Faustine n'arrivait pas à se détacher de sa fille. L'épreuve qu'elle avait vécu avec Daniel l'avait laissée dans un état qu'elle n'avait connu qu'une seule fois dans sa vie. Ce mélange d'épuisement et d'adrénaline avait été son mauvais cocktail durant les premières journées qui avaient suivi la naissance de Valérie. Elle en gardait un souvenir étrange, car contre toute attente, la joie d'avoir sa fille dans ses bras ne l'avait pas empêchée de vivre un baby blues particulièrement profond durant quelques semaines.
Elle était restée debout un instant. Elle avait vu la poitrine de son mari se soulever violemment sous l'effet du défibrillateur. Elle avait senti contre elle les bras de l'infirmière, qui, probablement rompue à ce genre de situation, l'avait repoussée comme si tout à coup elle avait été de trop. Les paramètres de Daniel étaient revenus à la normale après un temps que Faustine ne pouvait mesurer. Pendant que son mari revenait à la vie, elle s'était approchée à reculons d'une chaise et s'y était laissée tomber, les yeux grands ouverts, fixés sur le mur écru d'où pendaient prises de courant, tubes et autres fils dont elle ignorait la finalité.
Lorsque le calme était revenu, l'infirmière qui l'avait repoussée s'était rapprochée d'elle. Elle lui avait expliqué que tout était rentré dans l'ordre, qu'elle n'avait plus à s'inquiéter.
Faustine se souvenait vaguement d'avoir répondu désagréablement à l'infirmière, quelque chose comme « vous n'en savez rien », puis « je vais voir ma fille ».
Elle avait marché comme un robot jusqu'à la chambre de Valérie, s'était assise auprès d'elle en attendant qu'elle se réveille. Dès que les doigts de Faustine avait effleuré les cheveux noirs de sa petite fille, le sentiment de vide et d'anéantissement avait entamé une lente retraite. Valérie avait ouvert les yeux quelques minutes plus tard.
— Comment te sens-tu, ma chérie ?
— Mmmh, j'ai mal à la tête.
— Ça va aller mieux, tu sais. Tu vas guérir vite.
— Je sais, le docteur a dit que je n'avais plus rien à craindre. Où est papa ?
Faustine sursauta, réalisant qu'elle venait d'oublier jusqu'à l'existence de son mari depuis qu'elle avait pénétré dans la chambre. Elle balaya cette pensée avec un mélange de dégoût et d'impuissance. Je n'arrive plus à gérer mes pensées. C'est trop pour moi. Ma tête va exploser.
— Il va mieux lui aussi, dit-elle. On a eu chaud. Non, je veux dire... Excuse-moi ma chérie, mais j'ai eu très peur pour vous deux, je ne sais pas trop ce que je dis.
— Il peut venir ?
— Venir ? Ici ? Non, je ne crois pas. Tu sais, il a des appareils autour de lui pour surveiller s'il va bien, alors il ne peut pas se déplacer. Mais on va demander si nous pouvons aller le voir ?
— Le docteur va dire oui ?
— Je vais demander tout de suite. J'en ai pour une minute.
Faustine embrassa Valérie. Le contact de son front – encore un peu chaud, trouva-t-telle – avec ses lèvres donna à la jeune femme un nouveau sursaut d'énergie. Elle pensa fugitivement à elle-même comme à un vampire, suçant avec avidité l'énergie pure de son amour pour sa fille.
Le couloir était désert. Elle y déambula au hasard deux minutes durant, cherchant une personne qui puisse la renseigner, puis revint dans la chambre. S'ils étaient réunis, même pour quelques minutes, cela ferait du bien à tout le monde. Faustine prit sa fille dans ses bras.
— Viens, ma chérie. Tu restes accrochée à mon bras gauche, je pousse ta perfusion avec ma main droite. On n'a que quelques minutes à marcher.
— Le docteur est d'accord ?
— Le docteur n'avait qu'à être là.
— On ne va pas se faire gronder ?
— Maman, peut-être, mais j'ai trop envie qu'on soit tous les trois ensemble.
Faustine avança à grands pas, sa fille pendue à son épaule comme un koala. En approchant du service des soins intensifs, elle croisa quelques médecins et infirmières – et un pompier, il devait y avoir eu un accident – mais elle prit le parti de ne s'adresser à personne. Son regard volontaire faisait d'elle une maman qui savait exactement où aller. Elle profita des derniers mètres qui les séparaient de la salle de soins intensifs pour prévenir sa fille :
— Tout va bien ma chérie ? Nous allons voir papa dans un instant. Il est dans une grande salle, où il y a des lits un peu partout, et des machines pour soigner les gens. Donc on ne sera pas seuls, tu comprends ? Tu resteras dans mes bras ou tu iras dans ceux de papa, mais pas question de t'éloigner. D'ailleurs tu ne pourrais pas aller bien loin, tu as toujours ta perfusion. D'accord ?
— D'accord.
Faustine fit irruption dans la salle sans éveiller la moindre attention. Elle se dirigea vers l'alcôve où elle avait abandonné Daniel, et s'arrêta net.
Sa fille dit :
— Il est où ?
Elle ajouta :
— C'est quoi ce bordel ?
À la place de Daniel, se trouvait une jeune femme. Elle était intubée. Un homme était debout à sa gauche, le dos tourné. Il semblait être médecin, même s'il ne portait pas de blouse blanche. Un autre homme, à sa droite, accompagnait très probablement la femme. Il était penché sur elle et lui répétait pour la énième fois la même chose : ça va aller. Il avait le visage et les avant-bras rouges et gonflés, et d'après son attitude, était à deux doigts de péter un plomb.
— Où est mon mari ?
L'homme à gauche se retourna.
— Faustine ?
*
Dominique était dans le gaz depuis un bon bout de temps. Les pompiers étaient arrivés les premiers dans la maison. L'un d'eux avait examiné Judith. Il avait posé un nombre invraisemblable de questions, auxquelles Dominique avait répondu par monosyllabes, se souvenant avec distraction que lorsqu'il était encore dans la police, il utilisait aussi la même méthode avec les gens sous le choc : questions simples, réponses simples, puis, de temps à autres, une réflexion pour dédramatiser la situation. Du grand classique. Il avait donc entendu de loin que c'était bien, qu'il avait fait tout ce qui était possible, que les voies respiratoires de sa femme étaient dégagées, qu'il fallait attendre le médecin, et qu’entre-temps on allait préparer sa femme au transport jusqu'à l'hôpital. On allait aussi retirer les dards encore fichés dans sa peau.
Le médecin était arrivé quelques minutes plus tard, s'était présenté, avait examiné Judith. Il avait confirmé que le choc anaphylactique avait probablement été évité par les injections que Dominique avait faites, mais que la respiration de Judith avait probablement été contrariée durant une longue période.
— Votre femme serait morte sans votre intervention. Ne traînons pas. Vous m'accompagnez. Nous allons suivre l'ambulance.
Dominique n'avait pas bougé. Le médecin lui avait répété :
— Monsieur Mastrochristino ?
— Domenico.
— Domenico ? Ça va aller. Venez avec moi.
— Je lui ai déjà sauvé la vie. C'est comme ça qu'on s'est connus1.
— Vous dites ?
— Rien.
— Venez. On ne traîne pas. Vous m'accompagnez dans ma voiture. L'ambulance nous précédera.
— Je prends ma voiture.
— Pas question. Vous ne feriez pas cent mètres sans voler dans le décor.
— Docteur, je vais ramener ma femme ici lorsqu'elle ira mieux. Je prends ma voiture.
Le médecin avait hésité, puis lâché :
— Alors je prends le volant.
Dominique se souvint de l'avoir entendu ajouter pour lui quelque chose comme c'est mon jour en se levant du canapé.
Le trajet lui avait paru court. Le médecin n'avait pas dit grand chose. Il avait juste prévenu Dominique :
— Faites attention lorsque vous sortirez. Vous n'avez pas bonne mine. Testez votre équilibre avant de marcher à mes côtés. Ce n'est pas le moment de nous faire une chute de tension.
Dominique s'était alors suffisamment réveillé pour répondre :
— Ok, docteur. Merci de me prévenir.
En prévenant l'hôpital, les pompiers avaient donné suffisamment de détails pour que Judith n'ait pas à perdre trop de temps aux urgences. Après avoir été conduit au service des soins intensifs, Dominique avait vu qu'on avait intubé Judith. Son cou semblait avoir un peu dégonflé. Le médecin lui avait dit alors :
— Parlez-lui, durant tout le temps que nous allons prendre pour achever son installation. Elle pourrait avoir mal, autant éviter cela.
Alors Dominique avait parlé. Il avait répété un nombre incalculable de fois la même chose, avec une voix qu'il avait voulu la plus douce et rassurante possible. Tandis que l'on manipulait sa femme, il s'était mis à promettre sans cesse qu'elle et lui seraient bientôt réunis.
L'infirmière avait dit que le médecin arrivait. Le docteur qui les avait accompagnés jusqu'à l'hôpital avait dit :
— Je passe le témoin à mon confrère dès son arrivée. Je ne suis pas sensé me trouver ici, d'ailleurs, mais j'ai été interne dans cet établissement dix années durant. Le chef de service y tolère ma bonne volonté.
Puis l'infirmière et lui s'étaient affairés autour de Judith.
Ensuite cette femme était arrivée, portant une petite fille dans ses bras, et tirant enfin Dominique de sa léthargie.
*
— Où est mon mari ?
— Faustine ? dit Gérard en se retournant.
— Où est-il ?
— Écoute, je ne sais pas où on a transféré Daniel, mais à coup sûr il n'est plus ici. Je suis à toi dans un instant.
L'infirmière se tourna elle aussi vers Faustine et s'avança vers elle.
— Madame, nous avons transféré votre mari dans une chambre.
— Pourquoi ? On doit surveiller son état de près ! Il a eu un arrêt cardiaque, personne ne sait ce qui va suivre.
Dominique intervint :
— Sortez d'ici, madame. Ma femme a besoin de soins.
— Mon mari était ici. On l'a viré de ce lit pour y installer votre femme.
— Faustine, dit Gérard, calme-toi. Si on a transféré Daniel ailleurs, c'est qu'il y a une bonne raison. Laisse-nous un instant. Je vous rejoins dans le couloir dès que j'en ai terminé.
Sentant l'adrénaline monter, Valérie serra le cou de sa maman.
— Je vais vous conduire à la chambre de votre mari, madame, dit l'infirmière, si vous voulez bien m'attendre dans le couloir.
— Ma fille veut voir son papa, dit Faustine, dont le regard trahissait un mélange de frustration, et de peur.
— C'est bon, dit Dominique. Nous avons compris. Laissez-les s'occuper de ma femme.
— Vous, ne hurlez pas comme ça ! lui envoya Faustine, sentant sa fille resserrer son étreinte.
— Il faut vous le dire en quelle langue ? Sortez.
Deux infirmières affairées auprès d'autres patients quittèrent leur alcôves respectives, pour s'approcher de Faustine et de sa fille. Dominique les vit venir par dessus l'épaule de Valérie qui serrait le cou de sa maman de plus en plus fort.
Faustine fit volte-face et jeta un regard noir aux deux infirmières :
— Vous savez où est mon mari ?
Elles hésitèrent. Faustine enchaîna.
— Non, visiblement. Alors restez à distance.
Sur sa fin, la réplique de Faustine prit des accents d'ultime sommation. Gérard intervint :
— Ça suffit, Faustine ! Attendez-moi dans le couloir, toutes les deux !
— Docteur !
C'était la voix de l'infirmière revenue au chevet de Judith. Gérard se retourna et étouffa un juron.
L'infirmière fut la plus rapide, et parvint à maintenir les épaules de Judith sur son lit. Gérard se jeta sur les hanches de la jeune femme et les maintint de toutes ses forces sur le lit, pendant qu'il donnait ses ordres :
— Domenico ! Aidez-moi !
Dominique se précipita sur les jambes de sa femme pour les maintenir. Le temps qu'il intervienne, les draps étaient déjà au sol. Il saisit les chevilles de Judith, puis, voyant que ses jambes s'agitaient encore avec une force désordonnée, tenta de la maintenir à la hauteur des cuisses. Avant qu'il n'arrive à ses fins, le genou de sa femme vint rencontrer avec violence son menton, faisant éclater une gerbe d'étincelles devant ses yeux.
Les deux infirmières restées face à Faustine sortirent de leur torpeur. Elles la contournèrent rapidement, l'une prit la relève de Dominique et maintint les mollets de Judith sur le matelas, l'autre aida le jeune marié à s'asseoir. Faustine quitta la pièce lorsqu'elle sentit les ongles de sa fille plantés dans sa nuque.
1Lire « La maîtresse d'écume », dans « Des vertes et des pas mûres ».
Alvéoles est disponible en texte intégral ici...
Commentaires
Passionnant !
On est tenu en haleine!!!
Bonne journée.
Adyne