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Un homme de théâtre à Varsovie

   

Wladislaw Borowski était directeur de théâtre à Varsovie avant la dernière guerre. Jamais mon père ni ma mère n’ont prononcé son nom devant moi. C’était une sorte de tabou qu’ils observaient par respect pour ma grand-mère dont les cendres avaient flottées, je l’imagine, au-dessus d’Oswiecim, Auschwitz en français.

Il devait s’agir du frère de mon père. Il avait quitté la maison familiale, celle de ma grand-mère paternelle, parce qu’il était devenu amoureux d’une jeune fille qui n’était pas juive, et qu’il voulait l’épouser. Ma grand-mère, ais-je appris plus tard, refusait même d’entendre le nom de cette jeune fille qui n’était pas juive.

- Tout. Mais épouser, jamais. Un jour, c’est elle qui le désignera au bourreau qui le mettra sur le bûcher.

Je sais désormais d’où me vient cette vocation d’homme de théâtre qui a rempli toute ma vie jusqu’à ce jour. Mon père était cordonnier, mon grand-père était un petit marchand forain, mon arrière grand-père était un simple artisan. Personne dans mon ascendance ne s’intéressait aux arts.

Il m’arrive, par fatuité sans doute, de lire ce que dit Google à mon sujet.

Un jour, parmi d’autres Borowski, j’ai lu le nom d’un Wladislaw Borowski, homme de théâtre à Varsovie, mort durant la révolte du ghetto. La mention était reprise d’un texte publié sur un site de recherche généalogique.

Sur le site lui-même, sa personnalité était plus détaillée. Le lieu de sa naissance, le nom de ses parents, celui de son épouse, elle était la nièce d’un membre de l’épiscopat polonais, tout confirmait qu’il était ce frère que la mère qui l’avait rejeté se mourrait de ne plus voir. Cet homme que je découvrais, cet homme qui était mon oncle et qui comme moi, était un homme de théâtre. La transmission des gènes emprunte des chemins erratiques.

Faire du théâtre dans le ghetto de Varsovie durant le temps qui avait abouti à l’anéantissement des juifs du ghetto !

Quel théâtre ? Avec quels comédiens ? Dans quels décors ? C’est vrai que lorsque l’inspiration vous submerge, peu importe le lieu ou les comédiens. Peu importe qu’il y ait ou non des spectateurs. Un seul suffit pour constituer cet auditoire qui est à la fois votre adversaire et le miroir de votre talent, parfois de votre génie. Je n’arrêtais plus de penser à lui.

J’avais retrouvé une ancienne photographie qui représentait deux hommes devant la tombe de mon grand-père. L’un d’eux était mon père, sa casquette à la main. L’autre, un homme élégant, avait des traits que je retrouvais sur des photos que Cécile avait faites de moi lorsque nous vivions ensemble.

Je me demandais ce que j’aurais fait si c’est moi qui m’étais appelé Wladislaw, qui avais vécu dans le ghetto de Varsovie pendant que l’on parquait les juifs avant de les assassiner.

Du théâtre classique comme si de rien n’était, Shakespeare pour sa dimension tragique ? Une comédie pour un rire d’espoir ou de dérision ? Tout était possible.

Et le décor ? Le décor, aujourd’hui, n’est plus qu’une convention que le cerveau du spectateur reconstitue. Et lui, Wladyslaw, comment faisait-il dans cet endroit qui servait de théâtre à l’arrière d’une brasserie ?

J’avais demandé à Jean, le propriétaire du théâtre qui donnait mes pièces, de me réserver la salle.

- Pour quand ?

- Bientôt. Je ne peux encore rien te dire.

Je voulais d’abord en parler à Cécile. J’imaginerais les situations, elle écrirait les textes. Son nom figurerait sur les affiches, c’était ma façon de lui manifester mon amour. En revanche, celui de Borowski, ce nom qui était le nôtre à mon oncle et à moi, emplirait la salle à lui tout seul.

Les spectateurs venaient pour Borowski. Les auteurs me chipotent parfois pour un soupir omis, pour une virgule oubliée qui est censée donner à la réplique le rythme qu’ils avaient prévu. Ils feraient mieux de me donner un texte brut. Même le cérémonial du salut exige d’être réglé par le metteur en scène.

J’ai fini par trouver. Pourquoi parler de malheur dans la maison des morts. Ce serait une pièce intemporelle comme j’aurais pu en monter ici. Une pièce intemporelle, dont le temps serait simultanément celui de hier et celui d’aujourd’hui, qui nierait le ghetto, qui nierait la guerre, qui s’adresserait à tout le monde.

Personne ne se préoccupait de savoir si Ulysse n’était pas en réalité l’histoire d’un homme trompé par sa femme pendant qu’il parcourt le monde mythologique. Pénélope, dit-on, recommençait son ouvrage tous les jours en l’attendant. Qui donc peut en jurer ? Aujourd’hui que l’infidélité est à la mode, on sait qu’il y a d’autres occupations que le tricot lorsque l’époux est absent trop longtemps.

Je monterai une pièce comme il l’aurait vraisemblablement montée dans le ghetto. Avec des comédiens amateurs qu’il aurait recrutés n’importe où.

Si l’un d’entre eux lui aurait fait défaut, la maladie, la prison ou la mort, il n’aurait eu qu’à ouvrir la porte qui donne sur la brasserie, et il aurait crié :

- Qui d’entre vous veut jouer la comédie ? Un rôle vient de se libérer.

Et quel rôle ! Il m’était apparu dans un rêve. Celui d’un juif, les joues creusées, les yeux enfoncés dans leur orbite, qui vous regarde sans vous voir, et que ses semblables, à l’exception de quelques uns, crucifieront parce qu’il leur promet le paradis au-delà de leur vie, et qu’il leur demande de s’aimer les uns les autres.

Deux pièces entremêlées montées parallèlement. Par mon oncle et par moi. Cécile, lorsque je m’étais allongé auprès d’elle m’avait dit :

- C’est insensé, Pierre. Que ton imagination alimente une pièce sur le ghetto, soit. Mais prétendre qu’elle est

montée par toi et par ton oncle Wladislaw mort il y a plus de soixante ans, c’est difficile à faire croire.

- Je ne serais pas le premier à être deux en un, la littérature est remplie de ces thèmes.

- En même temps peut être, successivement peut être, héritier d’un autre peut être ? Mais tous ces thèmes à la fois ?

Je le voyais bien, Cécile ne comprenait pas. Je dirai qu’il s’agirait de montrer à des spectateurs d’aujourd’hui une pièce qu’aurait pu monter un metteur en scène du ghetto avant ou pendant que le ghetto ne brule.

J’ai monté la pièce. Jean avait trouvé l’idée extraordinaire. J’envoyais au monde un message prophétique.

Les comédiens jouaient à l’avant-plan. A l’arrière il y avait un rideau de feu, quelques hommes qui tenaient une torche à la main.

Il y eut soudain un bruit de mitraillettes. Des soldats casqués avaient pénétré le théâtre et tiraient comme des fous. Un des comédiens, je devinais qu’il s’agissait de mon oncle Wladek, saisissait une torche et la jetait devant lui en criant.

Lorsque le théâtre a brulé, j’étais sur scène, côté cour. Les médecins de l’hôpital des grands brulés m’ont dit huit jours plus tard que j’avais refusé de me laisser emmener. Je criais :

- Vous ne m’aurez pas vivant.

 

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Commentaires

  • Une très belle nouvelle issue sans aucun doute d'un imaginaire doublé de faits réels.

    Vous êtes maître dans l'art de transformer des textes existants en y mêlant des éléments nouveaux à d'anciennes réminiscences. 

    Oniriques aussi. Bravo, une fois de plus.

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