Apollinaire par Marie Laurencin
"Alcools" est le premier grand recueil poétique d'Apollinaire qui n'a publié, avant 1913, qu'un seul ouvrage de poésie: le Bestiaire ou Cortège d'Orphée (1911), mince plaquette tirée à cent vingt exemplaires et illustrée par des gravures de Raoul Dufy. Alcools rend compte toutefois d'un long trajet poétique puisque le recueil rassemble des textes écrits entre 1898 et 1913, que l'auteur retravaille et modifie souvent pour la publication en volume. La critique fut en général peu enthousiaste, voire très agressive - Georges Duhamel, dans le Mercure de France du 15 juin 1913, taxe le recueil de «boutique de brocanteur» - et Apollinaire fut blessé de cette incompréhension à l'égard de son oeuvre.
Alcools s'ouvre sur un long poème écrit en 1912 et intitulé "Zone". Le premier vers de ce texte inaugural, riche et multiple, ancre d'emblée le recueil dans la modernité: «A la fin tu es las de ce monde ancien». Viennent ensuite "le Pont Mirabeau" puis "la Chanson du mal-aimé", longue complainte divisée en six sections. Les vingt-sept poèmes suivants, de longueur et d'inspiration variées, se présentent comme une succession d'unités autonomes, mais les titres laissent présager la présence d'images et de thèmes récurrents: "Saltimbanque" et "la Tzigane" se font écho et suggèrent à la fois le voyage et l'errance - de même que "le Voyageur", "l'Adieu" ou "le Vent nocturne" -, la solitude et la marginalité - tout comme "l'Ermite" ou "le Larron". Le déclin et la mort sont inscrits dans des titres tels que "Crépuscule", "la Maison des morts" et "Automne", auquel s'associent "les Colchiques"; un univers légendaire se dessine à travers "la Blanche Neige", "Salomé" et "Merlin et la Vieille Femme"; des noms féminins tels que "Annie", "Clotilde", "Marizibill", "Marie", "Salomé" et "Rosemonde" jalonnent la progression du recueil.
Ce dernier comporte ensuite une section intitulée «Rhénanes» et composée de neuf textes d'inspiration germanique parmi lesquels figure le célèbre poème consacré à "la Loreley". Après trois poèmes assez brefs - "Signe", "Un soir" et "la Dame" -, le long poème "les Fiançailles", divisé en neuf parties dépourvues de titres, évoque de façon poignante la fuite du temps, la solitude et le dénuement.
Le recueil propose de nouveau deux textes brefs - "Clair de lune" et "1909" - puis un long poème en six parties, "A la Santé", issu de la triste expérience de la détention effectuée en septembre 1911 par Apollinaire à la prison de la Santé. Enfin, "Automne malade", "Hôtels" et "Cors de chasse" précèdent l'ultime poème du recueil, "Vendémiaire", dans lequel le poète éternise son chant: «Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi.»
Apollinaire avait d'abord songé à intituler son recueil Eau-de-vie. Alcools est toutefois plus net, provocant et moderne, et rapporte l'acte poétique, dans la continuité de Baudelaire et de Rimbaud, à un dérèglement des sens: «Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie» ("Vendémiaire"). Les références explicites à la boisson enivrante sont fréquentes dans le recueil: «Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie» ("Zone"), «Nous fumons et buvons comme autrefois» ("Poème lu au mariage d'André Salmon"), «Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme» ("Nuit rhénane"). De même, l'univers d'Alcools est jalonné de nombreux lieux pourvoyeurs de boissons: des «tavernes» ("Zone"), des auberges - celle du "Voyageur" est «triste» et celles des "Saltimbanques" sont «grises» -, des brasseries -«Beaucoup entraient dans les brasseries» ("la Maison des morts"), «Elle [...] buvait lasse des trottoirs / Très tard dans les brasseries borgnes» ("Marizibill"). D'un symbolisme multiple, que le pluriel du titre élargit encore, l'alcool désigne l'universelle soif du poète, le paroxysme de ses désirs: «Je buvais à pleins verres les étoiles» ("les Fiançailles"), «Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers / [...] Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boirai encore s'il me plaît l'univers» ("Vendémiaire"). Extrême et intarissable, cette soif, souvent euphorique, court toutefois le risque de demeurer inassouvie: «Mondes [...] / Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré» ("Vendémiaire"). L'alcool suggère en outre la transgression, la possibilité de faire fi des tabous et des normes, en somme les audaces d'une poésie novatrice et moderne.
La poésie d'Alcools se déploie en effet souvent dans la fantaisie et la rupture à l'égard des normes, mais elle se plie également à certaines règles. C'est ce mélange de nouveauté et de tradition, de surprise et de reconnaissance qui fait l'originalité du recueil. Si, sur le plan prosodique, Apollinaire conserve en général la rime et la régularité métrique - avec une nette prédilection pour l'octosyllabe et l'alexandrin -, c'est en raison d'une nécessité interne à sa poésie et non par souci d'obéir à une quelconque contrainte extérieure. La poésie d'Alcools s'enracine dans le chant qu'elle cherche à rejoindre par son souffle propre. Les enregistrements qui demeurent du poète témoignent d'ailleurs de cette parenté: Apollinaire, lisant ses textes, semble chanter. Or la rime et le mètre ne sont pas seuls à contribuer à la musicalité du recueil. La répétition, savamment agencée, confère à de nombreux poèmes un rythme qui les rapproche du cantique. "Le Pont Mirabeau", par la reprise du refrain - «Vienne la nuit sonne l'heure / Les jours s'en vont je demeure» - et celle, juste avant la dernière occurrence du refrain, du premier vers - «Sous le pont Mirabeau coule la Seine» - a l'aspect d'une litanie tragique et conjuratoire. Dans "la Chanson du mal-aimé", la reprise d'une strophe majestueuse par son adresse et solennelle par la référence biblique qu'elle contient - «Voie lactée ô soeur lumineuse / Des blancs ruisseaux de Chanaan» - donne au poème une dimension incantatoire. Ailleurs, la répétition, plus légère et joyeuse - celle par exemple de la tournure, elle-même répétitive, «Le mai le joli mai» dans "Mai" -, confère au poème des allures de chanson populaire, voire de comptine.
Toutefois, rien n'est jamais stable dans cette poésie qui refuse le confort mélodique et préfère l'incertitude. Le poème intitulé "les Colchiques" installe la régularité de l'alexandrin tout en y inscrivant de subtiles fractures: la disposition graphique démembre le mètre - «Les vaches y paissant / Lentement s'empoisonnent» -, certains vers ont plus de douze syllabes - «Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica» - si bien que, finalement, la lecture hésite face à d'autres vers dont on peut faire des alexandrins, au prix de quelques élisions audacieuses - par exemple: «Qui batt(ent) comme les fleurs battent au vent dément» -, mais que l'on peut également considérer comme irréguliers. De même, dans "Marie", un alexandrin unique vient soudain perturber la régularité du poème par ailleurs entièrement composé d'octosyllabes. La prosodie d'Alcools cultive la discordance qui déstabilise, ébranle, introduit comme un déchirement. A l'échelle du recueil pris dans son ensemble, le poème "Chantre", constitué d'un vers unique, qu'Apollinaire appelait drôlement «vers solitaire» - «Et l'unique cordeau des trompettes marines» - produit un effet similaire.
Ces fractures sont à l'image de l'expérience, le plus souvent douloureuse et angoissée, qui se dévoile à travers Alcools. Divers poèmes sont d'ailleurs, de l'aveu d'Apollinaire lui-même, directement liés aux circonstances biographiques. Ainsi "la Chanson du mal-aimé" exprime le désarroi du poète dans son amour malheureux pour une jeune Anglaise, Annie Playden. Toutefois, la matière poétique transcende l'anecdote, notamment grâce à la richesse des images. Certaines, récurrentes dans le recueil, contribuent à son unité, voire à l'envoûtement qui en émane peu à peu lors d'une lecture continue. Ainsi, le flux de l'eau est fréquemment, mais de façon toujours renouvelée, associé au temps qui passe, à la fois irréversible -«Passent les jours et passent les semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent / Sous le pont Mirabeau coule la Seine» ("le Pont Mirabeau") - et immuable - «Je passais au bord de la Seine / Un livre ancien sous le bras / Le fleuve est pareil à ma peine / Il s'écoule et ne tarit pas / Quand donc finira la semaine» ("Marie").
L'automne, saison fascinante et tragique, évoque le déclin de toute chose - «Et que j'aime ô saison que j'aime tes rumeurs / Les fruits tombant sans qu'on les cueille / Le vent et la forêt qui pleurent / Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille / [...] La vie / S'écoule» ("Automne malade") -, la séparation des amants -«Sais-je où s'en iront tes cheveux / Et tes mains feuilles de l'automne / Que jonchent aussi nos aveux» ("Marie") - et la mort - «L'automne a fait mourir l'été» ("Automne"). Ces images sont certes traditionnelles mais la poésie d'Alcools les renouvelle par le traitement qu'elle leur réserve. Amplement utilisée, la comparaison engendre un monde propre qui transmue le poème en vision, souvent violente: «Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre / Maternel qui saignait lentement sur le ciel / La lumière est ma mère ô lumière sanglante / Les nuages coulaient comme un flux menstruel» ("Merlin et la Vieille Femme"). Ailleurs, la métaphore, dont l'allitération renforce l'efficacité, transfigure ce même spectacle initial d'un coucher de soleil en une scène de décapitation: «Soleil cou coupé» ("Zone").
L'univers d'Alcools est en outre résolument ancré dans la modernité, singulièrement celle du monde urbain. La grande ville est présente dans "la Chanson du mal-aimé" - «Un soir de demi-brume à Londres» - ou dans "le Pont Mirabeau" dont le titre évoque explicitement Paris. Le ton est donné dès le premier poème, "Zone", aux références et à la terminologie très contemporaines: «les automobiles», «les hangars de Port-Aviation», «les affiches», «cette rue industrielle», «des troupeaux d'autobus», «le zinc d'un bar crapuleux». Quant au dernier poème, "Vendémiaire", il dresse une sorte de panorama urbain universel: «J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde / Venez toutes couler dans ma gorge profonde.»
Les lieux où se déploie cette poésie sont cependant variés, car le voyage est l'un des thèmes dominants d'Alcools. Des titres de poèmes tels que "le Voyageur" ou "Hôtels" en témoignent. Ceux que l'on appelle les «gens du voyage» sont également présents dans les titres - "Saltimbanques", "la Tzigane" - et dans les poèmes - «Un ours un singe un chien menés par des Tziganes / Suivaient une roulotte traînée par un âne» ("Mai"); «Des sorciers venus de Bohême» ("Crépuscule"). Le voyage est en outre fréquemment rapporté à l'expérience personnelle: «Maintenant tu es au bord de la Méditerranée / [...] Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague / [...] Te voici à Marseille au milieu des pastèques / Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant / Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon / Te voici à Amsterdam avec une jeune fille [...]» ("Zone"). Le voyage dans l'espace va de pair avec celui dans le temps. Le passé du poète est représenté - Alcools se plaît à l'évocation, souvent pathétique, des souvenirs - mais aussi celui de l'humanité, par le biais des mythes, nombreux dans le recueil. Ces mythes sont de sources très diverses - la Bible, les contes populaires, les légendes gréco-latines, orientales, celtiques, germaniques, etc. - et contribuent, par leur exotisme et leur étrangeté, au charme mystérieux et nostalgique qui émane d'Alcools.
Spatial ou temporel, le voyage est signe de liberté et peut donc être associé à la fête et à la richesse: les saltimbanques «ont des poids ronds ou carrés / Des tambours des cerceaux dorés» ("Saltimbanques"). Il signale la toute-puissance de l'imagination poétique: «Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve / Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée / [...] mes pensées de tous pays de tous temps» ("Palais"). Or cet aspect positif du voyage, qui abolit limites et entraves, a son envers négatif. Dépourvu de but déterminé, le voyage est avant tout errance, symbole d'une douloureuse méconnaissance de soi: «Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes / Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes / Et détournant mes yeux de ce vide avenir / En moi-même je vois tout le passé grandir» ("Cortège").
Grâce à la richesse de sa prosodie, de ses constructions et de ses images, Alcools exerce une indéniable fascination. Celle-ci ne doit pourtant pas faire oublier le caractère fondamentalement pessimiste et désespéré du recueil.
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