Hugo estimait "n'avoir rien fait de mieux" que ce livre dans lequel Claudel a vu "le chef-d'oeuvre du grand poète". Henri Guillemin le trouve "ruisselant de merveilles". Hubert Juin écrivait en 1976: "Un livre-clé... l'un des ouvrages les plus insolites qui se puisse rencontrer dans la littérature moderne... Ouvrage redoutable et, tacitement rejeté."
Un chef-d'oeuvre méconnu
Le discours de Gwynplaine devant ses pairs :
"Ce que je viens faire ici?... Je suis le peuple. Je suis une exception? Non, je suis tout le monde. L'exception c'est vous... Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui rit. Qui rit de quoi? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire? Votre crime et son supplice. Ce crime, il vous le jette à la face; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire: Je pleure... Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir... Ah! vous me prenez pour une exception! Je suis un symbole. O tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. J'incarne Tout. Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles; comme à moi, on lui a remis au coeur un cloaque de colère et de douleur et sur la face un masque de contentement. Où s'était posé le doigt de Dieu, s'est appuyée la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Evêques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond qui rit à la surface... Aujourd'hui vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le dégel sombre... Il viendra une heure où une convulsion brisera votre oppression, où un rugissement répliquera à vos huées.""Cette heure de Dieu est venue, et s'est appelée République, on l'a chassée, elle reviendra... La série des rois armés de l'épée est interrompue par Cromwell armé de la hache. Tremblez..."
Tandis que Gwynplaine arbore ce rire qui, selon Claudel, "accentue celui de Voltaire", il sonde, à la vue de l'auditoire en gaieté, la profondeur du gouffre social qui se creuse sous lui, l'importun, rejeté par les occupants de la "vieille cime du mont féodal", de ce "sommet prodigieux", aux cris de "Bravo, le museau de la Green-Box! Salut à Lord Clown! Histrio! A bas!"
Qui a gravi dans le sable une pente à pic toute friable au-dessus d'une profondeur vertigineuse, qui a senti sous ses mains... fuir et se dérober le point d'appui qui... s'enfonçant au lieu de gravir... et se perdant un peu plus à chaque mouvement pour se tirer du péril, a senti l'approche formidable de l'abîme, et a eu dans les os le froid sombre de la chute... celui-là a éprouvé ce qu'éprouvait Gwynplaine.
"Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était un précipice." (Victor Hugo)
Commentaires
Merci pour ce texte qui m'a toujours fascinée. Il reste là, présent tout au fond de ma mémoire et il suffit d'une étincelle pour le ranimer.
La fin est symbolique de l'écroulement de toutes nos créations humaines . Qui s'effriteront, elles aussi, dans le gouffre du temps.
Malgré tout, nous recommençons encore et toujours. Inlassablement nous creusons, bâtissons des tours de Babel, des villes tentaculaires, sans nous soucier beaucoup du sort des fourmis laborieuses qui y travaillent ... comme à l'époque des pharaons et de leurs somptueux palais dont il ne reste que des strates de beauté.
D'autres villes sont envahies pas l'enchevêtrement des lianes qui les gardent prisonnières ..... Repliées jalousement sur leur beauté et leur gloire passée.
Qui a jamais senti cet effritement de l'œuvre de l'homme n'en sort jamais complètement indemne.
Ce que l'on nomme "La Sagesse" en serait-elle l'aboutissement ?....Car rire oui, veut parfois dire pleurer.
Merci aussi à Béatrice et Liliane pour cet échange. Bon dimanche. Amicalement. Rolande.
Je l'ai lu dans la foulée des Hugo avec Han d'Islande etc... très impressionnant, impitoyable même, j'étais jeune, j'avais 25 ans, et je n'ai jamais oublié cette lecture...