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Aux aubes de la Littérature belge

Dans une première phase d'éclat de la littérature francophone de Belgique, vers 1890, les projecteurs se sont braqués sur Rodenbach, Verhaeren et Maeterlinck, moins déjà sur Lemonnier, et ont encore beaucoup moins touché des auteurs comme Van Lerberghe, Elskamp ou Mockel. Assurément, la phase plus récente n'est pas demeurée tout à fait dans l'obscurité: l'on n'ignore ni un Simenon, ni un Henri Michaux ni un Ghelderode. Cependant, beaucoup de leurs concitoyens qui paraissent les valoir n'ont aucunement éveillé l'attention de Paris. C'est là le drame de la plupart des écrivains belges d'aujourd'hui: pour eux, pas d'audience française veut dire pas d'audience du tout - et même, jusqu'à un certain point, pas d'audience chez eux.

Or, vers 1890, certains facteurs permirent à quelques Belges d'être découverts par la France, dont l'évolution littéraire du moment privilégiait des traits propres à ces écrivains: «Il y avait eu dans le symbolisme un génie qui correspondait à celui de nos marches nordiques» (M. Thiry). Répondant à cet appel, une Belgique un peu embrumée de germanisme a eu son «tour de chant» sur la scène française: l'enfant Septentrion dansa et plut. La raison principale de ce succès fut donc la rencontre d'une demande et d'une offre, mais il ne faudrait pas négliger certaines circonstances d'un ordre plus personnel. Quelques années auparavant, des écrivains parisiens d'avant-garde avaient été accueillis en Belgique par des revues, des cercles de conférences, des groupes de jeunes poètes: le reflux fut la gratitude efficace de ces écrivains devenus influents.

Ensuite, la marche du Nord n'eut plus de produits de choc à présenter. Or, c'était de plus en plus cela qu'il fallait: on voulait du poète maudit! Ce n'est pas que la Belgique en manquât tout à fait, mais l'expérience montre que pour qu'un Corbière ou un Rimbaud sorte de la coulisse, il est bon qu'il soit déjà connu de quelqu'un qui appartient à la littérature en vue. Et, d'ailleurs, les valeurs littéraires belges de ce siècle-ci sont en général de l'ordre du sage, du sensible, de l'intime. Après 1918, l'on assiste en Belgique à la «relève wallonne». Tout change alors, et peut-être ce qui commence est-il un temps de vérité. Dangereuse la vérité, dans un monde de plus en plus amoureux du spectacle... Et, sans doute, cette Flandre si avantageusement déployée avait dû beaucoup de son succès au fait de n'être en grande partie que phantasme. Même chez les conteurs ou les poètes (on songera au Thyl Ulenspiegel, à la Bruges de Georges Rodenbach, au Verhaeren de Toute la Flandre, des Campagnes hallucinées et des Villages illusoires), et à plus forte raison chez Maeterlinck, Crommelynck ou Ghelderode, l'on a affaire à du théâtre.

C'est finalement sur les tréteaux que l'exotisme belge a le mieux révélé sa nature irréaliste. Moins historique et paysagère que dans le pittoresque de De Coster ou dans le lyrisme épique de Verhaeren, pas du tout idyllique et naïve comme dans les vers de Max Elskamp, la Flandre (pas toujours nommée d'ailleurs) du premier théâtre de Maeterlinck, du Cocu magnifique ou de Hop signor est évidemment toute imaginée à partir des données, déjà elles-mêmes fort élaborées, des peintres des XVIe et XVIIe siècles. De cette Flandre des musées qu'interprétait un délire, Michel De Ghelderode a pu dire dans un moment de sincérité bien éclairante: «De nos jours, Flandre n'est plus rien qu'un songe.» Songe très «littéraire», et qui ne se rencontre d'ailleurs guère chez les auteurs de langue flamande: la Flandre de Guido Gezelle ou de Stijn Streuvels est beaucoup plus modérée, plus authentique. Le fait qu'un Verhaeren ou un Ghelderode parlaient d'elle en français leur accordait beaucoup de liberté, le décalage linguistique permettait le mirage. Flandre étant un mot talisman qui donnait le départ à la fantaisie créatrice. Aussi y a-t-il une Flandre personnelle de chacun de ceux qui l'ont évoquée et n'est-ce à coup sûr pas dans leurs oeuvres qu'il conviendrait de chercher une image de la Belgique d'aujourd'hui, ni même de ce que purent être la Flandre des comtes et des communes, ou la Lotharingie des ducs de Bourgogne, ou même les Pays-Bas de Charles Quint et de PhilippeII. Mais, de l'histoire littéraire les mythes des poètes font légitimement partie. Ce fut indubitablement un rêve esthétique valable que ce curieux forçage de couleurs et son exploitation aux fins de l'expression à demi factice de tempéraments et de sentiments eux-mêmes un peu sollicités. Pièce importante à conserver dans le dossier «écrivains français de Belgique», et, après tout, dans le dossier d'ensemble de la littérature française. Les comparatistes pourront y observer une floraison un peu folle et tardive du vieil arbre d'illusion dont Herder et Walter Scott sont les racines, et dont le tronc porta notamment certaines pages de Michelet et Notre-Dame de Paris.

Avec la relève wallonne, on sort indubitablement de ce romantisme symbolico-expressionniste si bien fait pour attirer l'attention. Quelles qu'en soient les raisons, les Wallons s'étaient peu montrés jusque-là (à peine pourrait-on citer un Octave Pirmez), ou bien ils se confinaient dans le lyrisme intime et l'étude régionaliste. Après 1918 ils se manifesteront davantage, en même temps que l'évolution politique détournera de plus en plus les écrivains de naissance flamande de s'exprimer en français. Qu'apportent les Wallons? Plus de mesure assurément, une introspection plus exacte et partant moins dramatique, le goût des réalités quotidiennes, la sobriété du style, en poésie le retour fréquent au mètre classique et à un vocabulaire moins excessif, un lyrisme d'écoute et de notation plutôt que de proclamation et de grands décors. Une telle littérature a certes les moyens de retenir, encore faut-il qu'on veuille bien lui porter attention. De tels écrivains ne vont pas vers le public, mais l'attendent. En partie parce que leur situation effacée par rapport à la littérature venant de Paris les décourage de rivaliser avec elle, ils créent de plus en plus pour eux-mêmes et pour quelques amis. C'est sans doute la raison pour laquelle, dans ce milieu de siècle, la littérature française de Belgique s'est vouée surtout à une poésie qui reste assez loin des hermétismes nouveaux, ou à un genre de narration qui a peu de rapports avec les formes sur lesquelles se porte aujourd'hui en France la dilection de la critique. Comment s'étonner que reste dans sa pénombre un peu déçue une littérature qui se fait selon son goût à elle et ses nécessités internes sans se mouler sur l'attente qu'on pourrait avoir d'elle et sans fournir de matière facile à la publicité, cette reine contemporaine? Tout cela maintient certes une particularité belge, mais une particularité qui peut être perçue comme celle du démodé.

Provinciale donc, cette littérature? Il convient de voir dans la Belgique actuelle une réserve plutôt qu'une province.

 

 

Le «Thyl Ulenspiegel» de Charles De Coster

 

La première oeuvre qui ait vraiment compté est le roman-poème de Charles De Coster (1827-1879). Curieuse épopée en prose qui, dans le troisième quart du XIXe siècle, a tenté une synthèse tout à fait personnelle du réalisme et du romantisme. Énergique et frais, le «rêve flamand», coulé en un français savoureux, y a plutôt couleur que truculence. La gravité et la vigueur y restent pures, et le tragique y alterne avec l'humour dans un contrepoint équilibré. Il n'est peut-être pas inutile d'indiquer que l'ascendance de l'écrivain était mi-flamande, mi-wallonne, et qu'il ne vécut jamais en Flandre. Ami des peintres, grand lecteur de Rabelais, il s'était intéressé au folklore flamand, qui lui avait donné la matière d'un recueil de style réaliste et archaïsant, les Légendes flamandes (1858). Dans les années qui suivirent il écrivit ses Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs. Le livre parut en 1867, puis fut de nouveau publié deux ans plus tard avec une préface fantaisiste, la «préface du hibou».

Le sujet est double: cela démarre comme l'histoire anecdotique d'un joyeux drille, mais bientôt, sans quitter celui-ci, on bifurque vers les bûchers et les combats d'un siècle tragique et Walter Scott se tresse à Rabelais sans que cela fasse tort à une complexe et attachante unité de ton, de coloris et de sentiment.

D'où venait ce Thyl Ulenspiegel (dont De Coster a quelque peu euphonisé le patronyme)? Au début du XVIe siècle, la traduction flamande d'une compilation d'origine rhénane avait introduit et popularisé dans les Pays-Bas le type et le caractère de ce farceur allemand. On lui invente un tombeau à Damme, près de Bruges, et c'est là que De Coster fera naître son héros, dont il placera l'existence au temps des persécutions religieuses et de la révolte des «gueux» contre le pouvoir espagnol. Car il y a dans le récit tout un aspect historique que passionne d'ailleurs une perspective d'anticléricalisme moderne, et le germe fécond de l'ouvrage a été la rencontre de ces deux sources: un recueil de farces populaires et les ouvrages des historiens. Greffer ainsi l'histoire et la passion politique, choses tragiques, sur un fond de facétie et de vitalité rustique, et envelopper le tout dans la poésie d'un paysage et d'un climat, voilà qui ne pouvait être le fait que d'un écrivain doué d'une imagination extrêmement vivante et d'un remarquable doigté d'artiste. Une de ses réussites a été de servir son plat flamand à la sauce d'un français du vieux temps, poivré çà et là de quelque terme germanique qui donne l'exotisme.

Ulenspiegel est un ouvrage que la sympathie inspire mais qui mise de toute évidence sur un style. Style très consciemment conçu et travaillé, qui fait reluire sans la trahir la simplicité populaire, et qui sera assez souple pour passer sans accroc, quand le sujet le demandera, d'un verset de ballade à une prose plus abondante et plus dramatique, quitte à revenir ensuite au verset bref et serré qui reste la trame rythmique, le pas de route du récit-poème. Le mouvement des aventures s'entrelace à la succession tranquille des saisons, car ce livre est une image de la vie humaine dans ce qu'elle a d'instable à cause des hommes, de stable à cause de la nature. Contrepoint aussi de la vie quotidienne et de l'histoire, puisque les personnages s'appellent aussi bien PhilippeII et le Taciturne que Lamme, Nele ou Katheline. De Coster a fait de ce Thyl emprunté une véritable création, unissant en lui l'espiègle tricheur au héros généreux et conscient, en en faisant aussi un amoureux et un poète. Bien qu'il ne soit à aucun degré un don Quichotte, il voyagera accompagné d'un Sancho, ce bon Lamme Goedzak qui est la figure replète et douillette du peuple de Flandre, alors que Thyl en est la figure aiguë, enthousiaste et sarcastique.

 

Le groupe de la Jeune Belgique

 

De Coster mourra sans avoir connu le mouvement d'éveil littéraire des années quatre-vingt, représenté principalement par le groupe et la revue La Jeune Belgique. Les manuels belges ne tarissent pas sur cette glorieuse épiphanie, et surtout sur Georges Rodenbach (1855-1898) et Albert Giraud (1860-1929). On connaît la grâce élégiaque du premier. Son roman Bruges-la-Morte fut célèbre, et l'on retrouvera des échos de sa mélancolie aussi bien chez les crépusculaires italiens que chez les symbolistes russes ou chez un postsymboliste de France comme Samain. Vaporeux comme Verlaine, il a dans ses meilleures pièces une lucidité cristalline qui doit quelque chose à Mallarmé, et en cela, il annonce les Clartés un peu mystérieuses du Wallon Albert Mockel. Quant à Albert Giraud, très admiré en son temps, ce fut un parnassien solide et le chef de file du groupe. On peut rapprocher de lui Fernand Severin, plus sensible cependant, touche de préraphaélisme, et dont le vers musical et pur a la fermeté des stances de Moréas. Mais l'époque avait été envahie par deux grandes oeuvres et deux grands noms: Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck. Serres chaudes et les recueils de la première phase verhaerénienne ont opposé au parnassisme de Giraud et de ses amis l'apparition d'un symbolisme belge qui ne manquait ni de suggestivité ni de vie. Or le symbolisme belge est fort riche, et les noms moins connus d'Albert Mockel, de Charles Van Lerberghe et de Max Elskamp méritent qu'on s'arrête à eux.

 

Albert Mockel

 

Avec Mockel (1866-1945) apparaît Liège, et avec Liège l'Ardenne, les bois, la sensibilité musicale du Wallon. Wallonie est le nom qu'il donna à une revue où collaborèrent tous les symbolistes de Paris et qui est devenu aujourd'hui celui de la Belgique francophone. Lui-même, Rhénan aéré par l'Ardenne et tenté par le Midi, se situe à une limite très délicate, et c'est sans doute cette délicatesse qui, le rendant compréhensif aux nuances diverses de la nouvelle école, l'ouvrant à ses courants et l'invitant à fixer les points communs de son effervescence, a assuré le succès assez extraordinaire de ces cahiers du Nord dont la place reste marquée dans l'histoire de la grande mutation moderne du lyrisme.

Le symbolisme, à certains égards, est né d'une analyse du fait poétique. Mockel en a pris sa part dans ses Propos de littérature où il parle de Régnier et de Vielé-Griffin, dans ses études sur Mallarmé et sur Van Lerbergh. À le lire, le symbolisme devient une chose presque précise, en tout cas soigneusement fondée sur une méditation dont on dira qu'elle était philosophie esthétisante plutôt qu'esthétique de philosophe. Dans la pratique de sa propre poésie il a suivi sa spontanéité sensible, et en cela il se révélait bien wallon. Sa sonorité ne cherche pas à être imitative des choses mais suggestive des climats intérieurs. Voulant traduire le flux de l'âme, il a fait confiance aux frémissantes souplesses du vers libre. Après Chantefable un peu naïve et Clartés, il a évolué vers une technique qui, sans abandonner la finesse sonore et l'émotivité du rythme, se rapprochait peu à peu des régularités traditionnelles. Dans La Flamme immortelle (1924), cette intelligente symphonie dédiée à l'amour, l'ancien animateur de la Wallonie était presque entièrement sorti du symbolisme.

 

Charles Van Lerberghe

 

C'est aussi dans le pays wallon que le Gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907), après avoir fait le tour de l'Europe, rencontra le décor prédestiné de son lyrisme: sa Chanson d'Ève, qui fut en son temps un événement de la poésie française, avait été achevée en 1904 dans la vallée de la Semois. Avant cela Van Lerberghe avait ouvert la voie au théâtre symboliste par son acte Les Flaireurs et publié en 1898 un volume de poèmes diaphanes et tremblants qui porte le titre significatif d'Entrevisions. Un poème, disait-il, «ne me plaît tout à fait que lorsqu'il est à la fois d'une beauté pure, intense et mystérieuse», et il ajoutait avec sa merveilleuse modestie: «C'est dans ce domaine que je tâtonne.» C'est que la vie, pour la sensibilité de ce poète, est un rapport ondoyant entre une subjectivité en attente et un monde qui à demi-mot lui répond, tangence effleurante du moi plein de ferveur timide et d'un dehors prêt à perdre sa nature étrangère. Le recueil des Entrevisions contient quelques merveilles de poésie toute pure, à peine palpable. On y voit poindre plus d'un des thèmes que rassemblera l'oeuvre de maturité. En même temps le vers lerberghien y avait fait ses gammes, et le poète pouvait déjà se définir à lui-même sa poésie: «un brouillard de lumière». Mais ce qui permettra la cristallisation en un seul symbole de toute la sensible spéculation en suspens sera une certaine image de femme. Cette image, il en a cherché longtemps le modèle chez telles jeunes filles rencontrées au fil de ses voyages, mais le critique Henri Davignon a pu dire: «À la fin, il fait de méprises successives la gloire de la seule Ève à laquelle il a cru, pour l'avoir inventée.» Quant à son paradis, nous avons vu que c'est un val d'Ardenne qui lui en a donné, non assurément le détail, mais le vaporeux rayonnement: «Souvent, dit-il, il me faut coudre avec du fil blanc un peu d'eau à un bout d'aube ou une flamme à un pan de vent.» Car Van Lerberghe est un Ariel.

La Chanson d'Ève, c'est musical, chatoyant d'une richesse d'images dont chacune reste sobre, le monologue de l'âme humaine devant le monde. À travers l'émerveillement un peu perdu du faune mallarméen y passent les questions et les alarmes, la dialectique dedans-dehors de la Jeune Parque; mais dans cette modulation qui va de l'émerveillement au désespoir, rien n'est violent et le pessimisme même a sa grâce de joie. En vérité c'est là un poème philosophique qui en même temps exprimerait la tonalité sensible d'un être. Et la symphonie aux mouvements admirablement conduits se résoudra en une cadence des plus classiques dans le miraculeux diminuendo de la mort d'Ève.

 

Max Elskamp

 

L'âme de Max Elskamp (1862-1931) ressemblait certes un peu à celle de Van Lerberghe, elle aussi était fraîche et sensible, mais la nature artistique du poète anversois le poussait plutôt à s'exprimer non en pureté mais en naïveté. Il n'a pas la profondeur spéculative du penseur de La Chanson d'Ève, mais il a vécu un drame intérieur qui se révélera surtout dans sa deuxième période de création. Sa poésie est une longue chanson à petite voix, et chez lui plus que chez tout autre on peut dire que c'est le ton qui fait la chanson. Dès Dominical (1890), le poète dit la couleur de ce qui peut le rendre heureux: les dimanches, les cloches, les joies humbles, l'amour; c'est un Francis Jammes plus nerveux, subtil dans sa simplicité apparente, et qui demanderait à l'ellipse, au rythme populaire, à une oralité délicieusement archaïsante la transposition de l'aveu en une poésie. Pourtant la mélancolie s'insinue bientôt dans l'élan joyeux. Elskamp voit la vie comme une suite de jours, de semaines et de saisons, pans de joie et de peine commençant, finissant et recommençant sans trêve. Le temps, le lieu, la bonté, voilà des thèmes de ce «moi» qui tout naturellement s'identifie au «nous» pour chanter l'almanach intime des gens de son pays. Verhaeren a dit, de En symbole vers l'apostolat, que c'était un livre que François d'Assise aurait oublié d'écrire. Tout cela donnera son ultime et tendre flambée dans La Chanson de la rue Saint-Paul. Cette première phase évoquait un monde en rond, «un pays comme Dieu le veut», et en même temps faisait à petites touches le portrait d'une âme. Mais que va-t-il arriver à cette âme? Dans la seconde suite de ses recueils, le poète ne dira plus ce qu'il souhaitait de la vie, mais ce que la vie a fait de lui. Elle en a fait d'abord en 1914 un exilé, dont la plainte amère et douce, encore liée à l'aventure de son peuple, inspire Sous les tentes de l'exode (1921). Ensuite, Chansons désabusées et Aegri somnia (posthume, 1933), d'autres recueils encore, feront entendre l'élégie d'un destin personnel fait de déréliction, de tête-à-tête avec soi-même et d'une longue nostalgie. La confiance a été trompée, mais le désabusement va se chanter sur les mêmes rythmes et selon le même intimisme sincère que jadis la foi ingénue. Dépouillement, nudité, jaillissement direct continuent à donner un son très humain à ces récapitulations désolées, à cette comptabilité de l'âme, à ces «regrets Villon» qui n'en finissent plus. Il y a sans doute dans la littérature universelle des poésies plus serrées, plus ornées, plus riches de sens comme de son, mais sans doute n'existe-t-il pas une oeuvre où l'auteur soit plus présent à chaque mot, entre les mots, dans la lancée même du rythme.

 

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