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Une épouse modèle

Une épouse modèle.

 

Agathe Lecrinier était la fille unique du quincailler du quai Notre-Dame. C’était ce qu’on appelle un beau parti. Agathe était loin d’être laide, bien au contraire. Ses traits étaient harmonieux, ses yeux bleus avaient la candeur supposée de l’innocence et dès qu’elle souriait, son visage s’illuminait au point que les jeunes gens regrettaient qu’elle manifestât tant de retenue et qu’elle ait toujours l’air triste alors qu’elle souhaitait seulement avoir cet air réservé qui convient à une jeune fille en âge de se marier.

Le père, un notable membre de la fabrique d’église, fortuné et veuf, était fier de ce que personne en ville ne puisse répandre le moindre ragot au sujet de sa fille. Son futur mari, disait-il, la recevrait pure comme au sortir  du berceau, et elle ne sourirait que pour lui.

 Sauf lorsqu’elle reprendrait les affaires de son père et que, comme c’est l’usage, elle sourirait aussi à la clientèle.

De leur côté, Jérôme et Julien Delporte étaient les fils jumeaux du minotier qui avait sa grosse maison rue des Jésuites, 

Bien que ce ne soit pas à lui qu’il pensait mais à ses fils, monsieur Delporte avait des vues sur la fille de son ami, la jolie Agathe. Le problème, c’était : à qui la marier, Jérôme ou Julien ? A part la couleur des chaussettes, rouge pour Jérôme et jaune pour Julien, rien ne les distinguait.

Leur ressemblance était si grande que s’il n y avait eu la couleur des chaussettes personne n’aurait été  en mesure de les distinguer. Leur caractère, leur comportement, jusqu’aux tics, tout chez eux était identique.

Un miracle de la nature, disait monsieur Delporte en soupirant et en jetant vers le ciel un regard de reproche. Finalement, ce fût Julien après que les deux pères se furent mis d’accord sur le montant de la dot, des espérances des uns et des autres, de la prime prévue si Agathe accouchait d’un garçon, et de la situation professionnelle du futur mari.

- Ne pense-tu pas qu’il faudrait demander à Agathe de donner son avis quant à celui qu’elle préfère ?

- Ils se ressemblent si fort.

Le soir même, monsieur Delporte dit à son fils Jérôme que monsieur Lecrinier souhaitait le rencontrer «seul à seul ».

- Je pense qu’il veut te parler d’Agathe. Qu’est ce que tu penses d’Agathe ?

- Oui ; répondit Jérôme en rougissant.

- Oui ; répéta  monsieur Delporte en soupirant. Après tout, pensa-t-il, on ne demande pas à de futurs fiancés de s’exprimer comme des orateurs. Il suffit qu’ils s’aiment. Et lui, en tout cas, on sait qu’il dira: oui.

Il aurait pu ajouter : et comme Julien, en tout, est comme son frère, inutile de l’interroger, ils seraient deux à dire: oui. 

Monsieur Lecrinier, parce qu’il avait parlé avec Julien, eut le sentiment qu’il avait agi en père aimant soucieux de l’avenir de sa fille. Agathe, quant à elle, accepta d’épouser Jérôme ou Julien.

Certains dirent peu après que c’est une malédiction qui avait frappé ces familles. Malédiction ou non, ce mariage, célébré avec pompe, précédât de peu toute une série de malheurs pour ceux qui en furent les victimes. Monsieur Lecrinier d’abord qui mourut trois mois après le mariage de sa fille. Monsieur Delporte qui le suivit dans la tombe deux mois plus tard.

Tous les trois occupaient la maison paternelle. Jérôme et Agathe dormaient dans la grande chambre, Julien dans celle qui était la sienne depuis son enfance.

Durant deux ans leur vie à tous les trois se passât sans problème majeur. Ils formaient aux yeux de leurs relation un couple parfait sinon qu’ils étaient trois plutôt que deux. En général ce genre de situation existait lorsqu’auprès d’un couple marié il y avait, clandestinement ou non, un amant ou une maîtresse.  

Si bien qu’on trouvât tout naturel au décès de Jérôme, un stupide accident de voiture, qu’après un veuvage convenable, Agathe épousât Julien, elle n’avait même pas à changer de patronyme ni d’adresse, et Julien ne dût déménager que son pyjama tandis que la chambre au bout du couloir redevint une chambre d’amis avant de devenir, si Dieu le voulait, une chambre d’enfants.

Par contre, pour le nouveau couple un autre problème se posa. Lorsque Jérôme vivait il ne serait pas venu à l’idée de Julien de convoiter sa belle-sœur. Agathe était belle mais une barrière psychologique lui interdisait de la désirer. Et il ne la désirait pas.

Même après leur mariage, et l’occupation du même lit, il éprouva des difficultés à reconnaitre qu’Agathe n’était plus sa belle-sœur, qu’elle était devenue sa femme et que ses rapports avec elle durant la nuit devaient être repensés.

Agathe ne s’y serait pas opposée. Au contraire il arrivait à Agathe de penser que c’eût été plus confortable, plus conforme aux relations entre époux et vraisemblablement plus agréable. Et puis, pourquoi ne pas le dire, si Julien, physiquement, ressemblait à son frère, c’est avec une curiosité un peu perverse qu’Agathe se demandait comment Julien se comportait au lit.

Un jour, à la fin de la matinée, après avoir renvoyé ses trois employés pour la pause de midi, alors qu’elle s’apprêtait à fermer le magasin, le représentant d’un fournisseur, sa voiture à peine immobilisée devant sa porte, lui fît de grands signes de la main.

- Madame Agathe, je suis en retard.

Monsieur Guy était un représentant de ce qu’on appelle aujourd’hui l’ancienne école. Lorsque les firmes exigeaient de leurs représentants qu’ils soient avenants avec les clients. Si le client était une femme il n’était pas interdit, bien au contraire, de lui faire la cour. Monsieur Guy le faisait autant pour la firme qu’il représentait que pour lui.

Agathe ouvrit la porte.

- J’allais fermer.

Elle le fit entrer. Ils se dirigèrent tous les deux vers la pièce arrière. Agathe s’assit devant le bureau tandis que monsieur Guy, derrière elle, feuilletait le lourd catalogue qu’il avait déposé devant elle pour lui présenter, penché au dessus de son épaule, les dernières nouveautés.

-Ce n’est rien, dit Agathe à monsieur Guy qui s’excusait de l’avoir touchée en tournant les pages. Ce n’est rien, répéta Agathe, mais elle avait été troublée parce que la main de monsieur Guy avait par mégarde touché un de ses seins.

Les psychiatres vous le diront, le trouble que ressent un homme ou une femme se transmet à celui ou à celle qui en est la cause. La plupart des adultères naissent de cette sensation partagée bien plus que de la curiosité, la séduction, l’ennui ou d’autres raisons plus ou moins romantiques.

Elle devait l’avouer, l’incident avait été court mais pas désagréable. Lorsqu’elle rentra chez elle après la fermeture du magasin, elle regarda Julien avec affection.

Cette nuit-là, en se retournant sur elle-même, Agathe toucha le ventre, et peut-être le sexe de Julien. Elle dit :

- Excuse-moi,

Il répondit : ce n’est rien, ce n’est rien.

Mais les mains en avant, il saisit le derrière de sa femme. Elle dit que c’était par inadvertance mais Julien ne l’écoutait plus.

Ils eurent un enfant un an plus tard.

 

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