit s'éteindre les lumières de la France, ses yeux s'emplissent de larmes. Dans l'ombre qui sent le sel et l'iode, il martèle du poing le bastingage.
Aussitôt arrivé, il écrit à Ernest Vizetelly, son traducteur. Zola est en terrain amical. En attendant, furieux il se promène dans St. James's Park. Il ne sait pas l'anglais. Il n'a pas de linge. Il doit déménager beaucoup de peur d'être retrouvé. Il apprend alors qu'un journaliste s'est servi de la démission de la légion étrangère de son père. Ecœuré, Zola se détache pour un moment de l'affaire.
Le 4 août 1899 il se remet au travail et commence Fécondité.
La vie s'écoule avec de longues plages d'ennui entre les courts séjours des deux femmes et des enfants. A Paris, l'affaire Dreyfus s'enlise dans la procédure et les règlements de compte.
Il s'avère enfin que c'est Henry qui à confectionné de toute pièces de fausses preuves et la fausse lettre pour soit disant le bien de la nation. Il se suicide le 31 août. Esterhazy, brûlé, file à Londres. Zola va enfin pouvoir rentrer en France.
Le 17 septembre, le conseil des ministres décide la révision du procès. Les démission des généraux et des ministres se succèdent. Brisson fait voter un ordre du jour affirmant la supériorité du pouvoir civil sur le pouvoir militaire.
La fièvre passée, l'exilé attend dans l'hiver, le fog et l'ennui. Là encore, il a été victime de ses allusions. Il se voyait déjà de retour à Paris. On en est encore loin !
Le 29 mai 1899, les trois chambres de la Cour de Cassation sont réunies en audience solennelle. Le bordereau a été écrit, non par Dreyfus, mais par Esterhazy. La Cour, le 3 juin annule à l'unanimité le jugement rendu le 22 décembre 1894. Contre Dreyfus et revoie l'accusé devant le conseil de guerre de Rennes. Zola rentre le 5 à Paris et Dreyfus quitte l'île du diable le 9.

Quand Dreyfus revient de l'île, le silence pénitentiaire a si bien pesé sur lui qu'il ignore tout y compris la part prise par Zola. C'est un homme surpris par l'aveuglante lumière d'une actualité qui le dépasse. Les synagogues de Jérusalem, les congrégations israélites de New-York collectent de l'argent. Il ne le sait pas. Dreyfus va se trouver atterré par ses défenseurs. Et eux, par lui.
Le procès en révision à lieu dans la salle des fêtes du lycée de Rennes en septembre 1899. Le conseil de guerre, qui sait que le bordereau est de la main d'Esterhazy, affirme Dreyfus coupable par cinq voix à deux. Et le condamne avec circonstances atténuantes. Comme si on pouvait être traître à moitié. Pour clore l'affaire, le gouvernement entend gracier Dreyfus. Mais les Dreyfusard y sont hostiles. La grâce acceptée apporte avec elle une présomption de culpabilité. Dreyfus, renonçant à se pourvoir en cassation, accepte la grâce, sans abandonner son droit à la révision légale.
Le gouvernement décide l'amnistie pour éteindre les actions en cours de Zola. En effet, il est la première victime. Zola estime sa propre perte - condamnation, chute des tirages, ventes des meubles aux enchères, amendes et frais de procédure… à environ 500.000F (estimation de 1977).
En octobre 1899, paraît Fécondité, qui est bien accueilli. Il écrit Travail qui paraîtra en 1901. En 1900, il écrit trois articles à la mémoire de son père afin de répondre aux articles diffamatoires le concernant parus durant l'affaire Dreyfus. Le 22 décembre 1900 c'est l'amnistie.
Le 6 août 1901, Paul Alexis disparaît. C'est l'ami le plus fidèle. Zola pleure de chagrin et d'angoisse.
Du 17 juillet 1901 au 7 août 1902, il écrit Vérité que L'Aurore commence à publier en septembre. Il n'aura pas le temps d'achevé son dernier cycle, La justice étant restée à l'état d'ébauche.
Le 25 septembre 1902, Zola a mal aux dents. L'automne est là. Le froid des nuits sort du fleuve.
Le dimanche 28 septembre, on alluma un feu de boulets dans la chambre. Les Zola dînèrent seuls, gaiement.
Le domestique s'occupa du feu, et, voyant que les boulets rougissaient, releva le tablier de la cheminée. Mme Zola et son mari se couchèrent dans le grand lit Renaissance, surélevé d'une marche. Vers trois heures du matin, Mme Zola se réveilla, incommodée. Elle sortit de la chambre, alla dans le cabinet de toilette, où elle fut prise de vomissements. Elle y resta près de trois quarts d'heure et revint se coucher. Ses allées et venues avaient réveillé son mari.
Un peu plus tard, Zola se lève, fait quelques pas pour ouvrir la fenêtre.
Un bruit sourd. Sa femme veut se lever, oscille, tente de sonner et perd connaissance.
Le lendemain, les fumistes sont là, vers huit heures. Le concierge les occupe à de petits travaux, en attendant que les Zola soient réveillés. Mais, comme à neuf heures passées les maîtres ne sont pas encore levés, les domestiques s'inquiètent et frappent. En vain. On va chercher un serrurier. La porte est forcée. Sur le lit, Mme Zola râle. Zola est comme il est tombé, près de la fenêtre, la tête contre la marche de bois. On lui jette de l'eau froide au visage. Le corps est tiède, mais le miroir ne recueille aucune buée. Le docteur Marc Berman envoie chercher de l'oxygène. Il pratique la respiration artificielle. Le médecin du commissariat de police arrive. Les tractions rythmiques de la langue sont sans effet. Il faut abandonner tout espoir. Un policier va vers la cheminée. Elle est obstruée de gravats. Pas de doute, l'oxyde de carbone. C'est ainsi que conclut le commissaire Cornette, dans son rapport au préfet de police. Mais les premières dépêches parlent d'un empoisonnement. On transporte d'urgence Mme Zola à Neuilly, dans une maison de santé. Elle ne reprend connaissance qu'au milieu de la journée. Tandis qu'on lui cache la mort de son mari, la nouvelle filtre dans Paris. Zola est mort. Zola s'est suicidé. Comme Henry. Il a été assassiné par le Deuxième Bureau !
Après l'enquête qui conclue à l'accident (malgré une forte possibilité d'assassinat), on pratique l'autopsie. Aucun organe n'est atteint par l'âge, sauf un petit quelque chose aux reins. Les amis veille sur le cadavre que l'on a embaumé pour pouvoir retarder l'enterrement.
L'aube du dimanche 5 arrive. A mesure que le cortège déroule sa pompe, de la rue de Bruxelles au cimetière de Montmartre, la foule grandit sur les trottoirs. Ils sont bientôt une cinquantaine de milliers.
Dreyfus s'est fait exclure de l'amnistie pour que le problème de la révision puisse être encore une fois posée. Jaurès continue le combat de Zola.
Le 03 mars 1906 s'ouvre en audience publique les débats de la Cour de Cassation. Les trois chambres concluent à la cassation du jugement de Rennes. Les officiers Du Paty, Zurlinden et surtout Mercier sont publiquement désavoués.
Dreyfus est réintégré avec le grade de commandant, tandis que Picquart est nommé général de brigade. Il sera bientôt ministre de la Guerre, dans le cabinet de Clémenceau.
Des seconde funérailles de Zola eurent lieu, au Panthéon, en juin 1908. Le cercueil est placé dans le troisième caveau de gauche, partie sud, où repose déjà Victor Hugo. La foule est toujours là.
Dreyfus mourra le 11 juillet 1935, entourés des siens après une carrière modeste et grise.
Jeanne décède le 22 mai 1914 au cours d'une opération dans une clinique de la rue de la Chaise.
Après la mort d'Emile, Mme Zola, réconciliée avec Jeanne, autorisera les deux enfants à porter le nom d'Emile-Zola et elle suivra leur éducation et leur instruction jusqu'à sa mort en avril 1925. Mme Zola a simplement voulu obéir à un désir exprimé nettement de son vivant par son mari : que les enfants portent son nom. L'adoption par Mme Zola ne le permettait pas, et Jeanne n'y eut pas consenti. Restait le procédure de changement de nom. Pour faciliter cette substitution, Mme Zola fut désignée comme tutrice officieuse.
Mme Zola donnera la maison de Médan à l'assistance publique qui sera transformé en un hôpital pour enfant.

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