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Quelques écrivains du XVIIIe siècle

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François-Marie Arouet VOLTAIRE (1694 - 1778)

Incontestablement le grand homme des Lumières : lorsque en 1778, après dix-huit années passées à Ferney, il rentre à Paris, on le célèbre comme un dieu — ce qui, hélas, précipite sa mort. Du poète qui à vingt-neuf ans publie La Henriade à l'auteur des contes qui font aujourd'hui son renom, son itinéraire littéraire étonne par sa richesse, suivant, précédant, ne quittant jamais le mouvement de son siècle, jusqu'à l'exil qui fait de lui le cœur vivant de l'Europe, correspondant des rois, chef de file des philosophes, et, avant la lettre, intellectuel : c'est-à-dire non plus seulement homme de lettres, mais défenseur actif et passionné d'une cause, combattant infatigable dont chaque ligne devient une arme, mettant dans la balance son autorité, jouant de la publication pour faire de la république des lettres un forum. Tragédien (Zaïre, Mahomet), historien (Le siècle de Louis XIV), vulgarisateur scientifique (Eléments de la philosophie de Newton), il trouve véritablement sa voie avec les Lettres philosophiques, dont la liberté d'esprit et de ton consacre la naissance des Lumières : expérience de l'autre, intérêt pour la chose publique, goût de la tolérance et scepticisme face au préjugé. Le Traité sur la tolérance, le Poème sur le désastre de Lisbonne, puis le Dictionnaire philosophique frayent un chemin qu'empruntera la génération de l'Encyclopédie, cependant qu'entre deux pamphlets la verve satirique s'épanouit dans Le Mondain, avant d'éclater dans les contes dont les plus connus sont Candide, Micromégas, L'Ingénu, Zadig, Jeannot et Colin. Le rire toutefois est amer, l'expérience de la désillusion est aussi celle, bien réelle, de l'écrivain appelé dans les Cours, puis chassé pour crime d'indépendance, travaillant infatigablement à construire, à défendre sa liberté, achevant une vie nomade dans la retraite paisible de Ferney, maître en son jardin, roi en son royaume : celui des esprits. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de lire, en caractères d'une taille scandaleusement égale, sur la chapelle bâtie à Ferney par ce déiste : A DIEU. VOLTAIRE.

 

Candide ou l'Optimisme (1759)

Le monde est bon, dit Pangloss ; mais son élève le jeune Candide ne cesse de faire l'expérience du contraire : le mal a l'avantage sur le bien, l'absurde règne, le désordre est omniprésent. A côté de pointes contre l'intolérance, le bellicisme, c'est en fait Leibniz qui est visé, le principe de raison suffisante et la " fatalité en bien " se révélant fort loin des réalités. Le pessimisme de Voltaire trouve ici son expression la plus achevée, et en même temps la plus tonique. Un espoir demeure : la seule morale possible en cet univers de précarité et d'incertitude semble bien de " cultiver son jardin ".

 

Micromégas (1752)

Un gigantesque habitant de Sirius (héritier en son gigantisme de Rabelais et Swift), exilé de la Cour de sa planète, se rend sur Saturne, y rencontre un nain ressemblant fort à Fontenelle (l'auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes), et voyage avec lui. Parvenus bien évidemment sur la Terre, ils n'aperçoivent d'abord nulle trace de vie, puis finissent par se rendre compte de la présence d'une vie microscopique. Parmi ces amibes, un navire où se trouvent des hommes ; les bons géants finissent par communiquer avec eux. Suit une revue satirique des philosophies ; seul le disciple de Locke se rapproche de la raison, aux yeux des étrangers. Une tempête perd le vaisseau, qui se retrouve dans une poche de Micromégas : bonne occasion pour un discours rappelant aux humains leur petitesse et leur orgueil.

 

Zadig ou la destinée (1747-48 ; encore augmenté dans les éditions suivantes)

Dans un Orient de mille et une nuits, un jeune homme apprend la sagesse en perdant d'abord un œil, puis ses illusions. Différentes aventures le montrent occupé de politique, où ses essais pour faire justice à la raison lui valent quelquefois des désagréments ; en luttant contre les différents abus, il devient philosophe, et finit roi.




Charles Louis de Secondat de MONTESQUIEU (1689 - 1755)

Entre son Bordelais natal et Paris où il s'éteint " en philosophe " si l'on en croit Voltaire, en chrétien selon d'autres, Charles Louis de Secondat est fils d'un siècle dont il épouse toutes les ambiguïtés. Du président à mortier (1716) à l'académicien (1728), on est étonné de découvrir en l'auteur des Lettres persanes l'exemple le plus achevé d'une carrière réussie : le parlement l'intéresse davantage que la magistrature, mais il n'en demeure pas moins profondément lié à cette noblesse de robe, alliée à la bourgeoisie, dont il est issu. L'écrivain joue le jeu du monde, est reçu dans les salons, rencontre les philosophes ; le baron défend ses droits seigneuriaux. Parisien, voire cosmopolite (il visite l'Europe entre 1728 et 1731), il cultive aussi la solitude au milieu des vignobles de La Brède. En toutes choses, il conserve cette réserve, ce quant-à-soi qui lui font le regard persan. Mesure gardée du terrien amusé par son siècle ? Bien davantage : relativisme. Le mot-clé des Lumières est tout entier dans cette personnalité qui ne cesse d'affronter les faits à leur contraire, les mettant en perspective, variant le point de vue. C'est le principe de son unique roman ; c'est aussi le sens de son intérêt pour l'histoire, que L'Esprit des lois consacrera non plus tant comme le fondement de toute légitimité que comme un principe d'explication et de compréhension. Sa pensée politique, dès lors, se construit sur la conscience de déterminismes, tout en visant à extraire de la somme des possibles les bases d'un régime modéré, garantissant la liberté. Jésuites et jansénistes s'entendirent pour trouver scandaleuse cette liberté et contribuèrent ainsi à la gloire du baron, dont l'ouvrage fut mis à l'Index en 1751. Cet homme de paix se trouva ainsi mêlé au combat philosophique — à sa manière : ce n'est pas un traité politique mais un Essai sur le goût qu'il donne en 1754 à d'Alembert pour l'Encyclopédie.

 

Lettres persanes (1721)

Parues anonymement, ces Lettres composent un roman jouant du regard étonné de deux voyageurs persans, Rica et Usbek, pour dresser une satire féroce de la France et du monde occidental : pratiques sociales (Lettre XXVIII, sur le théâtre), politiques (Lettre CVII, sur le roi) et religieuses (Lettre XXIX) sont présentées comme absurdes. L'incompréhension permet une mise à plat de toute institution, cependant que la constante comparaison de l'Occident avec le monde musulman accomplit un double mouvement de relativisation et de dévalorisation. L'exotique devient la référence, l'Europe cesse d'être le lieu unique du point de vue, et se révèle ainsi barbare et comique à la fois. L'Orient par ailleurs en prend aussi pour son grade : les intrigues de sérail constituent un parallèle au fil des découvertes touristiques, et aboutissent à une catastrophe, qui signe l'échec du despotisme oriental.



Jean-Jacques ROUSSEAU (1712 - 1778)

On ne saurait que renvoyer aux Confessions pour dire l'errance d'une vie entrecoupée de haltes heureuses, où l'amour d'une Madame de Warens, l'amitié d'un Diderot, la générosité d'hôtesses accueillantes rendent le nomade à ses passions, écrire, herboriser, rêver. De l'enfance genevoise (" Je me croyais grec ou romain. ") aux persécutions réelles ou imaginaires des dernières années, qui font surgir ces merveilleux monuments de justification que sont les Confessions ou les Rêveries du promeneur solitaire, l'itinéraire de Rousseau passe par Turin, Annecy, Chambéry et Paris, hésite entre religions et déisme, entre musique et littérature. Le Discours sur les sciences et les arts lui apporte enfin, en 1749, la confirmation d'une vocation qui ne faiblira plus, et que le succès couronne vite. Sa pensée s'approfondit dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, dans les articles qu'il rédige pour l'Encyclopédie ; une figure de l'homme en aliéné, contrepoint à l'optimisme des Lumières, se dessine peu à peu dans son œuvre, orientant la réflexion politique (Le Contrat social), pédagogique (Emile), expliquant aussi le départ de Paris. Entre la campagne et quelques voyages aux couleurs d'exil, il semble ne trouver d'assise que pour tout voir s'écrouler, brouille avec ses hôtes, proscription, pauvreté. La Nouvelle Héloïse fait le tableau d'un bonheur possible loin du monde, bonheur vécu fugitivement, rêvé par un auteur que les années persuadent d'une conspiration universelle à son endroit — et c'est peut-être cette maladie qui, en lui donnant une si forte perception de ce qu'est la personne, ouvre la voie à cette prodigieuse capacité d'invention littéraire et politique, centrant la modernité à venir sur l'individu et le moi.

 

Les Confessions (1782 - 1788)

Entre l'évocation heureuse et la défense passionnée, les Confessions ouvrent la voie à une forme toute nouvelle d'autobiographie, comprenant la personne dans sa totalité. Ne recherchant pas comme Montaigne l'universalité humaine (il ne s'agit pas de s'étudier), ne trouvant de justification ni dans son exemplarité (comme Saint Augustin) ni dans le témoignage qu'il donnerait sur une vie publique (comme les mémorialistes), Rousseau en dit plus qu'on n'avait jamais dit sur soi-même (quitte, malgré les protestations d'honnêteté, à travestir légèrement) et surtout se pose, simple être humain, comme digne d'intérêt. Le romanesque, l'anecdote historique, sont certes présents ; mais ils ne sont pas l'essentiel, qui demeure cette attention extraordinaire portée à la personne pour elle-même, à travers la longue évocation d'une enfance, l'intérêt porté à l'intériorité et au sentiment. Une façon nouvelle de se peindre naît avec les Confessions ; en un sens, l'idée même de se peindre.

 

Les Rêveries du promeneur solitaire (1782)

Ecrit dans les toutes dernières années de Rousseau, à la suite des Confessions, cet " informe journal " joue avec le présent et les souvenirs, bons (Cinquième promenade) ou mauvais. Transformant l'évocation en une subtile analyse de l'âme, Rousseau use ici d'une prose simple et émouvante, loin des rigueurs martiales des discours ou des périodes passionnées de Julie ; apaisé, le vieil homme constate sans aigreur qu'il n'a su et ne saurait être heureux en société. L'intériorité se livre ici en liberté, sans souci de se défendre, en une naturelle expansion.




Pierre Choderlos de LACLOS (1741 - 1803)

Comme l'abbé Prévost, il s'engage d'abord dans la carrière des armes, où il fera preuve de plus de constance que son romanesque prédécesseur. L'ennui des garnisons semble bien à l'origine de ses premières tentatives littéraires, qui sont publiées en 1773 dans l'Almanach des Muses : poésies et contes en vers, que suivent quelques années plus tard deux opéras. Le succès tarde, son avancement aussi, jusqu'à la parution en 1782 des Liaisons dangereuses, qui suscitent un engouement sans précédent. Pour ou contre, tous se laissent prendre au feu de ce roman qui connaîtra cinquante éditions du vivant de l'auteur. On s'ingénie à chercher les modèles de ses personnages, on cherche à percer les secrets de leur conduite, à saisir le fin mot d'une histoire dont la critique mettra longtemps à réaliser qu'elle tire tout son sel de n'en avoir point, et de multiplier ainsi les lectures possibles. Cependant que ses lecteurs eux aussi se multiplient, Laclos mène une vie de salon et devient académicien... à La Rochelle, où le retiennent ses obligations militaires. Il passe ensuite à Toul, avant d'entrer en politique à la Révolution. Secrétaire du duc d'Orléans, puis journaliste, il est nommé commissaire aux armées, pour ensuite être appelé à la tête des établissements français en Inde. Arrêté, libéré, il louvoie assez habilement jusqu'au 18 Brumaire, et rejoint les armées sous Napoléon. Il meurt à Tarente, non pas noyé à la Chénier mais dysentérique, homme de réel et non de Lettres, romancier sans roman, sinon ce chef d'œuvre unique qui n'aura de suite que quelques mémoires et un projet abandonné.

 

Les Liaisons dangereuses (1782)

La fiction parfaite, et l'ambiguïté absolue. Entre la " rumeur grenobloise " qui agita si longtemps les exégètes et les interprétations forcées, un roman qui survit plus qu'aucun autre à l'inflation critique, et reste encore neuf à celui qui l'ouvre. C'est qu'il est formellement rebelle au discours, évitant cet écueil des ouvrages libertins, de même que ses personnages échappent à des habitudes littéraires bien ancrées : que Valmont — un libertin — se passionne, que la présidente — une prude — s'enflamme, et les repères se troublent. Entre deux littératures (le roman libertin, le roman sentimental) naît ainsi un texte ironique et ouvert, aux parallèles troublants, coloré de vérité par la forme épistolaire dont les ressources sont ici poussées à leur limite (jeu sur l'implicite, contrastes, points de vue).



.Denis DIDEROT (1713 - 1784)

L'éditeur de l'Encyclopédie fut d'abord l'élève des jésuites, avant d'embrasser une carrière hésitante, entre leçons de mathématiques et traductions. La trentaine venue, une adaptation de Shaftesbury, puis les Pensées philosophiques le voient s'engager sur une voie dont il ne s'écartera plus, radicalisant peu à peu sa pensée vers un athéisme convaincu. Les conséquences ne se font pas attendre : dès 1749, il est incarcéré à Vincennes, la Lettre sur les aveugles ayant paru blasphématoire. Sorti de prison, bien décidé à n'y pas rentrer de sitôt (La Religieuse ne sera ainsi publiée qu'après sa mort), il se lance dans l'aventure de l'Encyclopédie, qui durera vingt-cinq ans, et pour laquelle il rédigera plus de cinq mille articles. Parallèlement, il donne plusieurs pièces d'un théâtre pathétique et vertueux, le drame bourgeois (Le Père de famille), invente une critique d'art avec ses Salons, met en question le genre romanesque avec Le Neveu de Rameau et surtout Jacques le fataliste. Parleur et disputeur infatigable, il ne cesse d'échanger : les Lettres à Sophie Volland font écho à sa correspondance avec Catherine II, chez laquelle il séjourne en 1773 et 1774. La discussion chez lui envahit le roman, s'épanouit sur scène, structure l'écriture philosophique, qui vit de la présence de l'autre : lettres encore, dialogues (Supplément au voyage de Bougainville, Paradoxe sur le comédien). Sa pensée de même ne cesse de s'affronter à l'altérité, de batailler ; à l'instar de l'Encyclopédie elle-même, le champ de son intérêt semble ne pas connaître de limites, interrogeant sans cesse, remettant en cause tout ce qui se présente à ses yeux. En cela il est bien philosophe, au sens de son siècle : c'est-à-dire moins créateur d'un système que chercheur sceptique d'un sens ou d'une vérité utiles dans un monde en mouvement.

 

Le Neveu de Rameau (1805, dans une traduction de Goethe ; écrit en 1762)

Ce dialogue pétillant entre un promeneur du Palais-Royal (Diderot lui-même, selon toute vraisemblance) et le neveu du compositeur auquel s'attaqua Rousseau joue des ressources de la mauvaise compagnie. Le neveu, parasite social du plus haut pittoresque, manifeste un cynisme désopilant dans le récit de sa conduite : mené par son estomac, faisant sa cour à qui le nourrira, il se montre avec franchise tel en somme que sont tous ses contemporains. Les saillies de ce polichinelle ne laissent intacte aucune des célébrités du temps, cependant qu'il aborde tous les sujets avec une liberté d'esprit corrosive. Proche en cela du philosophe (qui par ailleurs dut lui aussi courir derrière la soupe en sa jeunesse bohème), le neveu en mainte occasion se révèle être le porte-parole probable d'un interlocuteur qui reconnaît dans ses extravagances bon nombre d'idées justes. La folie est bien ici opérateur de vérité, en même temps qu'elle anime de ses surprises un récit décousu, mené dans un visible bonheur d'écrire par un Diderot heureux de voir régner le désordre.

 

Jacques le fataliste et son maître (1796)

Un maître et son valet voyagent et philosophent, tout en causant. Jacques prêche à son maître la résignation, car tout ce qui est arrivé devait l'être. Ce qui ne l'empêche de se plaindre, tout en essayant de conter ses aventures malgré les continuelles interruptions du maître, qui brise et avive l'intérêt romanesque des anecdotes menacées de ne jamais se conclure. Différents récits parviennent néanmoins à se faire jour, enchâssés les uns dans les autres, entrecroisés, voire contés à deux voix quand Jacques et son maître tentent de réunir leurs souvenirs. Le maître lui aussi s'essaie à raconter, et il arrive en outre aux deux discoureurs des aventures : vol, maladie, prison. Héritier de Sterne et de Rabelais, Diderot en ce roman se montre virevoltant, audacieux, faisant littéralement éclater le cadre romanesque classique en usant et abusant des digressions, en multipliant les fils de l'histoire, en jouant constamment du paradoxe de l'exhibition romanesque du romanesque.

 

Paradoxe sur le comédien (1830, écrit en 1773-1778)

Ce paradoxe consiste en l'inutilité pour l'acteur d'éprouver le sentiment qu'il nous montre. Nul besoin pour lui de sensibilité, mais d'une pénétration capable de lui faire comprendre la valeur universelle du personnage qu'il joue, d'en construire l'archétype. Le raisonnement s'étend ensuite à l'ensemble des arts, où l'homme sensible se voit préférer l'esprit profond. La simplicité de l'idée centrale du Paradoxe ne saurait rendre compte de la variété des thèmes et du jaillissement d'idées, quelquefois contradictoires, qui abordent les problèmes esthétiques essentiels de l'époque : fonctions et place de la nature, existence de l'inspiration.




Donatien-François de SADE (1740 - 1814)

Fils de famille agité, agrémentant une brève carrière militaire de quelques essais littéraires, Sade doit peut-être à la rigueur de sa belle-famille l'épanouissement carcéral de son génie. Il passe une trentaine d'années en prison, n'en sort que pendant de brefs intermèdes, et finit ses jours à Charenton parmi les fous. La réclusion transforme le passe-temps juvénile en passion pour l'écriture, exacerbe les fantasmes qui prendront corps par le verbe. Justine (1787) apparaît comme le prélude à une œuvre qui s'accomplit essentiellement pendant la décennie 1790. Libéré mais ruiné par la Révolution, le marquis tente de vivre de sa plume, en publiant Oxtiern, Les Crimes de l'amour, puis La Marquise de Gange et quelques romans historiques, comme Isabelle de Bavière. Aline et Valcour reprend tous les ingrédients romanesques du dix-huitième siècle pour les refondre en une construction ironique. Parallèlement, une œuvre clandestine s'élabore, menant l'écriture jusqu'aux frontières de l'imaginable, là où la représentation s'affole. La Philosophie dans le boudoir entrelace un discours philosophique radical et des postures érotiques extrêmes, où le plaisir s'accomplit dans la cruauté. Les deux dernières versions de Justine, L'Histoire de Juliette, les Cent vingt journées de Sodome font l'expérience d'une littérature sauvage, où le discours libertin s'abolit dans la tuerie. Retournement des Lumières contre elles-mêmes (ainsi de l'image de la nature, tour à tour exaltée et bafouée), dont le seul horizon, par delà tout ordre divin ou humain, est l'individu, l'œuvre de Sade accomplit une permanente transgression, joue dans l'outrance une essentielle libération de tous les possibles de l'esprit humain.

 

Les Infortunes de la vertu (1787)

Ce conte noir constitue la première version de ce qui deviendra La Nouvelle Justine. Prenant le contrepied de l'écriture moralisante d'un Richardson, Sade y expérimente une écriture négative, débarrassée au nom du réalisme (Idée sur les romans) de tout moralisme. La variation déjà est ressassement d'une vérité qui traverse toute l'œuvre future : que dans un monde sans transcendance il ne saurait exister d'ordre, que l'erreur est de se soumettre à des valeurs qui échouent. La douce Justine ne cesse d'en faire l'expérience, sans jamais en tirer la leçon. L'écriture à la première personne contient encore le tremblement fantasmatique, la " littérature " conserve sa lisibilité à cette première descente aux enfers.



Jacques CAZOTTE (1719 - 1792)

Redécouvert par Nerval dans les années 1840, Cazotte est aux yeux ses contemporains un personnage étrange, à mi-chemin entre la bonhommie souriante du fantaisiste et la figure plus inquiétante de l'illuminé. Ce n'est pourtant à l'origine qu'un honnête fonctionnaire, qui accomplit sa carrière dans la Marine. Deux longs séjours en Martinique (1744 - 1752 et 1754 - 1760) lui font connaître le vaudou. Il quitte le service en 1760, et l'héritage de son frère — qu'il devra disputer aux jésuites — lui permet de se retirer à la campagne. Depuis sa prime jeunesse, il s'adonne au genre très à la mode alors du conte. Au cours des années 1760, se glisse dans ses œuvres une inquiétude spirituelle qui s'épanouira avec Le Diable amoureux (1772), lu à l'époque comme une aimable sotie mais que l'on peut considérer comme l'acte de naissance du fantastique en France. L'irrésolution qui caractérise cette écriture se traduit chez l'auteur par un attrait de plus en plus net pour l'occultisme. Il devient martiniste en 1778, et malgré plusieurs reconversions au catholicisme ne cessera jamais de s'intéresser aux doctrines ésotériques. Figure de ce qu'on a nommé l'illuminisme, Cazotte mène une existence tranquille jusqu'à la Révolution, à laquelle il n'est guère favorable. En août 1792, ce visionnaire peu clairvoyant fait passer au roi un plan d'évasion — sans succès ; l'un et l'autre seront guillotinés. Commence alors une existence posthume digne d'un véritable médium : Laharpe lui attribue une prédiction de la Révolution faite en 1788, Rétif publie ses Posthumes sous le nom de Cazotte... Cette vie après la mort se transformera peu à peu en simple survie littéraire, la génération de 1830 reconnaissant dans le fantastique des Lumières une des voies où s'invente le romantisme.

 

Le Diable amoureux (1772)

Nerval voyait l'expression d'un drame métaphysique dans cet ouvrage qui n'est peut-être à l'origine qu'un simple produit de la mode. Il faut se souvenir en effet que Cazotte n'est pas un initié à l'heure où il rédige ce roman. L'ironie constante interdit de prendre à la lettre l'aventure de ce jeune officier séduit par une jeune fille à l'identité énigmatique. Mais le fantastique se joue dans le maintien d'une interrogation, dans l'impossibilité de conclure à la réalité ou à l'irréalité des phénomènes décrits. Entre le merveilleux (qui n'est jamais mis en doute, en littérature) et la rationalité du monde réel, un espace du doute apparaît, où s'invente une dimension littéraire inédite. C'est aussi un bouleversement culturel, une faille de la raison, ouverte au moment même où triomphent les Lumières.




Alain-René LESAGE (1668 - 1747)

Orphelin ruiné par ses oncles, il devient avocat, puis polygraphe. Ses traductions du grec ancien et de l'espagnol préludent à une œuvre dont on a quelquefois voulu dénier l'originalité, au prétexte que ses romans n'auraient été que des adaptations. Point n'est besoin de rendre sa place à Lesage, dont les fictions hispanisantes n'ont jamais qu'un objet, la société française de son époque. C'est avec des comédies qu'il fait ses débuts d'auteur. Auteur attitré de la Comédie française depuis 1702, il donne Crispin (1707) et surtout Turcaret (1709), satire mordante des collecteurs d'impôts. Auteur prolifique, il compose également des dizaines de farces destinées au Théâtre de la Foire Saint-Germain, qui remplace à l'époque la Comédie italienne, fermée par le roi vieillissant. Le Diable boiteux (1707), puis Gil Blas de Santillane font découvrir un romancier habile, dont les satires d'abord morales s'attachent progressivement aux réalités sociales et économiques d'une société gagnée par la corruption. Renouvelant ainsi le genre romanesque, Lesage explore les solutions du problème de la vraisemblance qui s'est posé à la fin du dix-septième siècle ; d'abord en exhibant l'invraisemblance, ce qui est une façon de se dédouaner, puis en réinvestissant l'écriture picaresque pour utiliser les ressources de la fiction autobiographique. Il ouvre ainsi la voie à Prévost et Marivaux, en donnant sa forme définitive à l'une des formules romanesques les plus intéressantes de son siècle, avec le roman par lettres. A une époque où le discours littéraire est encore largement bridé par le pouvoir, Lesage contribue à faire du roman un espace de liberté, où le vérité s'énonce dans l'art du travestissement.

 

Histoire de Gil Blas de Santillane (1735)

Mémoires imaginaires dont le cadre espagnol ressemble furieusement à la France de la Régence, les aventures picaresques de Gil Blas sont la satire brillante et légère d'une société gagnée par le pouvoir de l'argent. L'ironie romanesque s'y joue dans la vision naïve et sans cesse désabusée d'un narrateur évoluant dans toutes les sphères de la société, aventurier du regard dont l'ambition n'est pas tant de trouver sa place (ce qui fonde le picaresque) que de se maintenir à flot dans un univers de faux-semblants. Livré à l'inconstance des circonstances, Gil Blas observe avec amusement les pratiques douteuses d'une humanité à la fois variée et toujours semblable.



Pierre Carlet de Chamblain de MARIVAUX (1688 -1763)

Ses jeunes années sont actives : il commence par des romans, commet une Iliade travestie, collabore au Nouveau Mercure et se marie, devient auteur dramatique, puis veuf. Arlequin poli par l'amour inaugure en 1723 une longue série de comédies à l'italienne, qui empruntent à la commedia dell'arte ses personnages et ses intrigues, adoucies d'une délicatesse de sentiments qui rencontra l'adhésion du public. La Double Inconstance, Le Jeu de l'amour et du hasard, Les Fausses confidences sont des succès qui, avec une trentaine d'autres pièces (dont une tragédie), mènent leur auteur à l'Académie, où il est élu contre Voltaire. Avant cette consécration, il a déployé l'activité protéiforme des hommes de lettres de son temps, touchant de la philosophie, lançant surtout avec Le Spectateur, imité du Spectator britannique, l'un des premiers journaux français (1721 - 1724). L'intérêt qu'il y manifeste pour ce que Hugo nommera plus tard les choses vues incite à réviser les jugements trop hâtifs à son égard. On aurait tort de voir en Marivaux l'auteur léger de divertissements sans conséquences ; il existe dans ses comédies (et pas seulement dans l'Ile des esclaves) une interrogation sociale que prolongeront les romans de la maturité. La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu exploitent toutes les ressources du picaresque pour approfondir cette vérité sociale, souce de bonheur romanesque et dramatique, qu'est le hasard. Ainsi le marivaudage n'est-il pas seulement plaisir du déguisement, mais aussi questionnement d'identités sociales dont le bien-fondé n'est pas si évident. Marivaux est bien l'auteur à la mode comblant les goûts des sujets de Louis XV, qui se pressent avec passion dans les rares salles parisiennes autorisées ; mais il est, plus profondément, un écrivain complet, à l'écoute de son époque.

 

Vie de Marianne (1731 - 1742)

Dans un univers réaliste qui, à la différence du Gil Blas de Lesage, est celui de la société de son temps, ce roman narre les nombreuses péripéties de la vie d'une jeune orpheline. Son avancée dans la vie se heurte à mille difficultés, qui donnent lieu à de fines analyses psychologiques et à la peinture des milieux les plus divers. Commençant dans l'aventure romanesque par excellence d'une attaque de brigands, l'existence de Marianne se décline ensuite davantage sur le mode de la vie privée ; c'est une nouvelle façon de concevoir le roman qui s'invente, oubliant l'extraordinaire ou le burlesque pour se concentrer sur le sentiment.

 

Le Jeu de l'amour et du hasard (1730)

En trois actes, l'histoire d'un double déguisement : deux fiancés qui ne se connaissent pas veulent s'éprouver en échangeant leurs costumes avec ceux de leurs serviteurs. L'amour reconnaît les siens ; mais le jeu se prolonge sur l'initiative de la jeune fille, qui conserve son déguisement afin d'être épousée pour elle-même, cependant que les valets se courtisent comiquement, chacun craignant de voir révélée son identité. Vertige social, le jeune homme accepte de braver la fictive différence de condition — mais, grâce au ciel, chacun retrouve sa place.

 

Les Fausses Confidences (1737)

L'amoureux impécunieux d'une riche veuve s'introduit dans la maison d'icelle et laisse conduire l'intrigue par un ancien valet, qui répand à loisir de vraies et fausses confidences afin de gagner le cœur de la dame. Elle en vient elle-même à tenter de forcer les aveux, et l'amour triomphe. L'ambiguïté des situations, habituelle chez Marivaux, prend une intensité toute particulière dans cette comédie où l'on souffre. Le réalisme se conjugue au jeu des réticences, silences forcés et sentiments brimés, pour créer une atmosphère plus tendue que dans les autres pièces de Marivaux.

 

La Double Inconstance (1723)

En ce début de la carrière de Marivaux, c'est une comédie sur la fin du sentiment. Arlequin, devenu un valet doux et amoureux, se fait voler sa fiancée par un prince. Ce dernier l'invite à la Cour, dans l'espoir de le rendre infidèle. Espoir qui n'est point trompé : on assiste au reflux d'un amour et à la naissance d'un autre, selon le principe du quadrille, déjà. Tout finit bien, ce qui n'empêche un léger pessimisme quant à l'inconstance des sentiments ; c'est à une mise en doute de l'idylle et des pastorales chères à la littérature de son temps que se livre un Marivaux plus moderne qu'il n'y paraît, sur ce point.

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Pierre-Augustin Caron de BEAUMARCHAIS (1732 - 1799)

Ses vies feraient le bonheur d'un romancier. De procès en procès, on le voit jeune horloger, puis professeur de harpe, puis intrigant, homme d'affaires enfin. Il fréquente la Cour, et compose dans sa jeunesse quelques féeries fort gaies, destinées à divertir financiers et grands seigneurs. Travaillant à embrouiller et à débrouiller des affaires de famille quelque peu compliquées, il a l'idée d'un drame bourgeois, Eugénie, dont il expose la poétique dans un Essai sur le genre dramatique sérieux. Le succès est mitigé, ce qui ne l'empêche pas de tenter un second essai, qui sera cette fois un échec. A l'occasion d'un procès occasionné par l'héritage contesté de l'un de ses protecteurs, il publie quatre mémoires dont le retentissement considérable contribue à faire de lui un homme public — jouant dans le même temps les agents secrets en Angleterre et en Hollande. Naviguant entre scène et coulisses, il se passionne pour le théâtre, et connaît un premier succès en 1775 avec Le Barbier de Séville — qui a dû être redécoupé après la première représentation. On le voit alors se multiplier, négociant, fondant, à côté de maisons de commerce, la Société des auteurs dramatiques (destinée à protéger leurs intérêts), se lançant dans l'édition des œuvres complètes de Voltaire, vivant et dépensant sans compter, plusieurs fois ruiné, plusieurs fois millionaire. Longtemps gardé dans ses cartons, Le Mariage de Figaro suscite avant même sa création un intérêt attisé par les tentatives de censure qu'il subit. Enfin jouée en 1784, la pièce rencontre aussitôt une audience extraordinaire. Beaumarchais, lui, poursuit sa vie aventureuse, convole pour la troisième fois, va en justice, est emprisonné sous la Révolution, émigre, revient en France, et donne une comédie larmoyante, La Mère coupable, qui clôt " le roman de la famille Almaviva ". Celui de Pierre-Augustin Caron s'achève à la veille du dix-neuvième siècle — mais Figaro, double élu, lui survit.

 

Le Barbier de Séville (1775)

Cette comédie d'intrigue, qui aurait pu être un opéra, rompt avec les drames bourgeois des débuts. Verve, humour, déguisements, et un mariage à la fin ; mais ce qui pourrait s'apparenter à un marivaudage s'enrichit d'une inhabituelle vie des personnages, dont les caractères sont fouillés et dont la personnalité est nuancée. Enfin, Figaro parachève le type du valet de comédie, avant de le dépasser dans Le Mariage de Figaro. Ajoutons cette nuance, que ce valet n'en est déjà plus un, reprenant du service après un parcours personnel qui lui confère la liberté et l'allure d'un bourgeois, et donne ainsi à ses fourberies un sens nouveau : l'esprit d'entreprise.

 

Le Mariage de Figaro (joué en 1784, publié en 1785, écrit en 1778)

On l'attendait depuis plusieurs années : des femmes furent étouffées lors de la première, tant la foule afflua. L'attente du mariage sans cesse retardé est d'ailleurs le principe même d'une pièce qui est à la fois l'apogée de la comédie et plus qu'une comédie. La loi du désir, incarnée par un Chérubin aux frontières du jeu et du sérieux, mène un monde où les intrigues et les intérêts s'affrontent. Les mots volent, plaisir léger qui au détour d'une phrase laisse surgir l'Histoire. Les équivalences dramatiques, le monologue de Figaro, interrogent une société agitée d'injustices. Attaquant les privilèges, la pièce donne à l'intrigue une signification sociale, montrant qu'elle est rendue nécessaire par la rigidité des ordres. Mais " tout finit par des chansons " — restent l'extraordinaire rythme et les jeux de l'espace et des objets, qui révolutionnent le théâtre.



Nicolas Edme RETIF DE LA BRETONNE (1734 - 1806)

Ce polygraphe aura dû attendre deux siècles avant de quitter le second rayon. Longtemps connu comme un auteur sulfureux (son Anti-Justine fut souvent éditée sous le manteau), Rétif retrouve aujourd'hui sa dimension véritable, celle d'un créateur balzacien avant la lettre, dont l'énorme production (plus de deux cents volumes) participe à divers titres, par delà les scories, maladresses, et négligences dont elle est parsemée, du grand remue-ménage littéraire qui prélude à l'explosion romantique. On n'emploie plus guère aujourd'hui l'idée de préromantisme ; aussi faudrait-il plutôt évoquer une modernité en train de s'inventer — par les marges : car ce fils de paysan bourguignon, typographe à ses débuts, ne parviendra jamais à entrer de plain-pied dans l'univers littéraire de son époque. C'est en quelque sorte par ignorance qu'il bouscule les conventions qui régissent la littérature en cette fin de dix-huitième siècle. Ecrivain professionnel, mais écarté des pensions, il envisage les lettres comme un métier ; ce qui ne l'empêche pas d'avoir une haute idée de sa mission, en donnant plusieurs projets de réforme (La Mimographe, Les Gynographes, Le Pornographe — terme inventé pour l'occasion — tentent respectivement de régir le théâtre, les femmes, et la prostitution). Son œuvre est animée d'une ambition spéculative qui la conduit à faire éclater le cadre de la fiction traditionnelle ; ses récits se gonflent d'utopies, de traités. Au fil des livres s'esquisse une ambition totalisante qui nourrit une écriture rapide, peu embarrassée du bon et du mauvais goût. Dans ses gigantesques séries de nouvelles (Les Contemporaines) se dessine le projet d'une littérature élargie aux frontières du monde, englobant tout ce qui peut être vu : c'est en ignorant toute mesure, en bafouant les règles du beau littéraire que Rétif révolutionne les lettres. Introduisant un réalisme neuf avec Le Paysan perverti et La Paysanne pervertie, il renouvelle à la suite de Rousseau les enjeux du roman, en introduisant dans la fiction de larges pans d'autobiographie. Peu à peu, c'est sa propre vie qu'il met en scène, avec des livres comme La Dernière Aventure d'un homme de quarante-cinq ans et surtout Monsieur Nicolas, monument de l'autobiographie. Il faudrait citer encore son théâtre, sa passion fétichiste pour le pied, ses amours incestueuses, sa réforme de l'orthographe, ses amitiés, et son totem : le hibou.

 

La Paysanne pervertie (1784)

ou les dangers de la ville ; la jeune Ursule, sœur innocente de l'Edmond du Paysan perverti, est petit à petit corrompue par la vie urbaine. Sous la visée moralisante, exaltant les vertus de la vie champêtre — paradis perdu rétivien —, ce roman par lettres conjugue d'une façon originale l'ambition didactique et les audaces de la représentation. La délégation du récit aux personnages permet la pluralité des points de vue et joue dans le sens d'une plus grande liberté des paroles ; c'est par personnage interposé que Rétif introduit sa langue et ses audaces dans l'espace littéraire français. Rappelons enfin que le personnage de Gaudet est un ancêtre direct du Vautrin de Balzac.

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