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Une vie de trop

 

 

Mon nom est Samuel Braunberger, je suis juif. C’est mon père qui me l’a dit lorsque je suis revenu de l’école, j’avais huit ans, et que je lui ai raconté qu’un de mes condisciples m’avait jeté à la figure : sale juif !

Dans l’immeuble où nous habitions, nous occupions  deux pièces. Il y avait la cuisine, et puis une autre pièce qui était la chambre à coucher de mes parents. Moi, je m’en souviens, je dormais dans un lit cage que ma mère refermait le matin. Les lavatorys, comme on disait, se trouvaient au bout du couloir et servaient à tous les habitants de l’étage.

Il n’y avait que des émigrés dans cet immeuble. L’entrée conduisait à une cour intérieure où s’élevaient trois autres pâtés de maison. Une fontaine au milieu de la cour permettait aux femmes de laver leur linge. Je ne sais pas si les adultes se connaissaient parce qu’ils étaient nombreux. Certains d’entre eux, on ne les voyait jamais, d’autres travaillaient le dimanche. Les enfants, eux se connaissaient fort bien. Parce qu’ils jouaient  entre eux, parce qu’ils fréquentaient la même école, ou tout simplement parce que pour une raison ou une autre, ils avaient eu l’occasion de se croiser. Et il y a des signes qui identifient les enfants aux yeux des autres enfants sans qu’il faille connaître leurs noms.

L’un est l’occupant du troisième, côté cour, l’autre, et ce n’est pas une marque de mépris, est le fils de l’ivrogne qui claque les portes quand il rentre le soir, un autre encore ou une autre, le fils ou la fille d’une dame qui se refuse à parler aux occupants de l’immeuble, et qui prétend qu’elle est originaire de Varsovie. Comment faire autrement dans des immeubles de ce genre ?

En face de l’immeuble, il y avait une petite épicerie où les habitants de l’immeuble se fournissaient en sucre, en lait, en pommes de terre, en fromage frais, en cornichons salés, en matzos et en pain. Je me rappelle cette épicerie parce que je me souviens de la fille de l’épicière. Nous devons être nombreux à nous en souvenir, elle alimentait nos rêves d’enfants. Mais je ne me souviens plus de son nom.

Le dimanche après-midi était consacré à des jeux de rue, ballon ou autre. Puis, jusqu’à ce que nos parents nous appellent pour souper, notre cercle d’amis se réduisait à mesure que le temps passait alors même que nous discutions de choses qui devaient être importantes, si j’en juge à l’excitation que ça nous procurait. Il y avait là Frédéric qui, je l’ai appris bien plus tard, est devenu danseur mondain, sa compagne et lui avaient gagné des concours. Il y avait souvent le jeune Nichkiki, c’est ainsi que nous l’appelions, qui mangeait des vers de terre ou des morceaux d’étrons secs, et qui est devenu un éminent professeur de linguistique. Et il y avait celui que nous appelions Jo-le-sot parce qu’il était toujours le dernier de la classe. C’est lui qui a épousé, m’a-t-on dit, la fille de l’épicière dont je ne me souviens plus du nom.

Un jour, mes parents ont décidé que nous allions déménager. Pas pour un autre quartier mais pour une autre ville.

- Il faut nous intégrer à la population de ce pays. Ici, nous ne quittons pas le nôtre.

En Pologne, mon père était cordonnier, il fabriquait des chaussures pour de petits industriels. C’était, d’après lui, un très bon ouvrier, consciencieux et rapide, que les industriels s’arrachaient. Il gagnait très bien sa vie et quand il s’est marié, il n’a eu besoin de l’aide de personne pour s’installer. D’ailleurs, tant du côté des siens que du côté de sa fiancée, ils n’étaient riches ni les uns ni les autres.

J’avais onze ans quand mes parents ont effectivement déménagé. C’était une période étrange pour le gamin que j’étais. Sur les vitrines de l’Innovation et du Bon Marché, il y avait des affiches aux couleurs nationales qui proclamaient : achetez belge. Et ces images que je revois s’entrechoquent avec d’autres où je vois mon père embrasser un ami dans le couloir de l’immeuble, un ami qui lui dit : demain, je rejoins les brigades. Ou d’autres encore où j’écoute la radio et je répète ce que j’entends « nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried ».

J’ignore comment et pourquoi, mes parents ont débarqué à Tournai. Le calme peut-être ou le fleuve qui traverse la ville de part en part. Le magnétisme de la ville,- je sais, c’est un mot qui fait rire ceux qui passent à Tournai sans y rester.- avait agi sur eux si bien que c’est là qu’ils avaient décidé de s’installer. Et à l’instar de tous les Tournaisiens que j’ai connus, ils trouvaient la ville triste à en mourir mais ils ne l’auraient quittée pour rien au monde. Enfin, j’exagère peut-être un peu.

Avant d’habiter à Tournai, nous avons habité à Frameries, à proximité de Mons. Je me souviens qu’ils y avaient ouvert un café, et c’est ma mère qui servait les clients, lesquels souvent l’invitaient à boire avec eux. Moi, mes parents m’avaient inscrit au patronage de la commune. Le dimanche, le curé de la paroisse projetait des films dans la salle paroissiale.

Après la séance, j’achetais un gros sachet de frites dorées, surmontées d’un morceau de boudin noir, une grosse cuillérée de moutarde ou de piccalilli en supplément. Les enfants ont l’œil plus exercé qu’on ne le croit, j’avais remarqué que le marchand de frites qui, de la main droite versait les frites dans un énorme sachet, de la main gauche enserrait le bas du sachet, le poing fermé. Il le remplissait de manière spectaculaire mais avec moins de frites que les clients ne l’imaginaient.

Un jour, nous n’étions pas installés depuis longtemps, ils décidèrent de déménager une fois de plus. Pourquoi à Tournai ? Pourquoi pas. Ils y  ouvrirent un magasin de chaussures à l’enseigne : « chez Samy », ce n’était pas le nom le plus judicieux mais à cette époque, c’était avant la guerre, le pire n’était pas encore sûr. Sur les rayonnages, il y avait plus de boites vides que de boites pleines. Après tout, on fait avec l’argent qu’on a, et il suffisait de ne pas ouvrir une boite vide devant un client.

A l’école communale qui se trouvait à proximité de notre domicile, j’avais intégré la sixième primaire. L’école se nommait Ecole de la Justice, et je me demandais quel rapport il y avait entre une école communale et la Justice. Je trouvais le rapprochement très heureux. Mais, et c’était tout bête, c’est parce qu’elle se situait rue de la Justice, et à proximité d’un bâtiment imposant qui était le Palais de Justice. Dommage, il y avait de quoi faire rêver l’enfant que j’étais.

Très vite, je me suis montré bon élève, bon camarade, soucieux de plaire. Un peu blagueur peut-être. S’il n’y avait eu un gaillard costaud qui n’avait peur de personne, et qui s’était institué mon ami et mon garde du corps, je crois bien que durant les récréations j’aurais eu quelques ennuis avec certains de mes condisciples. Mais ce n’étaient que des histoires de gosses, pas davantage, qui ne nous empêchaient pas de sortir ensemble.

Parfois, avec un peu de chance, un copain qui portait des culottes de golf qu’il laissait trainer jusqu’à terre, m’emmenait avec lui pour aller voir les filles à l’heure de la sortie des classes chez les Ursulines. Du doigt, il me montrait sa copine qui faisait semblant de ne pas le voir.

L’année suivante j’avais douze ans, j’entrais en secondaire, nous étions en 1939, à la veille de la guerre, et au retour de l’exode le pays avait été envahi. Mes parents ne parlaient pas souvent de la guerre. Pas devant moi, en tout cas. Ou alors, c’est moi qui déjà commençais à enterrer au plus profond de ma mémoire des images que je voudrai oublier quelques années plus tard.

En fait, peut-être faut-il en sourire, il y avait deux guerres qui se déroulaient en même temps. Une guerre que les allemands menaient contre un certain nombre de pays, qui suscitaient de l’indignation, un esprit de résistance ou, au contraire, de la complaisance. Ou simplement de l’indifférence parce qu’on ne savait pas encore qui gagnerait cette guerre.

Et il y avait une guerre qui se menait contre les juifs sans leur laisser le choix d’y être favorables ou non, ou de souhaiter ou non la victoire de l’adversaire. A y bien réfléchir, c’était le comble du mépris. Et l’isolement des juifs, leur séparation d’avec leurs concitoyens, c’était leur tendre un miroir et leur dire : regardez, vous n’êtes rien. A partir de là, les allemands pouvaient tout exiger d’eux.

En 1942, les juifs avaient été avertis par des représentants officiels de la communauté juive, qu’ils devaient se présenter dans un centre d’accueil pour y être déportés. Et de nombreux juifs se présentèrent et furent déportés. Après tout, cette convocation, c’était un ordre. Est-ce qu’on se dérobe devant un ordre quand on est un citoyen soucieux de la légalité et de son devoir?

Je suppose que mon père ne l’était pas et qu’il avait pensé qu’il était temps de se prendre en mains. Avec l’appui d’amis qui nous avaient fourni de fausses pièces d’identités, ma mère s’appelait Cécile Vander, mon père Léon Berger et moi je me prénommais Pierre, nous sommes partis vers la France Libre ou la France non-occupée ou, pour le dire simplement, au-delà de la ligne de démarcation qui coupait pour un temps la France en deux.

Si désormais je savais que j’étais juif, je devais faire comme si je ne l’étais pas, mes parents me le répétaient souvent. C’est à cette époque que j’ai appris à me taire et à me méfier de tout. Et si le fils du boulanger du village où nous étions réfugiés m’accusait de manger le pain des français, ce n’était pas parce que j’étais juif mais parce que j’étais étranger. J’étais heureux de pouvoir ainsi me confondre avec le reste de la population.

C’est bon de ressembler à un groupe, si possible au groupe le plus puissant. Le nombre, c’est le visage de la vérité, non ? Plus il est élevé, plus elle est ressemblante. Comment savoir à quel groupe on appartient ? C’est simple : se fier aux critères.

Mon père a été arrêté en 1941 à la suite de l’exécution d’un collaborateur, un notaire dont les allemands avaient fait le bourgmestre de la ville.  Les allemands ont arrêté des francs-maçons, des notables connus pour leurs sentiments antiallemands et le seul juif dont ils disposaient. Ils les ont pris en otages, et fourrés à la citadelle de Namur. Ils étaient vingt.

La reine est intervenue en leur faveur, et le général Von Falkenhausen lui a promis de faire un geste. Deux mois plus tard les vingt otages ont été libérés. Mon père comme les autres. Il avait été pris comme otage en tant que juif. Il a été libéré en tant qu’otage bien que juif. En tant que juif, on l’arrêtera quand ce sera le moment d’arrêter les juifs. C’est pour cela qu’il a décidé de cesser d’être juif.

Lorsque le pays a été libéré, nous sommes revenus chez nous. Un ami me l’a rappelé quelques années plus tard : je me dérobais devant des condisciples qui me disaient combien ils étaient heureux de me  revoir mais qui n’osaient pas me demander d’où nous revenions, vivants. A croire que je voulais dissimuler cet épisode de ma vie. A croire que j’en étais honteux.

Je suis retourné à l’école mais les cours me paraissaient insignifiants, et un an plus tard, je les abandonnais. C’était vraiment trop bête ce qu’on nous enseignait, l’histoire telle que les livres la décrivaient, et cette morale qui disait ce qu’il fallait considérer comme bien et ce qui était mal. Ils n’avaient donc rien appris, ou alors c’est qu’il ne s’était rien passé.

C’était le moment où revenaient des camps de concentration des milliers de survivants. Mais ils avaient été des millions à y mourir, des juifs pour la plupart. Les actualités cinématographiques montraient des choses horribles. Est-ce qu’on pourrait un jour les oublier ? Aujourd’hui je pense que oui. Aujourd’hui, de toute manière, la plupart d’entre eux seraient morts. Mais, de toute évidence, je ne suis pas parvenu à les oublier. Vous vous souvenez du visage de ce jeune garçon, presqu’un enfant, la casquette enfoncée sur le front, ses yeux surtout qui vous interrogent encore aujourd’hui, vous vous souvenez ?

Je suis devenu journaliste presque par hasard pour un de ces journaux qui s’étaient créés dès la fin de la guerre. Je signais mes articles, des interviews littéraires ou des actualités locales du nom de Pierre Berger, et quand il ne s’agissait que de quelques lignes ou d’une information anodine, des seules initiales : P.B. Je reconnais que la discrétion des initiales, tout compte fait, me plaisait davantage que l’exposé de mon nom, même si ce dernier en dissimulait déjà un autre. A croire que je ne voulais pas exister en tant que moi-même.

Je sais combien la formule paraît absurde mais ne décrit-elle pas une des motivations du comédien autant que son exhibitionnisme? Que veut-il cacher lui aussi ? Et pourquoi pas d’autres parmi nous qui sont censés n’avoir rien à cacher, et que leur masque dissimulera jusqu’au dernier de leurs jours.

Je me disais qu’il fallait avancer dans la vie sans heurter personne, de manière si discrète qu’on en devenait transparent. Etre un homme ordinaire parmi des gens ordinaires. Libre à certains, à leur risques et périls, de se mettre en avant, d’ambitionner une place en pleine lumière.

Moi, je le savais, je n’étais vivant que par hasard alors qu’ils étaient si nombreux ceux qui ne l’étaient plus et l’auraient mérité davantage que moi. Des savants, des écrivains, des peintres, qu’importe le talent…des individus qui avaient quelqu’un à chérir. Ou que quelqu’un chérissait.

Je me suis marié avec une jeune femme non juive au désespoir de mes parents, de celui de ma mère surtout. « Souviens- toi, Sammy, durant la guerre, des femmes ont dénoncé leur mari pour n’être pas assimilées à des juifs auprès des autorités allemandes », me disait-elle. Que ne ferait-on pas si votre vie est en danger ? J’en ai beaucoup voulu à ma mère. Et moi, est-ce que j’avais réellement envie d’être assimilé à ces juifs tels que les représentaient les non-juifs ?  Etre de ce peuple dont l’histoire baignait dans le sang ? Non, je l’avoue, je ne voulais pas être un élu parmi ce peuple d’élus, ce coupable idéal et universel que l’on sacrifie à chaque grande fête de l’Histoire humaine.

Je n’ai jamais connu mes grands-parents. En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Lorsque j’avais quatre ans, ma mère est retournée en Pologne pour revoir ses parents. Ils voulaient voir leur petit fils. Ma grand-mère maternelle avait épousé un fermier en seconde noces. Ils vivaient tous les deux dans un village proche de la ville où je suis né. J’ai le vague souvenir d’une dame qui portait un chignon à plusieurs étages et qui s’était affolée parce que, les mains nues, j’avais retiré du four un gâteau brûlant.

Du côté paternel, je me souviens d’un visage souriant, la moustache fournie comme celle d’un paysan auvergnat. J’étais fier de lui ! Il parait que mon arrière grand-père du côté maternel, le père de la personne au gros chignon, était relieur de livres et passait aux yeux des membres de la communauté de son village pour un érudit, un sage, une sorte de rabbin. Je dis : il paraît, mais peut-être est-ce moi qui l’ai imaginé.

Dans un mondé féru de généalogie, où on descend de quelqu’un, où on vient de quelque part, c’est étrange de n’avoir pour famille que son père et sa mère. Je n’ai jamais dis de quelqu’un:« c’est mon cousin ou c’est ma cousine, et j’étais amoureux d’elle quand j’avais douze ans, ou c’est mon oncle et c’était un type bizarre ou un comique ».

Le journal pour lequel je travaillais a cessé de paraître quelques années plus tard, mais par l’entremise d’un ami j’avais trouvé un poste dans un journal plus important. Je n’y signais pas d’article, j’étais employé au secrétariat de la rédaction, un poste sans éclat mais qui demandait peu d’attention, peu d’initiative, simplement le respect du rédacteur. Ne pas voir mon nom au bas d’un texte ne me frustrait pas, ce nom qui n’était pas le mien mais qui existait davantage que le vrai.

Tout le monde m’appelait Pierre ou Monsieur Berger. Même hors du journal, c’était Pierre ou Monsieur Berger, au point que face à une instance administrative ou à la Banque ou lorsqu’il fallait décliner mon identité conformément à celle qui figurait sur des documents officiels, il m’arrivait d’hésiter. Nos amis disaient les Berger, et ma femme rectifiait au début. Mais c’était plus ridicule encore, et ça paraissait affecté. « Qu’est-ce qu’un nom ? » avait dit un personnage de théâtre. Entre nous, bien sûr, elle continuait de m’appeler: Sammy ou Sam.

Somme toute, nous vivions dans deux mondes que seule la texture d’un nom séparait. Ou alors c’est moi qui voyais ou imaginais une différence là où il n’y en avait pas.

Nous étions mariés depuis près de vingt ans quand les prémices du cancer se sont manifestés. Nous n’avions pas d’enfants. J’étais d’une génération où l’on associait souvent guerre, mort et enfants. Ce sont toujours les jeunes qui meurent à la guerre. Les vieux en général, et les généraux, si je peux me permettre cette plaisanterie plus qu’éculée, je sais, meurent dans leur lit. Les jeunes craignent moins la mort. Parce que ce qu’on craint, et les plus âgés le savent, ce n’est pas cet accident aussi absurde que celui de la naissance, mais c’est de ne plus vivre.  Parce-que chaque jour qui passe dépose des images. Les souvenirs, bons ou mauvais, prouvent que vous avez existé.

Les jeunes ont moins de souvenirs que leurs aînés, mais ils sont convaincus qu’ils sont la substance d’un grand dessein. Au contraire de leurs aînés moins assurés de l’être, ils savent qu’ils ne peuvent pas mourir avant que ce dessein ne se réalise. Voilà pourquoi, non seulement ils craignent moins de mourir mais ils imaginent qu’ils ne peuvent pas mourir.

Même sous  les  bombardements, couché à plat ventre sur le sol, je levais les yeux vers le ciel, et une curieuse exaltation soulevait ma poitrine. Je ne pouvais pas mourir. La preuve, c’est que j’avais survécu durant de nombreuses années et que je vivais encore. Hélène, elle, n’était pas immortelle et, proche de la mort, elle n’avait été animée d’aucune exaltation particulière.

Jusque là, je ne savais pas à quel point j’aimais ma femme. Le soir de notre mariage, comme des esprits forts, nous nous étions juré de nous aimer le plus longtemps possible, qui peut prévoir l’avenir? Pour Hélène, j’avais été celui qu’elle aura aimé jusqu’au dernier de ses jours.

Lorsque ma mère est morte, c’était à peine quelques mois avant la mort d’Hélène, je n’ai pas éprouvé cette sensation de vide que je ressentais désormais. Peut-être parce qu’il est naturel que les plus âgés meurent avant les plus jeunes et contribuent ainsi à un juste équilibre des générations. Quand c’est le contraire qui se produit, l’équilibre en est bouleversé, et on aboutit à une civilisation de vieillards sans beauté, sans énergie et sans courage. Et qui craint l’avenir.

Mon père, lui, est mort quelques mois après la mort d’Hélène. Il ignorait la mort d’Hélène. Je ne le lui avais pas dit parce qu’il n’avait plus sa tête à lui, comme on dit.

Mon père m’avait raconté la fin heureuse d’un de ses amis. Agé de plus de quatre-vingt ans, il marchait à la  rencontre des trams en levant sa canne. Il criait : ce tram est à moi, de quel droit vous en servez-vous ? Des agents de police l’ont entouré, il a été placé dans un asile, et il est mort persuadé qu’il était à la tête d’une flottille de tramways. Pourquoi pas ?

Tout compte fait, durant cette année là, j’ai beaucoup côtoyé la mort, la mort des autres. Je me retrouvais pour la première fois seul comptable de ma vie. C’était une période curieuse. J’avais l’impression de voir un film à l’envers. Un de ces vieux films d’actualités où les personnages passent leur temps à courir. Les gestes saccadés, ils s’inscrivent définitivement dans l’histoire. Hitler, Staline, Daladier, Chamberlain ! Ils étaient les protagonistes d’une histoire des hommes que je n’ai connue qu’après la guerre. Tout semblait caricatural, mais les morts, de plus en plus nombreux, ne se relevaient pas.

Je me suis souvent demandé à quoi on pouvait reconnaître qu’une guerre allait survenir. Pas de ces petites guerres qui depuis un certain nombre d’années éclatent à différents endroits de la planète, non ! Une guerre sérieuse avec des ennemis suffisamment proches pour qu’ils puissent se réconcilier rapidement et que les survivants puissent se demander pourquoi leurs proches se sont fait tuer. Ce sont des guerres normales dont on enseigne la stratégie dans toutes les bonnes écoles militaires, sans se préoccuper de la nationalité de l’auteur qu’on étudie.

Pour les juifs, ça n’avait pas été pareil. Eux qui étaient habitués à ce qu’on les persécute à chaque éruption d’acné sur le visage de la communauté dans laquelle ils se trouvaient, durant les guerres de plus grande ampleur, ils étaient assimilés d’office à ces communautés. Il arrivait que durant certains assauts un juif tuât un juif porteur d’un uniforme différent du sien. Il en était profondément désolé bien sûr mais c’était le prix à payer pour continuer d’être le semblable de ses semblables.

Mais durant cette guerre-là qu’on appelle encore la dernière guerre, il n’y avait pas de bons ou de mauvais juifs. Tous, ils étaient mauvais, tous, il fallait les éliminer. Durant cette guerre-là, certains n’ont pas eu droit à la mort à laquelle ils étaient destinés ni à l’endroit où leurs proches pourraient se recueillir sur leur tombe. Honnêtement, aujourd’hui que tant d’années ont passé, je peux le dire, ce n’était pas juste.

Et moi ? Il faut bien le reconnaitre, j’ai joui d’un bonus par rapport à ceux qui avaient mon âge. Ceux qui comme tant d’autres avaient la vocation d’être heureux et qui sont morts. Et tout ça parce que ils étaient juifs. Mais c’est quoi un juif ? Je pensais qu’il était bien tard pour en débattre.

Un jour qu’il y avait une commémoration à Auschwitz, j’ai accompagné les organisateurs. Vers la fin de l’après-midi, je me suis rendu dans la baraque la plus éloignée, j’ai attendu que tout le monde ait quitté le camp, je me suis étendu sur un des châlits et j’ai pensé que c’était peut-être ma place que je retrouvais. Peut-être que c’est ce qu’ils veulent, ceux qui me regardent comme si je n’étais pas tout-à-fait des leurs, comme si cependant, ils attendent de moi que je leur dise quelque chose que nous ne comprenons ni les uns ni les autres mais qui est important.

 

 

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Commentaires

  • Je connais une bonne partie de ce texte également. Etant de la même génération, j'ai évidemment connu pas mal des événements que vous décrivez si bien.

    Merci à vous de me rappeler ainsi une partie de mon passé, même s'il a été quelque peu perturbé ....et c'est peu dire.

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