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Une aventure

 

 

Les premiers jours, Pierre avait logé dans un hôtel situé à proximité de l’Université. Il y avait là les petits restos et les cafés qu’il fréquentait lorsqu’il était étudiant. Personne ne l’y reconnaissait plus. L’Université, c’est comme un bus qui vous aide à parcourir quelques années de la vie, puis c’est comme s’il n’y avait jamais eu de bus et, pour certains, comme s’il n’y avait jamais eu d’Université. Ni de vie.

Il allait s’efforcer d’effacer le temps qui s’était écoulé depuis la fin de ses études jusqu’à ce jour. Il se voulait un autre homme. Il n’y croyait pas réellement mais c’était un cadre mental qu’il voulait s’imposer. Et qui l’apaisait. Une seconde vie commençait.

Le soir, pour éviter la solitude de sa chambre, il allait prendre un verre dans un bar qu’il fréquentait lorsqu’il était encore étudiant. Situé dans une impasse, « La jambe de bois » avait une clientèle limitée à d’anciens étudiants nostalgiques et à des jeunes qui se faisaient offrir à boire par les anciens. A une certaine heure du soir, Pierre s’asseyait au piano après avoir offert un verre au pianiste habituel.

- C’est bon ce que tu fais. Pourquoi t’as pas continué ?

- On croit qu’on choisit. On ne choisit pas.

- Tu parles comme un vieux.

Il ne vivait pas encore avec Clotilde. Il ne l’avait rencontrée qu’un an plus tard. Ce n’était  pas une liaison. Comme beaucoup d’autres hommes sans doute, et peut être de femmes, il avait une mémoire bien compartimentée. Celle qui permet de vivre sans regarder derrière soi.

Il n’est pas nécessaire de détruire le moindre souvenir. Il suffit de l’abandonner dans un coin de ce vaste fourre-tout qu’est la mémoire. On peut ainsi mener deux vies en parallèle, et prétendre qu’il ne s’agit que d’une aventure sans lendemain lorsqu’on est le sujet d’une rencontre inattendue.

Clotilde, il l’avait rencontrée à l’Archiduc, un bar à la mode, où se pressaient les amateurs de musique de jazz. A partir de onze heures du soir, il était impossible d’y circuler. Pour se déplacer, il fallait se creuser un chemin parmi les consommateurs collés les uns aux autres en s’excusant pour la forme et en levant son verre au dessus de la tête. Autant de balises liquides qui indiquaient que quelqu’un, homme ou femme, se trouvait en dessous. Face à face, corps contre corps. Ce soir là c’était Clotilde et lui.

- Je vous offre un verre ?

- Si nous parvenons au comptoir, avec plaisir.

Quelques heures plus tard, ce fut Clotilde qui demanda :

- On va chez toi ou chez moi ?

Clotilde était divorcée. Elles sont nombreuses les femmes divorcées. Il arrive que les maris se séparent de leur épouse durant leur mariage sans qu’elles en soient averties. Lorsqu’elles le sont, à moins d’un arrangement de convenance, le couple divorce pour de vrai. Parfois, il le regrette.

Clotilde et son mari n’étaient mariés que depuis deux ans lorsqu’elle avait appris qu’il la trompait avec sa secrétaire. Il avait dit :

- Ce n’est pas ma faute. Je pensais bien que je lui plaisais, je le lui avais répété : ne vous penchez pas comme ça lorsque vous êtes derrière mon dos pour lire un rapport en même temps que moi. Tu sais la poitrine qu’elle a, elle la met pratiquement sous mon nez, le corsage entr’ouvert.

C’était un homme fat et suffisant. Il semblait jouir en se confessant, avait dit Clotilde.

- C’est un accident. Je ne suis qu’un homme, après tout.

Il avait juré qu’il quitterait sa secrétaire sur le champ, c’est Clotilde qu’il avait quittée.

Pierre et elle s’étaient revus les jours suivants. Elle avait demandé le premier jour :

- Tu veux revenir ce soir ?

Il ne savait pas ce qu’il devait répondre. Elle avait été ardente. Durant la nuit, il avait pensé à Béatrice qui lui avait appris à caresser le corps d’une femme.

Elle avait fixé les règles.

- On couche mais on ne s’est rien promis.

Acheteuse de lingerie féminine pour une chaine de grands magasins, un tiers de son temps se déroulait à l’étranger. Elle achetait non seulement de ces parures qui excitent l’imagination des maris mais des culottes de coton, des combinaisons et autres sous-vêtements destinés à la majeure partie des femmes. Davantage de tailles X, XL et E.L que de S. et Médium. Les médecins le confirment d’ailleurs, si le bedon menace les messieurs, c’est sur les fesses que se porte d’abord l’embonpoint des femmes.

- Cela permet d’occuper les mains des messieurs lorsque la conversation commence à languir.

Sans s’être rendu compte du temps qui passait, Pierre et elle vivaient pratiquement ensemble depuis trois ans. Parfois, lorsqu’il se taisait, elle craignait qu’il ne s’ennuie. Alors que le temps des confidences à cœur ouvert n’était pas encore venu. Quand les gens voyagent, veulent-ils se créer des souvenirs qu’ils évoqueront plus tard ? Peut être.

Il y avait à Milan une foire de la lingerie deux fois par an.

-Tu connais Milan ? Tu connais l’Italie ?

- Non.

- Je t’invite.

L’hôtel de la Place, à proximité de la Cathédrale et des rues étroites où se trouvent les bars à filles, était un hôtel de grand luxe. Au sous sol, un bar permettait d’y passer la soirée en écoutant un pianiste. C’était un hôtel très cher. Clotilde s’en moquait. Elle disait :

- Ils ne me payent pas pour mes beaux yeux mais pour l’argent que je leur rapporte. Je travaille comme un nègre mais je veux vivre comme un prince.

Ils formaient, croyait-elle, une sorte de ménage incertain mais installé. Elle avait été séduite par ce garçon un peu plus jeune qu’elle qui ne demandait qu’à apprendre ces gestes que beaucoup de jeunes gens prétendaient connaitre de façon innée mais dont ils usaient maladroitement face à des jeunes femmes prêtes à toutes les découvertes.

Aux gestes mécaniques de l’amour, elle donnait un rythme qui les rendait différents en fonction d’une dramaturgie imperceptible qui variait selon l’heure ou les endroits. Clotilde faisait l’amour comme un violoniste se sert de son violon. Sans abandon véritable mais soucieuse du plaisir partagé. Elle préservait sa liberté en n’appartenant à personne.

- Le jour où moi ou toi, on a envie d’être seul, il suffit de le dire.

C’était sa façon à elle, sans blesser son partenaire, de dire qu’ils n’étaient pas unis pour la vie. Ou que de temps à autre, une rencontre inattendue pouvait se produire sans qu’il s’agisse d’une rupture définitive. Il faut bien le reconnaitre, il est souvent plus ardu de rompre que d’être amoureux.

Clotilde avait quarante-trois ans, l’âge des premières déchirures. De celles qui commencent à corroder la texture des chairs.

Depuis quelques années, chaque matin elle contemplait son visage avec une attention douloureuse. Une femme n’a que sa beauté, pensait-elle. Le jour où elle cesse de plaire, elle cesse d’exister.

Lorsque son mari avait quitté Clotilde, elle était restée prostrée de nombreux mois, incapable de mettre quelques idées en place : elles lui paraissaient aussi incongrues les unes que les autres, sans rapport aucun avec la réalité. C’étaient à peine des bouts de pensée aussi inconsistants que les cercles que font dans l’eau les galets jetés par des enfants.

Puis elle s’était efforcée de se reprendre, comme on dit. Ses déplacements à l’étranger, elle les prolongeait sans nécessité, rien que pour remplir un temps dont elle se rendait compte combien il était vide depuis qu’elle était seule à l’affronter.

Elle eut quelques aventures. De celles qui naissent, et se défont tout aussi vite, à partir d’un regard plus appuyé, presque par lassitude, pour ne pas dire non ou parce qu’on a envie de dire oui à quelqu’un. Et parce que son corps, elle voulait s’en persuader comme si c’était le signe du début de sa délivrance, avait à nouveau ses exigences. Elle en avait éprouvé un bien-être ambigu.

Pierre était arrivé à un moment décisif mais elle doutait déjà du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur un homme. Parfois, elle souhaitait que son visage soit le seul objet de son regard pour le détourner d’autres femmes. Mais parfois, elle souhaitait qu’il regarde d’autres femmes pour le détourner du sien dont elle était devenue moins sûre.

Un jour, ils s’étaient rendus à Paris. Elle devait s’y rendre pour ses affaires et elle lui avait demandé de l’accompagner. C’était en septembre, les jours étaient encore beaux. Elle avait rêvé pour elle et pour lui que ce soit comme le jour d’une première rencontre. De celles qui surviennent par hasard sans en connaitre la fin. Un instant épargné du temps.

C’était un week-end de Foires commerciales, la plupart des hôtels affichaient complet. Celui qu’elle avait retenu n’était pas très luxueux mais il était situé à proximité du Boulevard Saint-Germain et des brasseries aux terrasses illuminées. De plus en plus souvent elle cherchait des endroits animés. Elle avait parfois le sentiment que le silence risquait de les séparer.

- C’est tout ce que j’ai pu trouver. Tu n’es pas trop déçu ?

La chambre était petite, le lit en occupait la plus grande partie. Elle avait ôté sa blouse et sa jupe avant de défaire les valises. Elle se savait attirante. Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’à chaque fois qu’elle passait près de lui, il sentait l’odeur de sa peau mêlée à celle de son parfum. Une odeur qu’il commençait à bien connaître et qu’il  retrouvait sur lui lorsqu’elle était absente. Dieu sait à qui elle le faisait penser.

Il avait le ventre contracté. Peut-être était-ce l’atmosphère de cette chambre ? Les hôtels pour beaucoup, hommes ou femmes, suscitent la même sensation que celle que leur procure le sentiment de commettre un adultère.

Elle s’était tournée vers lui. Il la trouvait belle.

- Tu veux faire l’amour ?

Sa voix était claire. Elle posait la question de la même manière que si elle avait demandé s’il voulait un verre d’eau.

- Je crois que j’ai envie de toi.

- Tu crois que tu en as envie ou tu en as envie ?

Elle riait.

- Si nous voulons aller au restaurant, nous n’avons pas de temps à perdre, je vais prendre un bain.

Elle avait ouvert le robinet de la baignoire, et elle avait ôté sa culotte et son soutien-gorge. Elle était entrée dans l’eau pendant qu’il la regardait, troublé par ce corps si tranquille. Elle avait tendu la main.

- Tu veux prendre un bain avec moi ?

Lorsqu’ils étaient sortis de l’hôtel, il faisait déjà nuit.

Clotilde s’était accrochée à son bras, sa cuisse touchait la sienne comme si leurs corps se cherchaient encore. Ce sont ces attouchements là, si vite oubliés, qui marquent le corps des amants véritables.

- Est-ce que ce que tu connais le Harry’s bar ? C’est un endroit fantastique. Au sous-sol il y a un piano, et si tu le lui demandes, le pianiste te joue des airs d’autrefois.

- Non, je ne connais de bar que l’Archiduc.

Le bar était pratiquement vide. Toutes les lampes n’étaient pas encore allumées. Il était trop tôt.

Pour Clotilde, c’étaient des souvenirs qui lui étaient propres. Elle eut peur soudain des souvenirs qui appartenaient à Pierre. Certains d’entre eux probablement appartenaient aussi à une autre.

Elle n’avait plus repris son bras de la soirée. Cette nuit-là, recrus de fatigue, mouillés de sueur, ils avaient fait l’amour avec la rage de deux lutteurs épuisés mais incapables de se vaincre.

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Commentaires

  • J'avais deviné votre manière de procéder en reprenant d'anciens textes.

    Les "gens ordinaires" comme vous dites, peuvent nous révéler d'étranges surprises.

    Chaque être humain ne devient-il pas extra-ordinaire lorsqu'il est illuminé par l'Amour, la Bonté, l'Altruisme ?

    Les gens réputés "extra-ordinaires" n'auraient-ils pas en eux des parts d'ombre ? des doutes ? des failles ?

    Personne n'est parfait ....  Hélas.

    Bon dimanche à vous aussi.

  • Mon imagination se tarit, l'âge sans doute. Je reprend d'anciens textes que je modifie parfois. Je parle simplement de gens très ordinaires. Pas de héros. Sans vulgarité même en matière de sexe. Bon dimanche.

  • Des réminiscences de déjà lu. Mais où allez-vous chercher toutes ces aventures à écrire avec autant de talent

    sans que cela ne devienne vulgaire ?

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