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Toute la Flandre d'Emile Verhaeren

12272724459?profile=originalRecueil poétique d'Émile Verhaeren (Belgique, 1855-1916), publié à Paris au Mercure de France de 1904 à 1911.

 

Dans le poème "Liminaire", celui qui fut le condisciple de Georges Rodenbach (voir les Vies encloses) annonce son projet de peindre la Flandre dans son éclat passé et son ombre présente, dans les rêves qu'elle fait naître et les désillusions qu'elle engendre. Né à Saint-Amand près d'Anvers, Verhaeren aime cette terre dont le souvenir chauffe ses veines et pénètre ses moelles: amour qui fait du poète de Toute la Flandre un poète national, reconnu de tout un peuple malgré son exil. On retrouve ici cette forme de lyrisme pratiqué par certains romantiques, tels le Hugo de la Légende des siècles ou le Michelet du Tableau de la France (voir Histoire de France), ce lyrisme où l'émotion individuelle sait devenir l'émotion collective.

 

Première partie. "Les Tendresses premières" (1904). Elle rassemble des souvenirs d'une "enfance blonde" où "toute la vie", "avec sa foi naïve et sa timidité", c'est-à-dire où toutes les vraies émotions se sont exprimées. Ce sont les premières tendresses ("Ardeurs naïves"), les premières transformations de la sensibilité ("Convalescence"), les premières frayeurs surmontées ("l'Horloger"), les premiers émois ("Seize, Dix-Sept et Dix-Huit Ans"), les premières amours ("l'Étrangère").

 

Deuxième partie. "La Guirlande des dunes" (1907). Se déployant le long d'un littoral natal baigné par la mer du Nord aux redoutables tempêtes, décrite au fil des saisons (de l'hiver à la belle saison), elle est faite de végétaux marqués par les tempêtes ("Un saule"), d'épisodes rythmés par le temps ("Un coin de quai", "Vents de tempête", "le Péril") et mettant en scène des personnages typiques ("le Ramasseur d'épaves", "Un vieux") ou des sentiments liés à la vie des marins ("les Gars de la mer", "les Fenêtres et les Bateaux", "la Bénédiction de la mer"), d'un paysage enfin qui résume en ses lignes l'âme d'un peuple forgée au contact des éléments ("les Tours au bord de la mer", "les Maisons des dunes", "les Bouges", "l'Été dans les dunes", "les Plages").

 

Troisième partie. "Les Héros" (1908). Jaillis du passé de la Flandre, ils donnent à la race flamande les titres de gloire acquis face aux ennemis venus de Norvège ("Baudouin Bras de Fer"), de France ("Entrée de Philippe le Bel à Bruges", "Guillaume de Juliers"), ou de l'Espagne de Philippe II ("le Banquet des gueux"). L'Histoire donne ainsi des modèles pour les "coeurs nouveaux", deux politiques, "Jacques d'Artevelde", "le Téméraire", des artistes et des scientifiques, "les Van Eyck", "Vésale", "Rubens". Deux fleuves, la "Lys héroïque" et le "Sauvage et bel Escaut" sont les garants du passé glorieux.

 

Quatrième partie. "Les Villes à pignons" (1910). Le poète revient au temps présent et pénètre l'intérieur des terres de Flandre. Du "grand pan de gloire", le lecteur passe à la "vie humble et dérisoire" d'une cité, avec ses vieilles demoiselles dissimulées derrière les fenêtres, ses échevins ou ses petits métiers (les vanniers), ses activités (concours de pigeons voyageurs, de pinsons, kermesses, ripailles), ses cérémonies (les Rois), son architecture (les canaux, la grand-place, l'hospice, la gare). En tous ces poèmes, la gloire passée est sujet de nostalgie et objet de dissémination ("la Vente aux enchères").

 

Cinquième partie. "Les Plaines" (1911). Elles forment le complément attendu de "la Guirlande des dunes" et des "Villes à pignons". Au fil des saisons, les villages s'endorment ou s'animent ("Ténèbres", "Cour de ferme", "Dégel", "le Mardi gras au village", "Premiers Beaux Jours"). Toute une population rurale, avec son avarice, sa dureté, son endurance à la peine ("Fenaison", "Mort du fermier", "les Vieux Paysans"), toute une végétation céréalière ou florale, toute une faune (insectes, oiseaux, "l'Étalon", "les Porcs"), des métiers liés à la vie paysanne ("le Meunier", "les Armes", "les Aoûterons") viennent prendre place dans un décor où la pluie ("les Giboulées", "la Pluie ", "les Chapelles", "les Soirs d'été", "les Beaux Nuages"), l'air ("L'air se durcit", "L'air est humide"), ou le feu ("l' Incendiaire") sont des alliés ou des ennemis redoutés et dont chaque élément ("le Vieux Banc", "le Taillis", "le Vieux Mur") est chargé d'Histoire. Cette vie humble a, malgré tout, une immense saveur: le quotidien peut être beau à qui sait le regarder.

 

Au centre de ce vaste recueil (plus de cent soixante poèmes) se trouvent les "héros". Cette position cardinale donne au lecteur un centre autour duquel disposer les éléments que lui fournissent les poèmes - la progression vers un sommet suivie d'une chute -, et invite à privilégier une lecture historique et éthique du recueil: la Flandre du passé s'illustre par son héroïsme fait de ténacité, d'attachement au droit, d'esprit unitaire face au danger ("les Communiers"), de courage, voire d'intrépidité ("Entrée de Philippe le Bel à Bruges"). Ce sont les mêmes qualités de courage et de santé vigoureuse dont ont su faire preuve les habitants des côtes face aux éléments ("les Tours au bord de la mer", "les Gars de la mer"). Au contraire, dans les villes, ne subsistent que de dérisoires concours de fumeurs de pipes, de colombophiles ou de dresseurs de pinsons. A quoi se réduit "le Grand Serment"? A boire. Dans ces cités, l'homme élu, l'homme du droit, l'échevin est détrôné par le brasseur ("la Bière"). Certains motifs, par leurs transformations, permettent de mesurer cette dégénérescence: telle la fenêtre, qui en une prosopopée invite au repos les bateaux ("les Fenêtres et les Bateaux"), avant de dissimuler, dans la ville, une vieille demoiselle qui épie ses concitoyens et commente les menus faits et gestes des "villes apathiques" ("la Vieille Demoiselle"). Telle aussi la cloche, qui jadis rassemblait ("Mon village", "Bruges au loin", "la Bénédiction de la mer") et ordonnait le paysage autour d'un centre sonore redoublant le centre vertical du clocher, et qui aujourd'hui réunit les buveurs ("le Dimanche") ou s'épuise en un "petit air estropié" ("l'Ancienne Gloire"). Quant aux habitants des plaines, ils sont enfermés dans leur solitude méfiante et leur avarice: les valeurs matérielles (l'or, la terre) se sont substituées à tout absolu; la cupidité divise les familles à la mort d'un père ("la Mort du fermier") et favorise les unions quand l'ancêtre meurt ("Mariages").

 

Est-ce pour autant que Verhaeren condamne ses contemporains? Flamand il se veut, et se sent proche des Flamands ses contemporains. Il nous présente les qualités et les défauts d'une race d'hommes qui s'est façonnée rudement au contact des éléments (l'eau, l'air, la terre). Dans le corps de ces hommes aux goûts grossiers, qui ont su produire des artistes célébrant la chair (Rubens, le modèle de Verhaeren) et dans les formes opulentes des femmes courageuses et toujours désireuses de vivre, s'inscrivent l'histoire d'un peuple, mais aussi les contradictions et les nostalgies intimes du poète. Dans l'habitude et la mort qui étreignent aujourd'hui les cités flamandes, Verhaeren retrouve le spectacle de son propre ennui, comme dans le passé "héroïque" et artistique, il projette ses rêves et ses désirs. Reconstruire "toute la Flandre", c'est se reconstruire soi-même comme une totalité animée d'une vie secrète, en qui cohabitent l'homme amant de sa terre au point d'en être cupide ("la Mort du fermier") et l'animal poussé par un désir fougueux ("l'Étalon"), c'est aussi se situer dans deux temporalités, une diachronie rédemptrice, une synchronie présente, accablante, répétitive, sécurisante aussi.

 

Tout un monde est dépeint dans cette terre faite de la chair des hommes. Les accumulations, les énumérations, l'art subtil du vers court en particulier (vers de deux syllabes par exemple), restituent le spectacle d'une réalité foisonnante et contrastée. La Flandre inspire des modèles esthétiques: le recueil doit beaucoup au modèle pictural flamand, ne serait-ce que dans le titre "la Guirlande des dunes". Les scènes de ferme, les tableaux historiques, les paysages de plaine, les marines, les portraits de gens du peuple sont autant de sujets traités par les peintres flamands. Verhaeren compose ainsi une poésie du concret, voire du trivial: une faune humble (les animaux de basse-cour, les insectes), une flore qui fait une large place aux fleurs des champs, un tas de fumier acquièrent leurs lettres de noblesse. Verhaeren, chantre des rudes pêcheurs et des paysans têtus et rusés, ne compose pas de sages élégies à la manière de Francis Jammes. Il ne renoue pourtant pas avec sa poésie passée, trop descriptive (les Flamandes, 1883) ou trop vouée à célébrer le progrès, nouvelle religion, qui oeuvre dans les villes modernes (les Villes tentaculaires, 1895: voir "les Aoûterons", "l' Usine"). Peu soucieux de religiosité, à l'image des femmes de pêcheurs au catholicisme pratique ("les Chapelles"), il chante ou l'épopée de la nation flamande en lutte contre les éléments déchaînés, ou la vie sordide des paysans attachés à leur or et méfiants à l'égard de tout ce qui les entoure. La charge de concret qui habite sa poésie est considérable: la métaphore ("Le rouet gris des existences") et la métonymie ("L'habitude s'y verrouille") qui lui est souvent associée, unissent intimement l'homme à sa terre, la chair à l'espace, la poésie à la réalité. Bien que choquante, la conduite des paysans de Verhaeren, qui rappellent les paysans normands de Maupassant, voire les habitants de la Beauce de Zola (la Terre), n'est pas sans rapport avec celle des héros du passé animés d'une "haine carnassière": parce que la terre de Flandre impose à l'homme de lutter, elle rend son amour excessif. Dans le glorieux comme dans le sordide, le Flamand sait être grand.

 

L'intérêt d'un tel recueil sera donc aussi esthétique. D'un tas de fumier, on peut faire un poème ("les Fumiers"): "C'est la fête; la fête en or des fumiers gras." Tout est sujet de poésie, puisque tout manifeste une forme de vie qui porte vers l'avant une humanité souffrante et laborieuse, qui se sait séparée de l'absolu et qui veut pourtant retrouver en Flandre le paradis perdu.

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