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Alvéoles (17)

Départs

Franz Kettenmeyer s'envoyait son troisième Jack Daniels devant le regard réprobateur de son ami John Owl.

— Tu sais bien que je n'aime pas l'avion, dit Franz. Imagine qu'à chaque fois que tu prends le métro tu aies des crises d'angoisse, et tu comprendras ce que je ressens.

— Je le conçois aisément. En revanche, je n'ose pas imaginer l'état dans lequel tu seras lors de ton retour à Genève.

— Moi je l'imagine bien, et je m'en contrefiche. Ta sobriété n'a d'égale que ton talent à habiller notre mariée financière, mais elle ne t'autorise pas à me donner des leçons. Tu ressembles à un mormon face à un irlandais un soir de St Patrick.

— Arrête avec tes métaphores à la con, Franz. Je m'inquiète pour ta santé, c'est tout... et sache que la manière dont nous validons tes comptes n'a rien d'illégal.

— J'espère bien !

— Heureusement que tu n'entres en décadence que lorsque tu te déplaces, dit John en levant son verre de Perrier.

— Heureusement que je me déplace peu, surtout. D'ailleurs, je commence à passer pour un snob au sein du comité de direction. J'ai personnellement veillé à réduire drastiquement les frais de déplacement au sein du groupe, j'ai fait déployer des systèmes de vidéoconférence partout, mais lorsque j'utilise mon Falcon, je ne montre vraiment pas l'exemple.

— Et ça te donne des remords, sans doute ?

Franz contempla avec satisfaction son verre bientôt vide.

— Pas le moins du monde.

— Je m'en doutais.

— Mes heures de vol ont un caractère intégralement professionnel. On ne peut pas en dire autant de Dieter et Gerhard.

— Ils vont bien, tes frangins ?

— Dieter sèche, Gerhard engraisse. Et ce ne sont pas les secousses qui l'agitent quand il s'envoie ses putes de luxe qui vont compenser ses excès de table.

John ne put s'empêcher de sourire :

— Je vois que tu considères Gerhard toujours avec autant de nuance.

— Je ne partage ni ses jeux, ni son mode de vie, c'est tout. Ne te méprends pas, John : mes frères sont tous deux très compétents dans leur domaine. Mais s'ils étaient vraiment aux commandes du groupe, nous aurions été servis au petit-déjeuner d'un de vos géants de l’agroalimentaire depuis longtemps.

— Je sais. Pas mal de mes confrères m'ont confié l'étonnement de leurs clients : dans votre secteur d'activités, vous êtes la dernière entreprise entièrement familiale en Europe. Pour eux, votre existence est un non-sens intégral.

Franz s'était jusqu'ici montré jovial malgré son appréhension du vol au-dessus de l'Atlantique, mais subitement, toute trace d'ébriété disparut. C'est ce que John appréciait le plus chez son ami : en toute circonstance il pouvait redevenir le capitaine d'entreprise que les médias glorifiaient régulièrement.

— Je ne suis pas surpris, John. Il y a encore des choses auxquelles vos rapaces financiers sont allergiques par principe. Même au plus profond de la crise financière en 2009, il s'en est encore trouvé pour vouloir prendre des parts de marché dans nos propres fiefs.

John ajusta son dos au canapé de cuir. Il connaissait le discours de son ami par cœur, et il le trouvait d'ailleurs pleinement justifié. C'était principalement pour cette raison qu'ils avaient commencé à travailler ensemble, après de nombreuses années où la vie les avait éloignés l'un de l'autre. Leurs études étaient bien loin.

— Tu sais bien, dit Franz, que depuis plus de quinze ans, les clients de tes chers confrères font un lobby d'enfer à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. Ils ont tous pignon sur rue. Certains ont même poussé le vice jusqu'à engager à prix d'or d'anciens hauts fonctionnaires européens pour noyauter les institutions.

John prêtait l'oreille à son ami Franz avec d'autant plus de plaisir qu'il ne comprenait rien à l'Europe et à son fonctionnement. Comment un conglomérat de plus de vingt états (et presque autant de langues officielles) pouvait-il s'entendre et faire fonctionner de manière cohérente autant d'institutions aussi compliquées ? Union Européenne, Commission, Parlement, Conseil des ministres, constitution, traités : vu depuis ses tours de verre new-yorkaises, tout ceci lui avait toujours fait l'effet d'un vieux moteur diesel impossible à faire tourner rond.

— Cela a commencé par l'autorisation de cultiver certains produits génétiquement modifiés, poursuivit son ami. La fameuse pomme de terre super-amidonnée a été la pionnière en 2010. L'Europe a dit « ok, nous n'interdisons pas ce produit, mais chaque état-membre est libre d'autoriser sa culture ou de l'interdire ». Résultat : moins d'un an plus tard, tous les pays (sauf la France) ont donné leur feu vert. D'autres cas ont suivi, bien plus dommageables. Les brèches se multiplient, John. Écoper ne suffit déjà plus.

Franz s'interrompit pour commander un dernier « Jack ». John n'exprima pas la moindre réprobation : son ami s'était effacé derrière le chef d'entreprise, et resterait pour quelques minutes encore insensible à tout propos d'ordre privé.

— Je leur donne moins de trois ans pour arriver à leurs fins. Une fois le pouvoir exécutif européen dans leur poche, ils lanceront le tsunami des OGM à l'assaut du vieux continent. Nous aurons beau rester une entreprise qui n'est pas à vendre, ils vont s'employer à nous affaiblir. Nous isoler. Nous étouffer. Jusqu'à ce que nous n'ayons plus d'autre choix que de les laisser entrer dans notre capital.

— Ton groupe résiste très bien aux pressions, Franz. Ne joue pas les victimes avec moi.

— Il résiste, et il peut encore reprendre des positions avantageuses à court terme. Mais dans une Europe telle qu'elle se dessine, une entreprise de droit suisse n'a qu'un poids tout relatif auprès des commissaires européens. Je fais travailler plus de monde en Europe que bien d'autres entreprises, mais on ne m'écoute pas autant que si j'étais français ou allemand. Non, John, si je veux conserver une seule chance de résister à la guerre qui se prépare, je dois avoir cinq as dans mon jeu. Pas moins.

Franz accueillit son whisky avec le visage formaté qu'il avait arboré sur la couverture de « Fortune » l'année précédente.

— C'est pour cela que j'ai lancé mes deux frères à l'assaut des recherches les plus ambitieuses de l'histoire du groupe. Et c'est pour cela aussi que j'ai besoin de toi pour que nos comptes ne laissent rien soupçonner des investissements colossaux consentis en matière de R&D. Nos ennemis nous observent de très près.

— Je sais tout cela, Franz. Nous avons bien travaillé. Tu peux dormir sur tes deux oreilles.

— Je te fais confiance et je te remercie. Sans toi je n'aurais pas pu utiliser à ma guise les budgets dont j'ai besoin. Surtout avec la réputation de transparence que notre père a entretenue avant de me céder les commandes du groupe.

— J'espère que tu réussiras. Cela ne me ferait pas plaisir de voir l'empire de mon ami mourir comme César face à ses traîtres.

— César en a terminé avec la mise au point de son arme secrète, John. Plus rien ne pourra arrêter le processus. Mais moi, contrairement aux ayatollahs du transgénique, je ne vais tuer personne.

— En es-tu si sûr ?

— J'en suis certain. Pourquoi le ferais-je ? L'Occident doit bien vivre, pour qu'il paie la nourriture que je vais lui vendre.

Un homme en uniforme s'approcha des deux amis.

— Mister Kettenmeyer ? Ready when you are.

— Je suis à vous dans une minute.

John acheva son verre d'eau. Il s'attendait à voir son ami faire de même avec le whisky, mais Franz se leva sans même y jeter un regard.

— Dans moins d'un mois, les médias vont s'emparer de toute cette affaire. Ça va être l'affolement. Les gouvernements vont probablement paniquer. La presse, va complètement perdre la boule, car il sera difficile de faire la différence entre ceux qui diront n'importe quoi et ceux qui feront écho de ce que nous leur aurons dicté. Et moi, je vais simplement me mettre au travail. Attends-toi à valider le plan financier le plus ambitieux de toute ta vie.

Ils se serrèrent la main avec énergie, comme au temps où, étudiants, ils partageaient les mêmes positions dans leur équipe de football américain.

— On va sauver le monde, John. Toi et moi.

John mit la sortie de son ami sur le compte de l'alcool – sauver le monde, rien que cela.

Franz n'était pas de cet avis, mais il était encore trop tôt pour lui donner tous les gages de sa détermination.

Alvéoles est disponible en texte intégral ici...

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