Si j’ai désiré un jour d’adjoindre à mon nom de naissance celui de ma mère, ce qui est devenu possible aujourd’hui de par la loi, ce n’est pas sans raison.

                                                                       La première qui pourrait en être une, sonnerait comme une provocation ou une revanche. Elle naîtrait d’une frustration de ne pas être suffisamment lisible en qualité d’étranger dans mon pays de naissance et aurait pour objectif de prolonger dans certains esprits de latents fantasmes ensommeillés pour ainsi amener à l’éveil des consciences troublées. Non, ce n’est pas la bonne raison. Ces consciences troublées que j’ai eu le “bonheur ” de rencontrer dès mon entrée à l’école primaire en 1957, payées par la République, si elles demeurent de ce monde aujourd’hui, doivent s’arracher les derniers cheveux blancs devant leur poste de télévision, pestant à jamais contre les différences qui s’agitent autour d’elles ! Ah, c’était le bon temps : les punitions à genoux s’éternisant devant le tableau noir, bien sur le bord des rotules pour en garder le souvenir plus tard ! Et de temps à autre, une lubie peut-être, une bonne fessée frisant parfois l’hystérie et sonnant comme une place que l’on ne mérite pas. Allez comprendre pourquoi ? Sans motif, je vous l’assure.. Alors progressivement s’installe la haine de l’enfant, choyé chez lui, qui paie pour ce qu’il n’a pas commis. Il faut du temps pour classer en “pertes et profits ” ce lourd sentiment et trouver normal à longueur de vie d’épeler mille fois son nom car au vu de son origine il devient curieusement impossible à écrire. Alors un jour on le rallongerait du nom de sa mère comme pour dire : “Allez-y, faites moi épeler cette longue phrase, et quant à vous, réjouissez-vous de porter un nom qui est bien de chez-vous ” ? ! Non, ce serait enfantin ! C’est toute mon histoire : un père plus une mère tous deux d’origine polonaise. Je suis le fils de deux polonais. Et si l’un des deux avait été belge, italien, espagnol ou quoi d’autre encore, qu’aurais-je été ? Quel aurait été l’accueil ?

                                                                 La seconde raison tiendrait à un phénomène de mode remarquable chez certaines personnalités désirant s’octroyer, faute de nom à particule et grâce à une musique de remplacement, une origine puisant dans une catégorie sociale plus noble, plus historiquement honorable. Ce qui aurait pour objet de “faire bien “, d’être plus en vue. Ce qui peut se comprendre dans le monde de compétition dans lequel nous vivons. Ce n’est pas pour cette raison non plus. Mon histoire n’est pas de brandir un drapeau, perçu souvent par moi comme sali, et que je voudrais voir flotter au sommet d’un tour pour être ainsi mieux vu par les autres ! La majorité des étrangers d’où qu’ils viennent, qui ils sont,servent de baïonnettes aux fusils, de taupes souterraines, de marteleurs et balayeurs de chaussées. Ils sont venus pour cela, pour cette vie meilleure, cet Eldorado que constitue l’inconnu quand plus rien ne va là où ils habitent. Ils aiment l’ombre, la tranquillité, tant leur défi est lourd à mettre en oeuvre et savent qu’ils demeureront toujours des immigrés

                                                            Non, la vraie raison c’est qu’il me fallait rétablir une logique de sentiment, de respect, de plein souvenir, d’amour, de fierté pour une petite maman dont je ne pouvais écarter la présence par le seul fait de ne pas porter son nom C’eut été injuste à mes yeux et j’ai horreur de l’injustice Cette maman, qui se prénomme Marie, a été ma maîtresse d’école particulière jusqu’à l’âge de sept ans. L’école n’étant obligatoire à cette époque qu’à l’âge de sept ans, j’ai donc eu le privilège d’être dans “ses jupes “, seul, pendant sept ans. Elle avait fait “ses classes ” de 1914 à 1918, étant née en 1914. De son berceau elle pouvait certainement voir des feux d’artifices et aussi les entendre. Un enfant est tellement naïf qu’il croit que ce théâtre est joué pour lui. Il ne sera pas étonné désormais du prochain !

                                                            Le prochain n’a pas tardé, celui de 1940. Elle avait donc 26 ans. J’ai vécu auprès d’elle ces huit années de guerre comme si j’y étais moi-même. Chaque jour était ponctué d’un souvenir nouveau. Le soir venant, je m’endormais avec lui en rêvant à celui du lendemain qu’elle me promettait le jour Je m’endormais avec des gens entassés dans des wagons, serrés les uns contre les autres, que l’on transportait d’un camp à un autre. Les voyages duraient longtemps et ces voyageurs dormaient debout. Ils ne se connaissaient pas mais on les avait forcé à se connaître, à vivre ensemble, à partager ce qu’il y a de plus intime chez l’être humain. Des enfants naissaient pendant le voyage et quelquefois il fallait débarquer un mort lors d’un arrêt à une gare. On poussait d’autres personnes à l’intérieur en compensation. Après quelques quignons de pain sec et de l’eau, le train reprenait une destination qu’il paraissait seul à connaître. Je n’ai pas su la suite car je me préparais à l’histoire suivante. Ma mère avait décidé d’échanger des vêtements contre de la nourriture et se rendait pour cela auprès de fermes avoisinantes sous une pluie de bombes. Elle disait qu’elle ne craignait pas d’être touchée et courait de trou en trou car elle pensait que les bombes ne tombent jamais deux fois au même endroit. Je revois son sourire et je comprenais qu’elle avait joué avec la mort, que ce jeu là avait été normal, que la guerre c’était ça. Mon père avait été courageux, lui aussi. Au pied du mirador gardé par des soldats il faisait un marché nocturne : des pommes de terre. Il n’a pas abandonné son sac rempli quand le projecteur la détecté et quand les balles ont fusé.

                                                              Mon frère à l’époque avait 14 ans. Un petit homme qui allait à l’école polonaise et a même reçu un livre en récompense, un prix de fin d’année qui racontait l’histoire de l’aviation polonaise. Cette petite famille devait traverser un pont bombardé par l’aviation précisément. Une cohorte d’évacués avec leurs vélos, leurs matelas, leurs poules, leur chat, se bousculaient en courant pour franchir le pont qui était la cible. Tous savaient qu’ils étaient visés. Mes parents et mon frère ont été les derniers à passer, me racontait ma mère. Une fois de l’autre côté, l’objectif ayant été atteint ce sont des hurlements qui me parviennent encore.

                                                                  Les histoires succédaient aux histoires. Pas celles du petit chaperon rouge ou du Chat botté. Non pas. Mais des histoires de soldats qui violaient une femme dans un wagon sous des regards impuissants et livides, des camions revenant du front ramenant des gamins empilés jusqu’au plafond, des femmes enceintes qui perdaient leurs enfants faute de nourriture ou qui se faisaient avorter dans d’atroces souffrances avec de grandes épingles. C’était une époque où l’on mangeait ce que l’on trouvait : des oignons, du poisson péché toute une nuit dans la peur d’être surpris, du chien, du chat. Il fallait survivre me contait ma mère. Je réalise mieux aujourd’hui son bonheur tout simple qui était de préparer un repas avec tant d’amour à le partager. A propos de ces gamins de 14/15 ans qui ont été une dernière réserve de guerre pour les nazis, mon frère avait cet âge. Il se trouvait malencontreusement sur leur route au hasard d’une sempiternelle évacuation. Des coups lourds frappés à la porte par deux SS venaient le chercher. Ma mère s’est toujours interposée lorsque l’injustice voulait s’emparer de sa progéniture et je ne peux que croire à ce moment où il aurait fallu lui passer sur le corps pour tirer mon frère hors de la chambre. Devant son refus, les deux soldats sidérés n’ont pas insisté. Il y a parfois des miracles de bonté ou de lassitude, allez savoir. Cette dernière image ne m’a jamais quitté. C’est avant tout pour cette raison que je désire porter le nom de ma mère.