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12273078255?profile=original"Les caractères" sont un recueil de maximes et portraits moraux de Jean de La Bruyère (1645-1696), publié à Paris chez Estienne Michallet en 1688; neuf éditions revues, augmentées et corrigées chez le même éditeur jusqu'en 1696.

On pourra sans grand risque soutenir que, en dépit des Dialogues sur le quiétisme, La Bruyère est l'homme d'un seul livre. C'est vers 1674 - peut-être même dès 1670 - qu'il a dû commencer à consigner par écrit ses réflexions sur la société qui l'entoure, et jusqu'à l'année de sa mort il ne cessera de corriger et de retravailler un texte qui fixe pour nous la vérité de son auteur. OEuvre en un sens autobiographique, puisque issue pas à pas de l'expérience personnelle (celle en particulier du préceptorat de Louis de Bourbon, petit-fils du Grand Condé) avec son lot d'admirations et surtout de rancoeurs. Le bourgeois propulsé dans la maison de Condé rencontre en effet, dans ce poste d'observation privilégié sur la noblesse et la cour, mille occasions quotidiennes d'humiliations, surtout s'il se double d'un intellectuel timide. Les Caractères sont une façon de revanche. Une revanche au demeurant précautionneuse: lorsque, en 1688, le livre paraît, son auteur reste anonyme et son titre s'abrite derrière un autre, les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les Caractères ou les Moeurs de ce siècle. Apparemment, il ne s'agit que d'une imitation, d'un prolongement modeste apporté à l'oeuvre du philosophe antique, cette dernière bénéficiant d'ailleurs d'une typographie plus aérée. Le public pourtant ne s'y trompe pas, qui absorbe trois éditions en un an. Six autres paraîtront du vivant de l'auteur. Plus encore que le succès, avec son parfum de scandale - une première clé manuscrite prétend dévoiler, en 1693, les personnes visées dans les portraits-charges du moraliste - et son cortège de polémiques - des Anciens contre les Modernes, des «esprits forts» contre les croyants -, les Caractères apportent à La Bruyère la gloire: le 16 mai 1693, il est sur cet unique ouvrage élu à l'Académie française.

Entre 1688 et 1696, le livre va considérablement évoluer. Point dans le nombre (16) ni dans l'ordre de ses chapitres, mais dans le nombre des remarques qui les composent. On passe de 420 remarques pour la première édition à 1 120 pour la dernière. La Bruyère ajoute toujours, puisant notamment dans un manuscrit élaboré sur une quinzaine d'années et dont une partie seulement a formé l'édition de 1688, sans presque rien retrancher (rarissime exception: la remarque 19 du chapitre «Du souverain ou de la république»). Ces ajouts n'ont pas pour but d'équilibrer la longueur des différents chapitres, mais d'introduire plus de diversité à l'intérieur de chacun d'eux par une alternance de textes différenciés. On distingue en effet trois types de remarques: les maximes - l'ouvrage de La Rochefoucauld avait été édité à Paris en 1665 -, par définition brèves et exprimant une vérité morale universelle; les réflexions, qui interviennent en commentaire d'un énoncé général et comptent en moyenne une dizaine de lignes; les portraits enfin, de longueur variable, et dont les modèles sont désignés la plupart du temps par un nom fictif. D'une édition à l'autre, le pourcentage des réflexions (environ 30%) varie peu, alors que celui des maximes recule sans cesse devant les portraits: cette évolution reflète, bien que La Bruyère proteste de sa bonne foi, le goût stimulé des mondains pour l'énigme médisante, à laquelle nul n'est en peine de trouver une solution. Au début de sa carrière littéraire, La Bruyère est gouverné par la prudence: il ne se donne guère pour ambition d'améliorer ses semblables, la place de la satire est limitée (une dizaine seulement de portraits, aux allusions opaques, et dont les victimes sont souvent décédées). Mais petit à petit les attaques personnelles vont se faire plus nombreuses et directes, l'auteur va afficher son désir d'instruire et de réformer le lecteur; il donne un cours plus libre à son pessimisme et aboutit à une véritable critique sociale. A la fin, il tranche du philosophe et se pose - nouveau Pascal - en apologiste de la religion chrétienne. Mais c'est aux Essais, et non aux Pensées, que l'évolution des Caractères fait bien plutôt songer: un auteur couvert d'abord par un ou plusieurs écrivains antiques et satisfait apparemment d'écrire entre leurs lignes refait toute sa vie un livre de plus en plus volumineux, complexe et personnel auquel la postérité va l'identifier.

I. «Des ouvrages de l'esprit». «Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent» (Remarque 1). Quand bien même il resterait place pour un talent nouveau, les critiques se ligueraient contre lui, par incompréhension ou jalousie. Le seul salut possible est dans un retour au simple et au naturel qu'ont illustrés les Anciens et que les «honnêtes gens» sont encore capables de goûter.
II. «Du mérite personnel». Le mérite devance l'âge chez ceux qui sont de royale lignée, mais les grands génies ne leur sont pas inférieurs. Quant au sage, il renoncera à se faire valoir plutôt que d'avoir à dépendre des autres.

III. «Des femmes». Les femmes ont-elles du mérite? Si l'on met à part celles qui bénéficient d'une haute naissance, leur mérite se ramène à leur beauté - beauté trompeuse, car éphémère et fardée. Lorsque le temps de plaire est passé, elles se jettent dans une dévotion affectée et envieuse, décidément incapables de se conduire jamais par raison.
IV. «Du coeur». Le coeur sert à aimer: non point de la passion violente de l'amour, mais de la préférence d'estime que veut l'amitié. Il est aussi le siège de la générosité, vertu opposée à la prodigalité comme à l'avidité et qui donne sa douceur au commerce des hommes.

V. «De la société et de la conversation». Les entretiens ordinaires sont vains et incommodes: comment éviter Acis - le «diseur de phoebus» -, Arrias - l'esprit prétendument universel - ou le grossier Théodecte? Chacun ne pense qu'à éblouir les autres, les railler, les écraser, quand la politesse consisterait à les rendre contents d'eux-mêmes en leur donnant de l'esprit.
VI. «Des biens de fortune». L'acquisition des richesses se fait au détriment non seulement du repos et de la santé, mais de l'honneur et de la conscience. Une consolation cependant devant l'ascension insolente des parvenus: la rapidité de leur chute.

VII. «De la ville». Paris est «le singe de la cour» (R. 15): les hauts magistrats s'acoquinent avec ce qu'il y a de plus dévergondé dans l'aristocratie; les parasites pullulent, pures nullités (ainsi Narcisse) qui jouent les utilités; les bourgeois ne proportionnent plus leur dépense à leur revenu, mais à leur vanité.
VIII. «De la cour». C'est le pays de l'esclavage. On y passe son temps, dans le brouhaha des antichambres et des escaliers, à contraindre ses sentiments pour plaire aux amis du nouveau favori tout en se ménageant à force de flatteries des appuis qui doivent nous permettre de le remplacer. «Vous êtes homme de bien?» Pronostic immédiat: «Vous êtes perdu» (R. 40).

IX. «Des grands». La grandeur est loin d'aller avec le discernement: parmi ceux qui sont au service des puissants, les gens d'esprit sont le plus souvent méprisés, alors que les intrigants entrent dans la confidence de leurs maîtres. C'est le règne des intendants et des bourgeois, qui profitent de l'ignorance où sont les grands de leurs propres affaires comme de celles de l'État.
X. «Du souverain ou De la république». Tous les régimes se valent, hormis la tyrannie. Pour l'État, le plus sûr est de n'introduire aucune réforme, car c'est donner l'exemple du changement. En politique extérieure, la guerre est une solution désastreuse qui, outre les maux qu'elle cause directement, empêche de procurer le bien au peuple.

XI. «De l'homme». Dans ses relations avec autrui, l'homme fait l'expérience de l'inconstance, de l'incivilité et de l'injustice. Tous ces maux ont une racine naturelle en son coeur: l'amour-propre. Ils s'ajoutent à ceux qui lui viennent de sa constitution physique, promise à la caducité et à la mort.
XII. «Des jugements». Nous jugeons mal. A preuve, les contradictions qui paraissent entre nos jugements. C'est qu'ils sont gouvernés par le préjugé, fondés sur l'apparence et en définitive portés sur un objet lui-même contradictoire. Deux instances peuvent échapper à l'erreur: la postérité et les philosophes.

XIII. «De la mode». Généralement parlant, «il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter» (R. 11). Il importe cependant d'y résister lorsqu'elle intéresse «le goût» (R. 1) - qu'elle fixe de façon pathologique sur des objets insignifiants -, et surtout la conscience - la mode de la dévotion multiplie les émules de Tartuffe.
XIV. «De quelques usages». Les habitudes du temps montrent des bourgeois enrichis qui n'hésitent pas à se faire passer pour nobles de souche, un clergé trop souvent gagné par les moeurs chicanières et cupides du monde, une justice forte surtout devant le faible et vivant de la contestation des testaments les plus authentiques.

XV. «De la chaire». «Le discours chrétien est devenu un spectacle» (R. 1): les sermons se parent d'ornements étrangers à la gravité de la parole sacrée - figures réitérées, traits brillants, descriptions précieuses - et visent beaucoup moins à convertir qu'à se faire admirer. Un prédicateur véritablement apostolique s'épargne ces vaines recherches pour se livrer à l'inspiration divine.
XVI. «Des esprits forts». L'expression est ironique car les libertins, loin de montrer une quelconque force de raisonnement, ne font que suivre les passions qui les attachent à la terre, ou la mode de l'impiété affichée par les Grands. Quelle déraison chez les prétendus rationalistes! Ce qui pense en moi ne peut être qu'esprit et ne saurait tirer sa première cause de la matière. L'ordre de l'univers immense exclut d'autre part qu'il soit régi par le hasard.

Les Caractères suivent-ils un plan? Il n'est pas évident de découvrir une logique dans la suite de leurs chapitres ou de leurs remarques. La Bruyère semble le premier donner dans l'illusion rétrospective lorsqu'il écrit en 1694, dans la Préface de son Discours à l'Académie, que les quinze premiers chapitres «ne sont que des préparations au seizième»: leur objet serait de ruiner systématiquement «tous les obstacles qui affaiblissent d'abord, et qui éteignent ensuite dans tous les hommes la connaissance de Dieu». A vrai dire, le «Discours sur Théophraste» (1688) qui précède la traduction de cet auteur en tête des Caractères parle seulement de rendre l'homme «raisonnable», et ce «en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode». La Bruyère fuit l'ordre didactique du pédant - comme en témoigne la facilité avec laquelle les remarques glissent d'un chapitre à un autre au fil des éditions - pour mimer la liberté, qui n'est point sans règles, de la conversation mondaine. Des repères s'offrent: le livre s'ouvre sur le livre, trouve son centre de gravité à traiter de l'État et culmine avec la religion. L'écrivain, le roi, Dieu. Une ambition d'universalité soutient le projet: «Les Caractères, dit R. Barthes, sont en un certain sens un livre de savoir total.» Avant l'éclatement en disciplines autonomes, il s'agit pour le moraliste de couvrir à la façon d'un cartographe toutes les régions du monde humain sans laisser subsister de terres inconnues. Au lieu d'un ordre analytique, on se trouvera donc confronté à une répartition par zones: deux chapitres sur la nature humaine en général («De l'homme», «Des jugements»), les autres se regroupant en champs thématiques différenciés - l'art («Des ouvrages de l'esprit»), l'amour («Des femmes», «Du coeur»), la société («De la ville», «De la cour», «Des grands», «De la mode», etc.) et la religion («De la chaire», «Des esprits forts»). Le moraliste classique peut encore se poser en encyclopédiste du microcosme.

Le savoir chez lui est indissociable de la critique. Rien ou presque dans son époque ne le satisfait. Pour mieux accabler ses contemporains, La Bruyère peint le passé aux couleurs d'un mythique âge d'or: en littérature, et globalement dans l'art, la perfection se situe au commencement; pour la vie sociale, il faut regretter le mode d'existence patriarcal et l'économie «champêtre» des premiers hommes, quand «il n'y avait encore ni offices, ni commissions, ni présidents, ni procureurs» («De la ville», R. 21); le souverain idéal apparaît sous les traits d'un biblique pasteur, cependant que l'Église contemple dans les vénérables Basile et Chrysostome les modèles de son éloquence enfuie et livrée désormais aux déclamateurs _ «le temps des homélies n'est plus» («De la chaire», R. 5). D'un mot peut se résumer ce que nous avons perdu: la nature, au sens même le plus immédiat du terme. Alors que le bourgeois d'autrefois allait encore sur sa mule et franchissait les rues comme un chasseur traverse les guérets, celui d'aujourd'hui met son étude à se garantir de toute atteinte de la pluie, du vent ou du soleil. La société nouvelle est citadine en cette acception extrême que l'homme n'y est plus en rapport qu'avec d'autres hommes. Au lieu de la nature et de la réalité règnent l'artifice et l'apparence. Si encore l'apparence reflétait la réalité! Mais le signe a pris son autonomie, il prolifère sans mesure et sans référent, comme les armoiries des Sannions qu'on retrouve jusque sur leurs serrures et qui ne correspondent à aucune noblesse de race. Ou plutôt, l'unique référent du signe est devenu l'argent, qui est lui-même un signe. La société, ainsi, n'a plus de fondement naturel, ses distinctions ne renvoient ni au mérite ni au travail - ceux qui la font vivre, les paysans, sont exclus même de l'humanité («L'on voit certains animaux farouches...», «De l'homme», R. 128) - et s'offrent par là au regard du philosophe comme une collection hétéroclite et dévaluée de signes.

A ce monde désarticulé ne peut convenir qu'une écriture discontinue. La Bruyère, comme presque tous les moralistes, adopte la forme du fragment parce qu'elle impose d'emblée la diversité, les contradictions, l'inconsistance même de son sujet - l'homme. A la limite, l'auteur des Caractères récuse la notion de caractère en ce qu'elle prétend abusivement circonscrire une essence: «Les hommes n'ont point de caractères, ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi» («De l'homme», R. 147). De manière plus originale, il prolonge la discontinuité jusqu'à l'intérieur du fragment. A une époque où l'art des transitions était la pierre de touche du métier d'écrivain, il ose supprimer systématiquement les liaisons logiques. Ses portraits sont des catalogues d'actes introduits par la répétition indéfinie du pronom «il» et accumulés sans engendrer de récit. Tous les verbes pratiquement qui dépeignent Giton (le riche) se retrouvent dans la description de Phédon (le pauvre), mais dans un ordre différent - rendu par là indifférent. Cette exclusion de la temporalité et de son irréversibilité interdit au personnage de passer pour une personne et le réduit à la série de ses gestes: ce qui fait défaut en lui, c'est l'esprit qui les veut et les coordonne, l'intériorité vivante qu'on a précisément coutume d'appeler «caractère». Fécondité inattendue de La Bruyère: tout en attirant, par la substitution du mécanique à l'humain, la dérision sur une société veuve de son âme, il désigne dans le langage «qui se sait et se proclame artifice» (Doubrovsky) le lieu moderne de l'écriture.

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Commentaires

  • C'est le souvenir de mon meilleur professeur de Français qui refait surface, M. Morin, en classe de quatrième, qui me donna le goût de la lecture et de La Buyère.

    A retrouver par petites bouchées.

    "Si on ne goûte pas ces Caractères, je m'en étonne ; et, si on les goûte, je m'en étonne aussi.", disait-il de son recueil.

    Et, en effet, il eut bien des détracteurs, notamment lorsqu'il fut élu à l'Académie :

    "Quand, pour s'unir à vous, Alcipe se présente,

    Pourquoi tant crier haro ?

    Dans le nombre de quarante,

    Ne faut-il pas un zéro ?"

    Merci pour cette madeleine qui me fait retrouver les Caractères.

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