Aux « quatre tentations de l’homme », le vin, les femmes, la richesse et la colère, qui, selon la tradition chinoise, sont les vices communs des mortels qui, en outre, les empêchent de demander l’inspiration au rêve.
A Pékin, je vous parle de l’ancien Pékin pas de la moderne Beijing, on retient toujours le chiffre quatre : les « Quatre Grands Maîtres Yuan » (les peintres Huang Gondwang, Wu Zhen, Ni Zan, Wang Meng), les « Quatre Bonheurs » en cuisine, les « Quatre Génies » d’un sanctuaire, les « Quatre Professions » pour les classes sociales (de l’aristocratie aux vils marchands, en passant par les paysans et les artisans), les « Quatre Plantes souveraines » (prunier, bambou, chrysanthème, orchidée), les « Quatre grandes inventions » (boussole, papier, imprimerie, poudre noire), les « Quatre Trésors » du lettré (pierres, encre, pinceaux, papier), les « Quatre Livres extraordinaires » (Au bord de l’eau, Les Trois Royaumes, La pérégrination vers l’Ouest, Fleur en fil d’or, ou, selon l’époque pour ce dernier, Le Rêve dans le Pavillon rouge), jusqu’aux « Quatre Livres » de l’enseignement confucéen (La Grande Etude, L’Invariable Milieu, les Entretiens de Confucius et de Mencius) ou les « Quatre Nobles Vérités » révélées par le Bouddha (la douleur ; la racine de la douleur qui est le désir ; la douleur peut être vaincue en atteignant le nirvana ; pour le gagner il faut suivre la voie de la sagesse, de l’éthique, de la méditation) en passant par les « Quatre Montagnes Sacrées » du bouddhisme (les monts Wutai, d’or, représentant la sagesse, Putuo, d’argent, la compassion, Emei, de bronze, la pratique, Jiuhua, de fer, le vœu)…
La forme la plus pure de poésie chinoise classique est le quatrain. La part belle y est faite aux images simples et spontanées comme fleurs des champs, mais rigoureusement réglée selon quatre figures ou tons. Forme qui évoluera en huitain (qi lü).
Et même aux temps nouveaux des lendemains qui devaient chanter, aux « Quatre Vieilleries » selon Mao (vieilles idées, cultures, coutumes, habitudes) succédèrent les « Quatre Modernisations » (agriculture, industrie, science, défense) de la Chine Populaire de Zhou Enlai et Deng Xiaoping.
Chute de la Bande des Quatre.
Quatre restera le chiffre de la prospérité. Dans le respect évidemment des « Quatre Grands Principes fondamentaux » inscrits dans le préambule de la Constitution de 1982 : le Socialisme, la Dictature démocratique populaire (admirez l’oxymore), le rôle dirigeant du PCC, le marxisme-léninisme et la Pensée du Grand Timonier.
Humblement, je m’en suis donc remis à une pierre de rêve (mengshi). Celle-ci m’a suggéré quatre textes purement imaginaires que j’ai réunis ici afin substituer aux quatre funestes tentations ces Quatre visions de la porte Vénération des Lettres : Poème visuel, Abolir le temps, L’esprit est un miroir brillant et Essence de vie.
Toutes s’inspirent des Quatre Vertus, les principes fondamentaux du tch’an, harmonie, respect, pureté, sérénité.
Se retrouvent ainsi les « trois enseignements » de Bouddha, Kongzi (Confucius) et Laozi (Lao-Tseu), piliers de culture chinoise traditionnelle. Du moins vus par un occidental réduit à interpréter des signes, un promeneur qui tente de traduire l’intime et sensible relation qui se crée entre l’homme et la nature. Un peu comme le ferait un moine errant en robe pourpre vagabondant sur le sentier de la longévité.
Les Quatre visions de la porte Vénération des Lettres (Chongwenmen*)
Poème visuel
Quand les mots ne suffisent plus
Quand le mystère est trop grand
Que même la pierre ne peut exprimer l’indicible
Que ma plume s’assèche en attendant le jour
Que l’hiver espère un nouveau printemps
Alors la nature toute entière se grave dans ma mémoire
Comment s’en détacher ?
Et je pleure sur le monde d’hier.
Abolir le temps
Il s’assit alors sous le pin de la longévité,
dans cet entredeux, cet entrelacs,
ne servant à rien,
ne faisant rien
Sublime oisiveté
Il n’eut plus ni passé
ni présent
Il ne pâtit de rien
Suprême liberté
Tel le phénix,
oiseau de paradis,
vit au loin un rocher d’éternité
et, passant au-delà de sa psyché,
il entra dans le domaine où il n’existe ni vie ni mort
Infinie félicité.
En italique : Tchouang-tseu (ou Zhuangzi, IVe s. av. J.-C.)
L’esprit est un miroir brillant
Maîtrise de l’esprit sur la matière
En laissant chanter la pierre
Abolir le temps, l’espace
Se soustraire au monde.
Juste une sensation de fraîcheur
Un bouquet d’arbres, en fleurs
Un reflet de lune pâle
Saisie d’une caresse magique.
Pure jouissance esthétique
Le goût subtil de l’inutile
Du lointain éclat de l’opale
Astre d’une nuit magnétique.
« L’esprit est comme un miroir brillant », Shen-hsiu (ou Shénxiù, ca 607-706).
Essence de vie
Chef-d’œuvre non signé
Chef-d’œuvre d’humilité
Saisir la beauté et la sublimer.
Harmonie, respect, pureté, sérénité
Humanité délivrée
Simplicité inspirée
Complicité, spontanéité.
Transcender l’ordinaire
Creuser aux racines
Pour atteindre l’universel.
Conscience, essence de vie
Sincérité de cœur et d’esprit.
Ainsi la fleur de cerisier s’abandonne au vent
Gagne l’onde, quitte le réel pour l’éternel.
En italique : Sen no Rikyū (1522-1591)
Michel Lansardière
A-t-on jamais entendu pareille pierre muette parler ?
A-t-on déjà vu chose inerte ainsi inspirer ?
Une certaine sagesse immanente, sidérale peut-être…
Tout est possible, surtout si l’artiste se fait démiurge, le minéral illusionniste, le poète visionnaire.
Voilà, j’ai ici groupé mes quatre « poèmes visuels » pour former un cinquième billet. Cinq comme le sont en Chine les cinq éléments (bois, feu, terre, métal, eau), les cinq couleurs primaires (rouge, jaune bleu, blanc, noir), les cinq saveurs (âcre, aigre, amère, douce, salée), mais aussi les Cinq Classiques (les Livres des Mutations, de l’Histoire, des Odes, des Rites, les Annales du Printemps et de l’Automne) qui forment le canon confucéen à la base de la culture chinoise, les Cinq Dynasties (907-960), les Cinq Empereurs de l’âge d’or du bon gouvernement qui honorèrent le mieux les cinq vertus confucéennes (humanité, intégrité, sagesse, justice, persévérance), les cinq bénédictions (longue vie, richesse, santé, amour, fin heureuse)… Poèmes traditionnellement composés de cinq (quatrain) à sept (huitain) caractères, musique savante.
Si pour les Chinois cinq est un chiffre parfait… pour nous cinq est un nombre premier et six un nombre parfait (c’est la somme de ses diviseurs en-dehors de lui-même).
Cela m’a semblé idéal pour fêter la fin du Nouvel an chinois et clore un mois de février « parfait » lui aussi : quatre semaines commençant par un lundi et se terminant par un dimanche.
Pour connaître le vertige de la liste (Umberto Eco), la griserie des mots d’un Li Yi-chan (ou Li Shangyin, 813-858) dans ses Notes, comme dans sa litanie des
Choses agaçantes :
…
Des arbres dont l’ombrage coupe la vue
Un mur si haut qu’il cache une montagne
Pas de vin à la saison des fleurs…
et approcher de l’ivresse d’un Li Bai (ou Li Po, 701-762)…
Trois coupes et je maîtrise le Tao
Une jarre pleine et je fais corps avec la nature
Quand les coupes d’or se rempliront-elles à nouveau
Sur ces routes qui mènent au Mont de la Porte des pierres ?
Les oiseaux s’effacent en s’envolant…
Fond opalescent, ciel bleu :
nuit après nuit, je songe
hiver, lune pâle
merles d’or qui chantez,
versez vos pleurs
abreuvez les dernières fleurs.
Michel Lansardière
(pastiche de Li Yi-chan)
* Dans le vieux Pékin, au début du XXe siècle, la porte « Vénérations des Lettres » ou « de la Culture » (Chongwenmen, ou Hademen ou Hatamen, ou Wenmingmen sous la dynastie Yuan, 1279-1368) ouvrait sur des quartiers populaires animés par de nombreux artisans.
« Le quartier était habité par des artisans, des petits commerçants,
des porteurs de palanquins, des coolies et quelques rares riches commerçants ou des prostituées. »,
Deng Youmei
Cette porte, connue pour sa tortue marine en fer (dans le temple Zhenhai) qui protégeait la ville fut démolie dans les années soixante. C’était « le lieu de prédilection des artistes qui travaillent le jade, l’ivoire, le feutre, le strass et autres matériaux plus humbles. » (id.)
La porte « Vénérations des Lettres » est une des trois voies d’accès internes qui faisaient communiquer la « Ville tartare » (ou « mandchoue », soutiens de la dynastie en place, dite encore, à tort, « mongole », ou « Ville intérieure ». Elle protège la « Ville impériale » - ou « Ville jaune » ou Houang-tchen - avec ses temples et pagodes, ses jardins et lacs, ses hauts dignitaires, qui elle-même enclave la « Cité interdite » - « Ville rouge », Houang-chan-ti-kong - , le Palais impérial) et la « Ville chinoise » (ou « Ville extérieure »).
C’est près de cette porte, à l’intérieur de la « Ville tartare », que s’installeront les légations étrangères à partir de 1860, chacune dans une résidence princière ou Fou (le Tsing-kong-fou, pour le palais de la légation française).
Au sud, près de Suzhou la cité des mille canaux, nous dit Yuan Hongdao (1568-1610) en adepte du bouddhisme tch’an amoureux des paysages, nuages, montagnes et pierres, « Le Kiosque de la Littérature est lui aussi admirable. »
Pour lui, comme l’eau vive « la littérature s’élabore par la concentration et s’exprime par le souffle. »
« Rien, sous le ciel, n’est plus proche de la littérature que l’eau. Elle part soudain tout droit, ou soudain change de cours. ]…[ Rapide ou lente, nonchalante ou brusque, elle jaillit sous dix mille formes. »
C’est quand même fou ce qu’une pierre a à transmettre !
M. L. (texte, notes, photos)
Illustration de tête : Léonard (détail ; fresque murale réalisée par Nadège Dauvergne et Fabrice Minel/Captain’Baf, Méru, Oise)
Commentaires
Je compléterai ce texte à l'occasion (probablement à la prochaine Fête des lanternes), texte comme illustrations.
Il est spécialement dédié à Arts et Lettres, porte ouverte sur le monde, et à l'amitié.
Encore merci Danielle pour l'intérêt porté à ce billet.
Merci Adyne pour ton attention.
Trop d"amateurs" ne s'intéressent que trop à la valeur spéculative des pierres. Ou même à leur seule esthétique. Il y a d'autres manières de les apprécier.
Merci Luc
Voilà plus de cinquante ans que je m'intéresse aux minéraux et bien des portes s'ouvrent encore vers d'autres manières de les percevoir.
Merci Louis d'illuminer cette pages de fleurs nouvelles.
C’est quand même fou ce qu’une pierre a à transmettre !...
Et Oui, une pierre ne s'exprime pas par des mots, elle a cependant vu & enregistré tant de choses de nos expériences humaines & lorsqu'un être la décore, un message devient visible & potentiellement nous inspire au Présent ...
Merci Michel pour toutes ces recherches très fouillées!
Et au combien intéressantes.
Adyne
Si les pierres pouvaient parler, nous n'aurions pas assez de mille vies pour les écouter ! Heureusement, nous avons Michel pour nous éclairer quelque peu. Des fleurs de saison en remerciement.
Merci Jacqueline pour ton appréciation.
Ivre de mots et de vin à la manière d'un Li Bai et de ces poètes et peintres que l'on disait excentriques.
Ton message me rassure quant à l'intérêt de ce billet passé quasi inaperçu (je le modifierai probablement afin de le proposer à nouveau lors de la prochaine Fête des Lanternes par ex)
Merci Danielle
Hello Michel, que de belles cultures tu nous abreuves, merci !
J'apprécie aussi la culture chinoise d'une certaine époque où d'ailleurs les grands maîtres appréciaient le vin d''excellente qualité, ce qui ne gênait en rien leur immersion progressive dans le Dao.