« Li Vî Bon Dju* ».
Tancrémont, le 18 avril 1880.
Mon cher fils,
A toi qui es si loin aujourd’hui pour effectuer ton service militaire, il faut que je raconte une bien bonne qui m’est arrivée la semaine dernière.
Comme le printemps me semblait bien tôt cette année, je me suis décidé à enfin défricher le champ près du petit bois de Jolimont. Cela faisait des années que j’y pensais et que je reportais toujours ce travail. Mais maintenant que tu vas bientôt revenir parmi nous au prochain automne, il m’a semblé qu’il était temps d’agrandir notre surface cultivable puisque nous serons bientôt deux à nous en occuper. Et puis, je suppose que tu fonderas aussi une famille. Si j’en crois les rumeurs, il paraît que tu écris souvent à la fille du Gaston Deckers depuis ton départ. Tu aurais pu plus mal tomber, car elle est bien mignonne, gentille et dure à la tâche, vu l’exemple de sa mère qui n’est pas feignasse non plus.
Bref, je monte vers le champ de Jolimont avec les deux bœufs et je me mets à retourner la terre. Quel ouvrage ! Tu te doutes bien que, depuis le temps qu’il était en friche, il y en avait des pierrailles et des souches à enlever ! Le soleil brillait fort pour un début de mois d’avril et je transpirais sous l’effort. Mais le travail avançait bien, quand le fer de la charrue a buté contre un obstacle plus important. Une grosse pierre camouflée sous des mousses, que je n’avais pas vue. Une pierre bien plate, comme celles que les druides élevaient autrefois dans nos campagnes, sauf que celle-ci, elle était un peu enterrée dans le sol. Il m’a fallu bien des efforts, et aux bœufs aussi, pour arriver à la déterrer puis à la pousser au bord du champ. Les douze coups de midi avaient sonné quand j’ai pu me relever et je suis alors rentré manger pour refaire mes forces.
L’après-midi, après la sieste, je suis retourné au champ, pensant avoir effectué le plus gros du travail. Nenni ! J’avais à peine relancé l’attelage que le fer bute de
*Le Vieux Bon Dieu.
nouveau contre un obstacle, au même endroit où j’avais eu tant de mal à enlever la pierre. Tu me connais, mon fils : j’ai juré tous les jurons que je connaissais et même peut-être d’autres que j’inventais pour l’occasion ! Maintenant, je le regrette car, devine ce que j’ai déterré au bout de deux jours d’efforts ? « Li Vî Bon Dju » de Tancrémont que tout le monde croyait perdu depuis l’époque de Napoléon !
Enfin, c’est ce que Monsieur le curé a dit quand il a vu ma trouvaille. Parce que je l’ai appelé quand j’ai vu la taille de la croix, plus de deux mètres, et du corps, presque aussi grand, fixé dessus. En chêne bien dur, la croix, et le Jésus, si je ne me trompe pas, en bois de tilleul. C’est une affaire à te fausser un soc, mais ma charrue est solide et a tenu le coup.
Je me doutais bien que c’était une affaire de curés, ça ! Mais je n’imaginais pas le ramdam que ça allait provoquer… D’abord, tous les Bons Pères de l’abbaye sont accourus. Normal, c’est leur fond de commerce que j’avais exhumé ! Puis on a vu arriver tous les haut gradés de l’Eglise, les sous fifres d’abord, les importants après. Même Monseigneur l’Evêque s’est déplacé avec toute sa suite en longues robes brodées d’or, croix en or, bagues en or, que je n’avais jamais vu autant d’or réuni de toute ma vie ! Car il me fallait assister à toutes ces cérémonies, et raconter à chaque fois, pourquoi, quand, comment, où, … Finalement, ils ont amené une charrette et l’ont emporté vers l’ancienne chapelle de Tancrémont, leur « Vî Bon Dju », pour un peu le renettoyer et le remettre enfin à sa place. Je dis l’ « ancienne chapelle » parce qu’on parle déjà d’en construire une nouvelle où on pourra venir en pèlerinage.
Enfin, moi, j’en suis quitte ! Et j’ai pu finir de retourner mon champ bien tranquillement. Je ne sais pas encore ce que je vais y semer. Je vais laisser reposer la terre cette année et nous en discuterons lorsque tu seras rentré. De toute façon, la terre doit être bénie, vu le locataire qu’elle a hébergé, et tout devrait bien y pousser.
Voilà, mon fils toutes les nouvelles d’ici. Ta mère va bien, moi aussi, et j’espère qu’il en est de même pour toi.
Ton père,
Eugène Hawaux.
Liège, le 14 mai 1880.
Très Saint Père,
C’est avec beaucoup d’émotion que je viens vous faire part de ce qu’il faut bien appeler un miracle qui s’est produit dans mon diocèse. Je vous explique les faits qui sont advenus le mois dernier.
Mais, pour rappel, je vais vous faire un petit historique du pèlerinage de Tancrémont, petite localité près de Pepinster, en province de Liège. Depuis des siècles, on vient y prier devant la Croix de ce que les gens d’ici nomment « Li Vî Bon Dju », c’est-à-dire « Le Vieux Bon Dieu ». Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? Nul ne le sait, mais le nom est resté chez les habitants un peu frustres de la région. Une communauté religieuse s’est créée autour du lieu saint où était exposée la Croix et s’est développée avantageusement jusqu’à ce que les guerres napoléoniennes viennent perturber le calme de la campagne environnante. Vous n’êtes pas sans savoir, Très Saint Père, que les soudards de l’empereur se sont souvent rendu coupables de nombreuses exactions, notamment envers les prêtres et les moines.
Apeurés par l’approche des troupes françaises, les pères de Tancrémont ont alors décidé de soustraire « Li Vî Bon Dju » aux mauvais traitements qui pourraient lui être infligés. Ils l’ont donc enterré dans un champ assez éloigné de l’abbaye, et l’ont recouvert d’une énorme pierre que l’on ne pourrait pas déplacer facilement.
Ce qu’il s’est passé alors, je n’en sais trop rien. Les moines eurent-ils à subir les violences des reîtres impériaux ? Ont-ils dû fuir ? Ont-ils péri ? Nul ne les revit jamais à Tancrémont et ce fut une nouvelle communauté religieuse qui se fonda quand le calme fut revenu dans la région. Les habitants se doutaient que la Croix avait dû être préservée dans un endroit secret, et de nombreuses légendes circulaient autour de sa présumée cachette. Mais, jusqu’il y a peu, personne ne l’avait retrouvée.
Ce n’est que le mois dernier qu’un paysan, un certain Hawaux, en retournant une terre restée longtemps en friche, a déterré la Sainte Croix de Tancrémont. Bien protégée par la pierre qui la couvrait, enfouie dans un terrain argileux et, surtout grâce aux matériaux nobles dont elle est composée, la relique a étonnamment bien résisté à ces longues années passées sous terre. Après un nettoyage sommaire, elle pourra reprendre sa place dans la petite chapelle du lieu-dit.
Seules les couleurs qui l’ornementaient ont eu à pâtir de l’humidité. Il faut vous dire, Très Saint Père, que le Christ est revêtu d’une tunique droite et plissée. Les experts de l’Université de Liège appellent cela un colobium. Toujours d’après ces hommes savants, elle porte des traces de couleurs polychromes qui laisseraient supposer qu’au départ, le colobium imitait un tissu byzantin vert à motifs ovales rouges. Mais les couleurs sont aujourd’hui tellement délavées qu’il n’en reste pratiquement plus rien.
Et j’en arrive à l’objet de ma longue épître. Devons-nous envisager de restaurer plus avant « Li Vî Bon Dju » de Tancrémont ou est-il préférable de le laisser dans son état actuel, avant de le soumettre à l’adoration des fidèles ? Une telle responsabilité de décision dépasse mes simples prérogatives et mes compétences au sein de mon épiscopat. J’en appelle donc à votre sagesse et à votre sainte sagacité pour me dire quelle doit être la voie à suivre en cette occurrence.
Je voudrais également vous signaler que la presse locale et le bouche à oreille ont tellement parlé de la découverte miraculeuse, que les pèlerins se sont remis à affluer à Tancrémont. La chapelle du hameau, en mauvais état d’ailleurs, est devenue bien trop petite pour abriter tous ces croyants. Cela pose problème car la région est soumise à de rudes conditions climatiques qui requerraient une protection plus adéquate pour tous ces braves gens. J’envisage donc de faire bâtir une nouvelle chapelle plus adaptée à l’afflux massif de populace. Hélas, Très Saint Père, vous connaissez l’état des finances de mon diocèse. Je ne pourrai pas faire face, seul, aux frais inhérents à un tel projet. Je vous demande donc humblement si vous pourriez débloquer des fonds pontificaux pour m’aider dans mon entreprise.
Je prie chaque jour pour la gloire de notre Sainte Mère l’Eglise et pour le salut de son Représentant ici-bas, votre Sainteté le Pape de tous les croyants.
Votre évêque de Liège,
Albert Van Zuylaan.
Tancrémont, le 29 août 1880.
Ma chère Henriette,
Je ne sais pas si tu en as entendu parler dans ta grande ville, mais il s’en est passé des choses depuis ta dernière visite. Souviens-toi, nous avions beaucoup discuté, moi surtout, de mon commerce qui menaçait de tomber en faillite. Depuis des années, il vivotait grâce aux samedis et dimanches, quand les jeunes gars du pays venaient s’y retrouver, se payer un peu de bon temps en descendant pas mal de bière pendant qu’ils jouaient aux quilles, au couyon ou aux fléchettes. Mais pendant la semaine, je voyais très peu de monde. Quelques bûcherons, des promeneurs altérés par la marche, parfois un colporteur ou un voyageur de commerce en quête de réconfort. Cependant, cela ne faisait pas assez de recette pour faire vivre un jeune couple. Si bien que mon Firmin avait été obligé de partir chercher du travail dans une filature de Verviers et ne rentrait à la maison qu’en fin de semaine pour me donner un coup de main. Ce n’est pas une vie pour des jeunes mariés !
Depuis le mois d’avril, tout a bien changé. Figure-toi que le vieil Eugène Hawaux, celui dont le fils te plaisait tellement mais qui a préféré l’Amélie Deckers, donc l’Eugène qui défrichait un champ près du bois de Jolimont, a retrouvé « Li Vî Bon Dju » qu’on croyait perdu à tout jamais et que certains disaient même que c’était une légende, une histoire du curé pour attirer du monde dans son église. Et bien, pas du tout ! C’était bien vrai qu’il avait été enterré puisqu’on l’a déterré !
Et depuis, c’est le branle-bas dans le hameau ! Le défilé des gens importants n’arrête pas. D’abord tous les prêtres des villages alentour, puis des plus importants, puis même leur chef de Liège, l’évêque. Des savants de l’université se sont déplacés pour examiner la croix. Le gouverneur de la province est venu prononcer un beau discours devant les paysans du coin qui n’ont pas compris grand-chose à ce qu’il disait mais ont bien applaudi quand même. Des beaux messieurs en habit et chapeau haut de forme, accompagnés de leurs épouses en grand tralala, avec bijoux, fourrures, capelines emplumées, fins escarpins, et de leurs enfants tellement endimanchés qu’on aurait cru de jeunes communiants, tout ce monde se précipitait à Tancrémont pour pouvoir dire dans leurs réceptions « J’y étais ! ». Puis sont venus les plus humbles, les gens du peuple qui voulaient se recueillir et prier devant le Bon Dieu miraculeusement réapparu.
Comme la chapelle était devenue trop petite pour accueillir autant de monde, la plupart se faisaient mouiller par la pluie, décoiffer par le vent ou rôtir par le soleil. Et chacun alors s’arrêtait dans ma buvette pour se désaltérer et reprendre des forces en vue du retour. Je ne savais plus où donner de la tête et, très vite, Firmin a dû quitter son emploi à Verviers pour m’aider à servir toute cette foule. Mais, même à deux, nous y arrivons à peine. C’est pourquoi je viens faire appel à toi aujourd’hui. Tu m’avais confié que tu n’aimais pas ton travail de bonne au service de bourgeois arrogants, prétentieux, exigeants, et qui ne te payent qu’un misérable salaire. Si le cœur t’en dit, je te propose de revenir au pays travailler avec nous. Je sais que je pourrai te faire confiance puisque nous nous connaissons depuis notre enfance. Tandis que si j’engageais une inconnue, je devrais me méfier et la surveiller pendant toute la journée. Ce qui me ferait perdre mon temps.
Il y a une autre raison pour laquelle j’ai pensé à toi. L’autre jour, une petite vieille toute mignonne qui sirotait une citronnade, m’a demandé : « Tiens, vous ne servez plus des portions de la tarte au riz qui m’avait laissé un souvenir inoubliable quand j’étais gamine ? ». J’ai bien été obligée de lui avouer que non, mais que j’envisageais de m’y remettre prochainement. Le problème, c’est que moi, je ne sais pas faire la tarte au riz ! Mais je me rappelle les tartes que ta maman confectionnait, larges comme des roues de charrettes, qui laissaient s’écouler un peu de bonne crème aux oeufs quand on les entamait au couteau, dont l’arôme vanillé qui s’en échappait alors chatouillait les narines et parfumait déjà le palais avant que d’en avoir mangé le premier morceau. J’espère qu’elle t’a légué sa recette et que je pourrai régaler mes clients comme je l’ai promis. Et, qui sait ?, peut-être que Tancrémont deviendra un jour aussi célèbre pour sa tarte au riz que pour son « Vî Bon Dju »…*
Voilà, ma chère Henriette, la proposition que je viens te faire aujourd’hui. Si tu es d’accord, tu viens dès que possible. Le plus tôt sera le mieux ! Tu n’as pas besoin de me prévenir : tu arrives et on s’y met tout de suite ! De toute façon, ta chambre est déjà prête…
A bientôt, je l’espère. Ton amie qui t’attend avec impatience,
Clotilde Charlier.
*C’est un peu ce qui est arrivé : si vous dites « Tancrémont » à des habitants de la province, ils vous répondront neuf fois sur dix « Tarte au riz ».
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