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Allocution de M Abdelaziz Kacem (Tunisie) aux Biennales de la Poésie 2012 à Liège

poète, essayiste et professeur à l’Université de Tunis et

président d’honneur de la Maison internationale de la Poésie à Bruxelles

 

LES BIENNALES ONT SOIXANTE ANS

 

Dans le prolongement du message chaleureux que  nous a adressé Philippe Jones, un message où, sur ces noces de diamant, en si peu de mots, tout a été dit, je me contenterai de quelques remembrances, juste ce qu’il faut pour dire une certaine fierté nostalgique d’avoir été mêlé de si près à cette exceptionnelle aventure. Les Biennales, ne serait-ce que parce que j’étais dans la confidence et la complicité, j’en ai connu les affres, les accidents, mais aussi la persévérance, l’opiniâtreté, le panache.

 

L’Europe de l’après-guerre se reconstruisait et, pour conjurer ses démons, commençait à poser les premières pierres de son Union. On y discutait  d’élevage, de pêche, de charbon, de marché commun. Et quelle place pour la poésie ? C’est là qu’intervint l’équipe du Journal des Poètes, autour de Pierre-Louis Flouquet et d’Arthur Haulot, et réussit, en 1951, à organiser les Rencontres Européennes de Poésie. Mais l’équipe revoit le projet à la hausse. La poésie est un fleuve intranquille, aux affluents, certes, multiples, mais il est universel et a vocation d’arroser toutes les terres. Il n’est donc plus question d’enfermer ces Rencontresdans leur régionalité, si foisonnante soit-elle. Douze mois plus tard, les Biennales Internationales de Poésie sont nées.  

 

En 1955, le nouvelliste polonais Witold Gombrowicz lançait sa fameuse diatribe : « Personne n’aime les vers et le monde des vers est fictif et faux ». Sûre d’elle-même, la poésie, à travers les Biennales qui s’affirmaient, haussa les épaules et passa son chemin.

 

Soixante ans! C’est loin. C’était hier, pourtant, à Knokke, au bord de la Mer du Nord. À l’époque où les deux communautés de la Belgique mettaient conjointement leur enthousiasme et les moyens nécessaires pour mener à bien cette entreprise.

 

Je ferme les yeux : que vois-je ?

L’image me revient de la Salle Magritte, au Casino de Knokke. Nos « ébats », pour reprendre un lapsus demeuré célèbre du regretté Edmond Vandercammen, se déroulaient sous le regard sylvestre du grand surréaliste. Il y avait là une grande fresque murale où se réfugiait notre attention au moment où certaines interventions s’acharnaient à raser l’assistance. Parmi les éléments de la fresque, me fascinait un voilier fluide, sculpté à même les vagues et que j’avais d’emblée, confondu avec la poésie navigante.

 

Une galerie de portraits défile aux franges du souvenir : la grande stature d’Arthur, entouré de cet autre cercle des poètes disparus : Léopold Sédar Senghor, Jean Cassou, Fernand Verhesen, Pierre Emmanuel, Roger Bodart… qui entrevois-je encore ? Maurice Carême, Pierre Béarn, Pierre Bourgeois, Georges Sion...Ah, ces belles têtes à la fois bien pleines et bien faites. Et ces égéries sublimes qui, présidant au vertige, firent de leur nom terrestre une vaporeuse sonorité : Jeanine Moulin, Andrée Sodencamp, Marie-Claire d’Orbaix.

 

 Arthur se définissait ou acceptait d’être défini comme un chef de hordes. Et ils venaient des quatre coins de la planète, ces hordes. Américains, Russes soviétiques, Africains, Asiatiques, Arabes, frayaient sans barrières idéologiques… 

Pour moi, Arthur était le grand capitaine d’un navire où les mutins ne manquaient pas. Il les appelait « les emmerdeurs professionnels ». Mais qu’aurait été le décor sans eux ?

Mes oreilles vibrent au dialogue des oracles dans la salle et le stimulant brouhaha du hall et des coulisses, rumeur et humeur que je ne manquais pas d’inclure dans le rapport général, exercice redoutable qui me fit dire un jour, à la tribune : Je n’aimerais pas être à ma place.

 

C’était à Knokke, de 1952 à 1979. Les poètes étaient conviés à méditer, à reconsidérer, à remettre en question leur rapport et leur apport au langage, au mythe, au monde, à la société, à la création. C’est à la période Knokkoise que la Xe Biennale a accouché de la Journée Mondiale Poésie-Enfance, qui, à chaque équinoxe du printemps, invite les écoliers du monde à fêter en poèmes leur renouveau. Cette tâche exaltante est infatigablement menée par une marraine insigne : Moussia Haulot.    

 

Puis, dans son propre casino, Knokke joue son titre et perd. Une rupture, une scission linguistique, imprévisible, douloureuse, nous coupa de nos confrères flamands, excellents poètes néerlandophones, mais aussi parfaitement francophones. Karel Jonkheere, pour ne citer que lui, était d’une intelligence, d’un raffinement. Son humour s’appelait encore esprit… Mais que sont nos amis devenus ?    

 

 Le bateau « Poésie » quittait ainsi à regret la Mer du Nord et dériva quatre ans, durant. Puis,  dès 1984, la Meuse, hospitalière, lui ouvrit ses débarcadères. Mais l’aiguade se fit de plus en plus avare. Faute de subsides, on dut se serrer la ceinture, en commençant par amputer la durée de la rencontre d’un jour.  Le capitaine Haulot, sans jamais faire état de ses difficultés à boucler ses fins de Biennales, continuait de héler ses marins qu’infiltraient de sympathiques farfelus ou de pathétiques bardes cruellement déshérités par les Muses. Mais la fraternité en poésie s’étendait à tout le monde.

 

À l’heure où l’idéologie religieuse s’avérait criminogène, la Biennale de 1990 a été consacrée au sacré, domaine où le mysticisme compte de nombreux poètes méditant à l’ombre d’Ibn Arabi et de saint Jean de la Croix. Religieux de toutes barbes ont pu dialoguer avec des laïcs  de tout poil.

 

Parce que les imbéciles heureux, et ils sont légions, croyez-moi, ne prennent pas la poésie au sérieux, les Biennales s’intéressèrent aux conquêtes scientifiques. D’éminents hommes de science, des chimistes, des biologistes, des astrophysiciens, des informaticiens sont venus, à plusieurs reprises, participer avec joie à nos travaux, reconnaissant par là même à la poésie sa contribution à la connaissance par les voies et moyens qui sont les siens. Des astronautes, un Américain et un Russe ont même aluni sur notre galaxie.

 

Les Biennales se sont toujours montrées attentives aux mutations et dérives sociétales. Quand l’amour déboussolé, pour reprendre le titre d’un livre écrit par un couple de soixante-huitards repentis,  voit son langage se rétrécir jusqu’à ne plus parler que de partenaires, d’ex, de mecs et de nanas de passage, la XIXe Biennale que j’ai eu l’honneur de présider, en 1994, tint à revisiter la passion amoureuse de Diotima à Louis Aragon en passant par le Medjnoun d’Arabie et les troubadours.

 

Je m’arrêterai au seuil incertain de ce siècle où, dans les conventions internationales le terme « intérêt commun » remplace la vieille et noble notion d’ « amitié entre les peuples ». Quand, en 1996, Samuel Huntington lança un pavé dans la mare, son livre, Le clash des civilisations, provoqua une controverse mondiale telle que, pour conjurer ce mauvais présage, 2001 a été proclamé « Année des Nations Unis pour le dialogue des civilisations ». Pour contribuer, aux côtés de l’UNESCO, à cet effort international pour une meilleure compréhension dans le monde, la Biennale de l’automne 2001, fit retentir les « Tambours de la Paix. ».

 

Par leur diversité et leur convivialité, toutes les Biennales Internationales de Poésie procèdent du grand dialogue des cultures et si je ne devais retenir qu’une chose de ces rencontres, c’est d’abord, je l’ai dit et je le répète, la somme des travaux réalisés autour de thèmes si riches, si variés et complexes. On peut difficilement avoir aujourd’hui une idée significative de la poésie mondiale depuis les années cinquante du siècle passé, sans consulter les centaines de contributions, témoignages et réflexions, présentées au cours des diverses sessions par des poètes souvent de grande envergure, venus de tous les pays et de tous les horizons. Il s’agit là d’un important travail de recherche qui reste à faire par des universitaires belges et autres.

 

Pendant toute sa période knokkoise jusqu’à ses débuts liégeois, les Biennales bénéficiaient d’une large couverture médiatique, en Belgique. Ses échos parvenaient jusqu’au Figaro et le Monde. Puis nous en sommes arrivés à quémander pour la poésie une place équivalente à une grille de mots croisés.

Alors saluons, cette chère Luc Norin, elle aussi ancienne de Knokke, et, à travers elle, la Libre Belgique, qui ne nous a jamais réduits à ces extrémités.

  

Ne nous méprenons pas. Nous vivons dans le plus prosaïque des mondes. Sachons rime et raison garder.

 

 Longue vie à toi, cher Philippe Jones. Ton verbe et ta prestance nous ont manqué. Je t’emboîte le pas dans la vétérance. Puisses-tu ne jamais m’abandonner.

 

En tant que poète, membre du CA, je l’ai dit, je l’ai écrit à plus d’un responsable politique de ce pays que nous aimons et que nous remercions de nous avoir tant de fois accueillis, et je le redis à cette tribune :

Les Biennales sont mortelles. Si elles venaient à disparaître, un espace de réflexion et de liberté s’estomperait. Ce serait une forêt en moins pour notre oxygène mental et affectif. Ce serait un coup porté à la fraternité du verbe, ce qui arrangerait les affaires de tous les intégrismes. Ce serait aussi un label, une enseigne en moins pour le rayonnement culturel de la Belgique. L’œuvre d’Arthur Haulot mérite de lui survivre, de nous survivre, sur les rivages de la Meuse, la Meuse toujours recommencée.

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Commentaires

  • Que de grands et beaux noms d'hommes et de femmes qui ont joué un rôle majeur dans la pensée culturelle belge sont évoqués ici, et sont pourtant totalement inconnus du grand public, à qui l'on sert le grand n'importe quoi télévisuel d'aujourd'hui.  

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