Derrière une haie parfaitement tondue, suivie d’un verger de vieux pommiers, l’école apparaissait. Bâtisse massive et blanche, tout en rectangle, elle devait paraître bien plus impressionnante dans les yeux de l’enfant qu’elle ne l’était en réalité. Sur le côté droit, une haute grille en métal vert indiquait que l’endroit était vigilant. Derrière elle, un long couloir ouvert sur le ciel longeait trois classes successives d’où émanaient, par les fenêtres grandes ouvertes, des odeurs de craie mêlées à celles du cuir neuf. L’atmosphère semblait suspendue jusqu’au retour des vagues remplies d’enfants.
Sous un de ces soleils francs qui accompagnent parfois les premiers jours de l’année scolaire, père et fille l’empruntèrent. Tous deux plus grands que la moyenne, l’un, miniature de l’autre, avançaient vite comme on se dépêche de terminer quelque chose de pénible. Alice, la main enfouie dans celle de son père, faisait trois pas quand il en faisait un. Elle comprenait que ces quelques minutes sacrées avec l’homme qu’elle chérissait devaient être réduites. De la haute fenêtre du salon, sa mère devait scruter nerveusement le fond du chemin de gravier, préparant ses silences remplis de reproche et sa mine maussade.
De l’autre main, son père portait une petite valise de couleur moka dont les deux lanières semblaient prêtes à se rompre et qui, pour le grand homme, ne devait pas être plus lourde qu’un dictionnaire. Alice devait rester au couvent durant quelques jours. Celui-ci ne possédait que deux lits pour les circonstances exceptionnelles.
Ils parvinrent à la cour. Dans le coin du préau, Alice remarqua des latrines toutes petites. Pendant qu’ils attendaient devant la porte principale que la cloche en laiton leur envoie une religieuse, ils demeurèrent en silence, côte à côte, dans les effluves d’ammoniac qui émanaient des minuscules alcôves de soulagement. Alice ressentit une vive inquiétude, dans un vertige d’odeurs diverses, inconnues et violentes.
La sœur apparut, toute menue, tranquille, vêtue d’une chasuble de couleur prune. D’une longue manche très blanche, une main fine apparut qui saisit celle d’Alice. Elle devait très bien connaître les comportements qui évitent les larmes d’une enfant, elle lui sourit avec une douceur toute maternelle.
Le père tapota la chevelure de sa fille, coupée rase par la servante le matin même. Le geste fût bref, presque gêné. Il ne la regarda même pas, pauvre petite chose qui s’agitait en elle, happant une dernière bouffée de présence paternelle comme si celle-ci allait la sauver d’une noyade inévitable. Il ferma les boutons de son veston, avec l’énergie d’une personne qui veut prévenir de la brièveté d’une conversation. Alice entendit « Quelques jours, ma sœur, deux semaines tout au plus, nous reviendrons… ». Mais la phrase se perdit dans les remous des émotions de l’enfant pour ne plus devenir que des mots effilochés. Alice avait la gorge qui serrait jusqu’à la douleur.
Le père se pencha, embrassa sa fille. Elle reprit conscience. Il lui dit : « Je compte sur toi pour être parfaite. Ta mère et moi viendrons te voir à notre retour de Norvège. Tu resteras quelques jours de plus pour lui permettre de se reposer. »
Alice n’était pas dupe, sa mère n’avait pas besoin de se reposer : la maison était entretenue de fond en comble par Amalia, la servante. Sa mère ne s’occupait que de remplir les vases de fleurs et de soigner sa beauté délicieuse. Elle ignorait tout du bonheur d’accomplir les petites tâches domestiques avec amour…
Son mari la conduisait partout où elle le souhaitait, comme un chauffeur dévoué. Il la remplaçait même dans ses engagements professionnels, car elle souffrait du dos à l’annonce de toute besogne ne la mettant pas en lumière. Elle s’appliquait avec un soin presque obsessionnel à faire croire à une fragilité très féminine, pareille à celle des pétales de magnolia qu’Alice aimait ramasser pour en caresser la douceur, mais sur lesquels il fallait tirer pour provoquer la déchirure. Elle ne possédait que l’importance d’elle-même et l’art de provoquer l’inquiétude pour rassembler le monde autour d’elle: lorsque le jeu ne prenait pas, elle utilisait les crises de désespoirs qui lui ôtait la faim (réparée la nuit en cachette…) et les larmes assez légères pour ne pas ébrécher la perfection de son maquillage. Mais, elle excellait surtout dans l’art du mensonge, adroit, mis en scène, doué de stratégie perverse. Cela lui prenait tout son esprit et la ramenait inéluctablement à son souci premier : être "la" seule. Elle était incapable de supporter une volonté plus forte que la sienne, ni même une autre volonté. Elle éliminait tout ce qui pouvait lui fournir de l’ombre. Donc, Alice « savait ». Elle savait parfaitement que sa mère seule avait exigé son éloignement. Elle l’entendait si souvent se plaindre auprès de la servante, dans un espagnol nerveux, derrière la porte de la buanderie volontairement laissée entrouverte : « Madre de Dios, qu’ai-je fais pour avoir une pareille gamine ? Je ne la supporte pas…Comme la vie aurait été agréable sans elle ! Je suis bien malheureuse… ». La voix maternelle, précise comme une lame, devenait un écho ouateux, car Alice apprenait à fermer les oreilles de son cœur pour ne pas atteindre la douleur.
La petite fille fut soudainement reprise par un sentiment de froideur intense, de détachement douloureux et vit soudain son père qui s’éloignait. Elle voyait cette haute stature, son chêne, qui reprenait le même chemin, dans des pas allongés, se retournant une seule fois, avec un sourire tendre noyé dans l’expression de quelqu’un que le devoir a déjà happé.
Alice pressentit qu’elle venait d’être déposée à l’entrée d’un autre monde et se sentait trébuchante, à la porte de l’inconnu où il ne semblait rien subsister de sa petite vie. Elle suivit la religieuse et la petite valise. « Si mon père m’a laissée là, je ne dois pas avoir peur », se dit-elle, pour calmer son angoisse.
C’était trop tôt quitter le nid. Elle venait tout juste d’apprendre à porter ces jupes d’uniforme qui irritaient les cuisses sans ménagement, à calligraphier les lettres sans dépasser, à utiliser son taille-crayon sans casser la pointe et surtout à maîtriser son incessante envie de courir dehors.
Elle pénétrait la vie brutalement détachée du nid, avec un sentiment d’abandon qui imprimait définitivement sa mémoire. Elle était la seule enfant qui dormait au couvent. La présence de la religieuse qui la prenait en charge la rassura. Elle avait des gestes doux dans lesquels l’enfant, habituée à la rudesse campagnarde de la servante et à la retenue glaciale de sa mère, puisait sa résistance aux évènements.
Celle-ci ouvrit la porte d’une chambre monastique. Une odeur de lavande embaumait le lieu. Encore une autre odeur, mais familière celle-là. Alice se détendit. Le lit semblait si haut qu’elle se demanda comment elle allait y grimper seule. La sœur l’y aiderait et, une fois là-haut, seule, elle se laisserait glisser comme elle le faisait le long de l’orme qui dominait le fond du jardin de la maison. Elle avait besoin de savoir la fuite possible.
Soudain, elle leva les yeux et resta bouche bée face à homme très maigre, à peine vêtu, dont les joues ressemblaient à un flan entamé par une cuillère gourmande, dont les côtes étaient comme les octaves symétriques d’un piano vertical, dont les jambes ressemblaient à des bâtons de réglisse. Un sang brun s’écoulait de ses mains et de son côté, des larmes bleues glissaient le long de sa mâchoire saillante. Il était attaché avec des clous sur une immense croix. Il la regardait intensément. Les terreurs d’un enfant sont vite perceptibles, la sœur lui dit doucement : « C’est Notre Seigneur, il souffre pour nous sauver. Tu dois lui rendre grâce et le remercier.»
Alice était habituée à ce langage compliqué, avec son odeur de drame, tenu régulièrement par son père. Elle ne retint pas les mots et ne souhaita qu’une chose de ce personnage étrange, qu’il cesse de la regarder.
La petite valise fut rapidement vidée et les affaires rangées. La servante, aussi affectueuse qu’une femme qui n’a pas su être mère peut l’être, avait pris soin de lui mettre ses vêtements préférés pour les heures de loisirs, sachant combien il lui était pénible de supporter l’uniforme de laine brute. Sa mère avait glissé quelques chocolats dessous, avare de son intervention maternelle mais toujours soucieuse de préserver son apparence de bonne mère.
Alice prit un premier dîner avec les religieuses dans l’immense réfectoire où résonnait le cliquetis des couverts, sur fond de prières dites par une novice. Les religieuses attablées l’une à côté de l’autre, étaient comme une rangée de fleurs alourdies par la chaleur. Les couches superposées de tissus leur avaient ôté le corps. Leurs visages, jeunes ou âgés, possédaient la même couleur pâle et terne. Les peaux bouffies ou sèches comme du papier ne respiraient plus la santé, mais affichaient une sérénité peut-être vraie, jointe à une félicité évidente d’avoir fait le bon choix. Derrière une petite croix de bois, leur poitrine était aplatie et sous le col amidonné, le cou était amolli par des longs silences. Les sœurs les plus âgées aspiraient leur soupe avec bruit quand leur main tremblante parvenait à la bouche. Ce qui était loupé, retombait dans l’assiette comme une pluie épaisse.
Alice fut si absorbée par le spectacle qu’elle en oublia le morceau de blanc de poulet qu’elle avait devant elle. Elle reçut malgré tout un généreux dessert de pudding aux fraises et fut heureuse de cette nouvelle largesse à son égard : sa mère avait l’habitude de lui donner une ration mesurée, toujours moindre que celle servie à sa sœur cadette, une de ses subtiles façons de lui prouver sa préférence cruelle.
De retour dans la chambre, la religieuse l’aida sans impatience à faire sa toilette du soir et à revêtir sa chemise de nuit. Elle la souleva, l’aida à se glisser dans les draps qui faisaient un bruit de papier que l’on chiffonne, le même que celui de crépon qu’Alice utilisait pour faire des fleurs qu’elle offrait à sa mère, ne sollicitant qu’un léger signe d’affection qui ne venait pas. Alice savait déjà que tout attachement serait coûteux.
Le lit lui sembla glacial et immense. Elle grelotta. La sœur l’accompagna à réciter la prière, lui fit une petite croix sur le front et sortit.
La porte se referma sur un carré noir, tranché par un seul filet de lumière venant de la grosse lumière de la cour. La religieuse avait laissé sur la table de chevet une lampe si mesquine qu’elle atténuait à peine quelques ombres. Même l’homme sur la croix semblait s’être fondu dans les ténèbres. Alice attendit d’être réchauffée pour penser à ce qui lui arrivait. Elle revit rapidement le visage crispé de sa mère qui avait repris des couleurs quand la portière de la voiture s’était refermée sur elle, son père qui conservait un silence absolu. Alice se demandait pourquoi il laissait faire, pourquoi il ne la protégeait pas, ce père de l’autre rive, qu’elle ne connaîtrait sans doute jamais, mais qu’elle aimant tant. Elle souffrait plus de cette résignation que de l’aversion maternelle. Sa mère était malade du cœur ou de la tête, Alice en était certaine, mais son père…ce père solide, source de savoir, de sagesse, exemple si fidèle à Dieu, pourquoi donc la laissait-il seule à affronter la détestation? Fallait-il qu’elle n’en vaille pas la peine ?
Alice supportait les fantaisies haineuses de sa mère, elle s’y habituait, comme on adopte un sort inévitable, mais elle ne lui pardonnait pas de l’éloigner de sa maison. La vieille demeure avec ses pignons flamands, sa longue verrière qui longeait toute la façade et le grand parc boisé qui semblait la couper du monde, ressemblait à une vieille femme qui a vu et compris tant de choses qu’elle préfère le mutisme afin de ne pas gêner les miracles qui désavouent la fatalité. La maison avait abrité des juifs pendant la guerre. Elle était résistante et sage. Alice en sortait avec l’impatience du retour et y revenait avec une joie réparatrice, comme un enfant qui va le temps d’un jeu et revient comme on se réfugie dans les jupes de sa mère, assuré de retrouver l’amour.
Sa mère l’éloignait aussi de « son » rhododendron, son ami, sa rose des alpes, planté dans la zone de combat entre la forêt et les derniers arbres. Son odeur fraîche et herbacée enivrait Alice lorsqu’elle faisait des ronds autour de lui, perchée sur son vélo gris, de plus en plus vite, jusqu’à glisser sur le gravier. Quand une irritation violente naissait en elle, quand un mot avait fait trop mal, quand un mensonge la rendait nerveuse, le massif en payait les frais : elle passait et repassait alors en son centre, toujours sur son vélo, confirmant le couloir tranchant, le visage giflé par les branches. L’arôme doux et boisé calmait ses sombres pensées, le soulagement prenait place. Alice s’asseyait alors à son ombre, éclatant les petites boules qui donnaient du lait. Le rhododendron survivait, seule racine loyale de cette petite vie.
A 22 heures, il n’y eut plus aucun bruit. Le couvent semblait détaché de la ville environnante. L’enfant se sentait glisser vers le sommeil qui gagnait sur son angoisse. Elle aimait la nuit, elle y pénétrait comme on s’éveille. Elle échappait à ce que la mémoire impose. Elle possédait l’exercice d’allègement, déposait toutes ses inquiétudes dans une boite imaginaire. Elle devenait maître de l’impossible. La réalité adoptait les sens, les bruits, les couleurs, les odeurs qu’elle désirait. Des images douces et colorées se tissaient. Le manque d’amour se dédommageait. Elle se voyait marchant au côté de son père sous une voûte d’arbres majestueux ou assise sur ses genoux près d’un âtre rassurant…Elle créait l’illusion d’amour, libérée des mensonges, des artifices. Si le souvenir insistait, une fuite efficace la ramenait aux songes apaisés. Même éveillée, Alice exerçait cette évasion. La nuit pouvait fondre les traits et les contours de ce qui faisait mal, mais elle pouvait aussi ranimer les formes et les couleurs de ce qui faisait du bien. La nuit était le seul lieu où elle reprenait le contrôle de son sort.
A l’approche du jour, Alice conditionnait ses rêves dans une mémoire qu’elle gérait bien : elle pouvait y plonger lorsque le jour ramenait ses petits brisures douloureuses ou ses déceptions.
Le matin vint trop vite. A la première seconde de conscience, Alice devina le désastre, Le lit était mouillé. La pièce n’était pas froide, mais c’était la honte qui la faisait trembler. Elle resta paralysée, le drap relevé au bord des yeux, respirant juste ce qu’il fallait. Le temps paraissait s’étirer comme l’annonce prolongée d’un mauvais moment. Pourtant, Alice prévoyait les réprimandes comme un rituel rassurant qui la ramenait à des habitudes, un repère dans ce bouleversement. Seule l’humiliation lui semblait au dessus de ses forces.
Une religieuse qu’elle n’avait pas encore vue, toute noire, les lèvres épaisses et les yeux très blancs, entra. Alice osa à peine tourner les yeux de son côté. Mais, elle vit qu’elle était épaisse comme ces grosses boules de pâte que le boulanger sortait du pétrin. Cela la rassura, car elle avait relevé que la voisine était aussi chaleureuse que grosse et en avait déduit que tout ce qui était rond était bon.
« Debout, mon enfant, dit la sœur, la journée va être ensoleillée, il faut en profiter. Dans votre pays, les jours de soleil sont comptés. Tu commenceras par un bon petit déjeuner. »
Elle rabattit les draps et vit aussitôt la tâche sombre. Elle ne dit mot, souleva l’enfant par-dessous les aisselles et la déposa sur le sol.
« Enlève tout ce que tu as sur toi, je vais te laver, je vais te faire jolie pour le jour du Seigneur. » dit-elle. Alice se trouva rapidement savonnée, rincée, séchée et fraîchement vêtue d’une robe fleurie et légère. Elle éprouva un véritable plaisir physique à se glisser dans ses vêtements de congé. Elle devait être peignée comme son père l’exigeait toujours avant de se mettre à table. Le peigne lui fit mal. Elle regarda dans le miroir et vit que son crâne était visible tant les cheveux avaient été coupés court. Sa mère ne la voulait pas fille. Son père lui avait dit « Tu ressembles à une noix de coco! ». Cela l’avait amusée, elle n’y voyait pas encore de mal.
Elle tourna son regard vers la soeur qui n’avait rien dit du petit accident et lui en voulut de se taire. Sans le vouloir, elle ramenait l’enfant aux silences qui l’entouraient systématiquement dans la maison familiale, comme si le moindre mot pouvait lui donner une consistance qui agacerait sa mère. Elle aurait aimé bénéficier de l’importance de quelqu’un que l’on punit.
Le petit déjeuner fut englouti sans plaisir : la margarine et la parcimonie du sirop n’avaient donné au pain blanc qu’un goût fade et à peine sucré.
Alice se retrouva vite dans la cour. Elle éprouva d’abord une fierté joyeuse d’être l’unique usager de tout cet espace qui habituellement était envahi de centaines d’enfants. Elle explora tous les coins et recoins dont certains étaient interdits. Là, en plein jour, elle était maître des lieux, pour quelques temps, comme elle était maître de ses rêves durant la nuit. Elle goûtait à une impunité reposante.
Elle peuplait toutes les places où elle s’arrêtait de visions et de prestige. Elle s’y inventait des aventures qui la firent courir, se cacher, dialoguer, crier, prendre l’épée. Elle s’octroyait un héroïsme gratifiant. Elle traçait des camps de retranchement imaginés avec une craie bleue sur le sol et s’offrait des minutes de relâche. A elle seule, elle était dix. C’était grisant, elle en oubliait le temps…Elle fût ainsi occupée jusqu’au déjeuner. La cloche annonça le repas et Alice rassasia un estomac affamé, excité par ses glorieuses équipées. Ensuite, elle s’assit sous un marronnier, seul arbre dans la cour, qui inclinait doucement la tête au-dessus du mur voisin, comme s’il trouvait sa raison de vivre de l’autre côté. Alice avait gelé ses personnages imaginaires durant le repas, le temps de son absence. Mais, cette fois-ci, elle ne les réveilla pas, elle oublia les chevaliers audacieux et les princesses délivrées, pour un temps : elle pénétra en songe dans la demeure familiale. Elle imaginait son père, la pipe de bruyère à la bouche, penché sur un de ses nombreux livres, dans des odeurs de tabac sucré, comme dans une indispensable solitude qui préserve l’intégrité de l’esprit. Il lui manquait tant ! Elle vit la servante qui s’affairait au-dessus des fourneaux, le tablier brodé autour de la taille fine, toujours taiseuse et discrète comme une ombre qui persiste et puis sa mère, devant le miroir, le visage recouvert d’une crème vert d’argile, un bandeau de soie autour des cheveux, un œil sur son reflet, un autre obligé sur la petite sœur qui galopait en tous sens sur le tapis moelleux. Dans un coin, une chaise espagnole, tressée d’osier, basse, petite et vide…C’était la sienne, celle sur laquelle elle s’asseyait durant des heures pour regarder la vapeur qui s’échappait du fer à repasser, écoutant les contes espagnols récités par la servante, dont celui du « gato que ha perdido su campanilla de plata » (le chat qui a perdu sa clochette d’argent). Elle vit soudain la petite chaise emportée par un courant d’eau exalté. Elle paniqua, son cœur se figea car la chaise fut engloutie, émergea, coula, revint, disparut et s’accrocha enfin à une branche trop éloignée, Alice ne put la saisir. Elle comprit que sa place disparaissait …
Au fur et à mesure que la journée s’approchait de sa pause, Alice ressentait une forte solitude qui, bien que remplie d’imagination nomade, ne résistait pas à l’avancée de la pénombre. L’enfant savait instinctivement que sa tristesse resterait accrochée à sa vie, discrète, dans un recoin de toute l’énergie qu’elle déploierait pour l’oublier. On ne grandit pas légèrement sans être aimé.
Pour se distraire, elle observa les religieuses durant tout le dîner et fit même l’effort d’écouter les prières dont elle ne comprenait pas grand-chose. Si petite, elle mettait déjà au point des finasseries pour éviter une trop vive conscience de sa situation. Elle savait qu’elle devait atteindre les sphères supérieures pour éviter les bassesses douloureuses, qu’elle devait toujours saisir le pendant heureux des moments pénibles.
Les religieuses allaient et venaient de la cuisine au réfectoire, l’un aussi vaste que l’autre, dans des gestes presque mécaniques et des bruits de braisières qu’on lave, rangeant, séchant, raclant le sol de pierre bleue huileux. Alice se sentait rassurée par ses mouvements d’abeilles, elle ressentait une appartenance, une intégration paisible.
Les jours suivants furent remplis par l’école et les soirées de jeux dans la cour. Une fois les devoirs effectués, Alice se jetait dehors, allait respirer comme un petit animal que l’on sort d’une cage. En classe, elle était dissipée. Elle n’aimait pas le savoir imposé, les listes à apprendre par cœur, les contours que le pinceau ne devait pas déborder. Elle voulait découvrir par elle-même, enregistrer le monde à son rythme, selon sa disponibilité. Il y a des chagrins qui tétanisent, des angoisses qui gèlent l’esprit, le rendent imperméable. Alice avait des moments où elle avalait le monde, d’autres d’un autisme salvateur. Elle fixait alors les yeux sur le marronnier qui faisait face à la grande fenêtre et s’évadait…L’institutrice ne lui en faisait pas le reproche, sans doute détenait-elle la psychologique suffisante pour comprendre qu’il fallait la laisser faire pour l’aider à ne pas sombrer.
Pourtant, à 6 ans, Alice sacralisait la vérité et ne se reposait jamais de son avidité de connaissances. Elle avait les pieds bien ancrés. Elle avait un besoin vital de voir déposer des mots précis sur chaque chose. Elle était toujours remplie de questions et pourchassait les réponses documentées. Elle fixait un regard franc sur elle-même, sur les autres. Si elle ne contrôlait pas toujours son imagination vite emportée, elle ne lâchait jamais le fil qui la ramenait à la réalité. A l’école, une activité la ralliait à l’intérêt : elle aimait tracer des lettres étudiées et délicates, bien enclavées entre les trois lignes dont une restait éloignée des deux autres. Par la magie des majuscules remplies de courbes élégantes, elle réunissait les trois traits. Elle parviendrait à dessiner la lettre de la réunion, à se faire aimer de ses deux parents. Toute petite chose prenait une importance et remplissait le vide.
A la fin de la première semaine, sans que rien ne lui ait été annoncé, elle sut que son père viendrait après la célébration eucharistique du dimanche. C’était le jour des devoirs moraux. Elle sentait qu’elle se mettait en danger de déception, mais elle espérait. Elle avait l’habitude de se fabriquer des devoirs comme les amarres d’une vie que l’amour n’attache pas à quai. Elle décida donc de faire honneur à sa visite, de se faire propre et jolie, de ranger la chambre qu’il ne visiterait pas, de ranger le plumier qui resterait au fond du cartable, de recopier le poème qu’il n’aurait pas le temps de lire. Elle voulait éliminer une à une les causes d’un mécontentement éventuel.
Le jour dit, il y avait beau temps. Après une heure de jeux dans la cour, sans concentration, pendant laquelle Alice rentra et sortit plusieurs fois pour voir l’heure sur la grande horloge murale du hall d’entrée, suivie de la messe à la chapelle où Alice avait regardé les hirondelles frôler les arcs pour plonger dans la sacristie ouverte, en ressortir et faire des ronds criards dans la coupole, elle fila dans la chambre qui lui était devenue familière et, debout sur les pointes des pieds, se regarda dans le miroir. Elle vérifia que sa bouche était propre, ses mains aussi et se repeigna. Elle lissa sa jolie chasuble fleurie, frotta ses sandales blanches avec un mouchoir et se mit quelques gouttes d’eau de rose. Elle sortit ensuite et alla s’asseoir sur la double marche de pierre bleue de la première classe tout près du portail. Sous un soleil lourd, elle attendit, petite personne solennelle et tenace. Elle était colonisée par l’espoir de retrouvailles chaleureuses. « Ma mère viendra-t-elle avec lui ? » se demanda-t-elle. Un espoir un peu confus se heurtait à l’envie d’avoir son père pour elle toute seule. Elle patienta de longues heures. L’heure du goûter fut dépassé, et les espoirs perdaient en vigueur. Alice ne savait heureusement pas encore qu’elle ébauchait une attente qui se répèterait toute sa vie. Les soeurs l’avaient invitée à déguster un verre d’orangeade et quelques biscuits pour la faire rentrer, mais elle était rivée à la marche, guettant tout bruit, scrutant toute mouvement.
Soudain, dessous le portail, elle vit deux chaussures d’homme luisantes et deux chevilles de femmes, fines, lumineuses sous des bas de soie grège, dans des escarpins découpés. La haute grille s’ouvrit et le porche se remplit d’un couple élégant et gracieux. Alice sentit sa poitrine gonflée jusqu’à la douleur, elle eut du mal à bouger. Elle ne vit même pas le regard de sa mère qui passait au-dessus d’elle. Son père la prit dans ses bras, à plus de deux mètres du sol et la serra contre lui. Sa mère enfin l’embrassa sans lâcher le bras de son mari. Alice la trouva magnifique, le décolleté dénudant légèrement les épaules, la taille fort cintrée, entourée d’une bande de tissus chamarré, les chaussures assorties, les cheveux bombés et remplis de reflets dorés, elle était toute pareille à ces femmes qui posent dans les magazines de couleurs. « Elle est peut-être une « star »… ? » se dit Alice. En marge des adultes, une évidence lui avait-elle échappé? Etait-ce pour cela qu’elle n’avait pas le temps d’être mère ?
Mais, non, elle ne se détachait que rarement de la petite sœur cadette, aussi jolie et blonde qu’elle, son image lumineuse. Alice était fière d’avoir la mère la plus jolie de l’école, mais elle savait que cette femme était définitivement son ennemie : le déchirement avait opéré, son exclusion à elle n’était qu’une affaire de temps.
Alice ne parvenait pas à parler, elle attendait la suite, elle pressentait le drame : ils ne venaient pas la reprendre, seulement la visiter. La douleur qu’elle ressentit la déconcerta. Son père se pencha vers elle et lui tendit une petite voiture de pompier rouge, avec une échelle blanche et une petite cloche de métal.
- « Tu aura de quoi t’amuser ainsi, dit-il, mais n’oublie pas que tu es là avant tout pour apprendre. S’amuser est accessoire. Nous viendrons te chercher la semaine prochaine pour l’anniversaire de ta sœur et tâche que les sœurs me fassent un bon rapport sur tes attitudes. »
- « Oui, Papa, je ferai de mon mieux. Merci pour le camion » répondit Alice. Elle se demanda ce qu’il penserait s’il la voyait se fatiguer durant des heures de jeux, mais garda la tête baissée pour ne pas montrer ses joues rosies à l’idée de cette délicieuse désobéissance.
Ses parents s’en allèrent, avec un geste léger de la main. Pour un enfant, tout devient interminable quand les choses font mal. Elle voulut croire que son père regretterait de la laisser et reviendrait sur ses pas. Elle patienta, en vain. Le camion de pompier devint le plus précieux trésor du monde, le tuteur qui empêche de plier. Elle s’installa sur les marches de pierre bleue qui menaient à une classe, les yeux rivés sur le petit objet. Elle laissait passer le temps, attendant que ses émotions se déposent, que son cœur cesse de cogner, que les larmes s’épuisent. « Je le savais pourtant, se dit-elle, qu’aurais-je pu espérer ? » Cela avait été un dernier espoir d’enfant. Une certitude neuve, jusque là imperceptible, s’installa en elle : peu à peu, depuis sa venue au monde, la séparation s’était accomplie. Elle ne leur était pas adaptée. La nature avait fait une erreur. Ils avaient déjà cessé d’être ses parents, il lui faudrait se trouver d’autres dieux.
Une jeune religieuse, sans doute alertée par son inquiétude, vint s’asseoir à côté d’elle. Elle la regardait sans pitié mais avec la volonté d’introduire dans ce petit cœur malmené la force suffisante pour avancer. Alice avait le visage chez qui l’enfance ne peut plus accomplir le miracle de l’insouciance. Pourtant, sa beauté était faite de précision et de délicatesse. Ses yeux vifs dont la clarté touchait cherchaient désespérément un regard affectueux, un assentiment. Sa bouche, aussi fine que bien dessinée, avait appris la prudence, les mots qu’il ne fallait pas dire, mais s’étirait pour un rien.
La religieuse la souleva, émue : sans doute se reconnaissait-elle en la petite ? Ses parents à elle n'avaient pas empêché son sacrifice. Elle la prit sur son bras et l’emmena dans les cuisines où elle l’assit devant une grande assiette de fraises fraîchement coupées, saupoudrées d’un sucre floconneux. Alice les dévora, la main crispée sur son petit camion rouge.
Le soir approchant, les religieuses remplirent une grande et ronde bassine de métal installée dans la cour. Alice fut plongée dans l’eau délicieuse. Elle fut savonnée, rincée et frictionnée à la fin du bain. Les religieuses puisaient dans leur maternité consignée la douceur qui devait distraire l’enfant de ses détresses. Alice fit de cette bassine une piscine immense et bleue où elle apprenait à sa petite sœur à nager. Au bord, son père la regardait faire avec admiration. Alice reçut l’éclat d’un bonheur flou et bref qui soulagea la crispation de son cœur durant quelques secondes.
La permission de prolonger la soirée lui fut accordée et Alice resta seule dans la cour, pendant que les soeurs vaquaient à leurs occupations de prières et de lessives.
La soirée était douce. Les odeurs de la nature emprisonnées par la chaleur se libéraient alors qu’elle se déposait. Une fraîcheur caressante menait à la préparation du repos.
La petite fille, agenouillée sur le béton, faisait rouler le petit camion de pompier rouge dans des hurlements de sirène imités. Le jouet fit des cercles, zigzagua, se gara dans un coin du préau pour en ressortirent aussitôt sous une alerte subite. Alice imaginait les héros et les sauvés. Elle était habile dans la création d’un monde où les beaux sentiments humains prenaient forme sans frein. Dans ces incendies imaginés, elle déployait un feu de sentiments héroïques, elle sauvait sa famille ou des inconnus, elle était admirée. Ce petit moment de reconnaissance fabriqué lui permettait d’oxygéner son espérance.
Elle s’assit, ramenant les genoux à la hauteur du menton, les bras noués autour de ses petites jambes rondouillettes. Elle eut l’impression que son cœur se griffa d’un soudain écho, elle entre en elle : son père criait. Elle ne comprit pas tout, mais saisit les mots reconnus, ceux qui avaient marqué définitivement sa mémoire, qui comme une machine infernale s’étaient enroulés autour de sa dernière confiance: « Mais, tu es folle, ma pauvre fille ! » Soudain, de son pied gauche qui glissa malgré elle, le petit camion fut poussé sous de longues poutrelles amassées dans un coin du préau.
Dans les premières secondes, la petite fille demeura hébétée. Elle obéit au drame sans résistance. Elle reçut comme un éclair fulgurant sur l’étendue de son malheur, elle se retrouvait avec un cordon de vie dépouillé de force. Elle se sentait aspirée dans le gouffre sombre que creusaient les abandons répétés.
Elle se releva, secouée de hoquets, les bras raidis le long du corps, le visage bouffi de sueur, les jambes peu sûres. Dans cette position injuste, elle n’avait pas la force de soulever ces lourds métaux. Elle les longea dans un "va et vient" répété où l’inquiétude cherchait un dénouement. Elle devait récupérer son jouet, le lien, le rappel…Couchée à même le sol, elle glissa son bras nu plusieurs fois dans le couloir noir entre les barres de métal. Mais le jouet avait atteint les profondeurs. Elle se redressa, se recoucha plusieurs fois. Elle s’agenouilla enfin, insensible à la grossièreté du sol. Son peignoir d’un bleu indigo fleuri récoltait les larmes. C’est ainsi que les religieuses la retrouvèrent.
- Mais, que se passe-t-il, mon enfant ? Pourquoi toutes ces larmes ? Es-tu tombée ? s’écria la Révérende Mère.
- Mon petit camion…sanglota Alice, il est parti en dessous des poutres. Je ne verrai plus ni mon Papa ni ma Maman…
- Mais, que racontes-tu, petite sotte ? Ce n’est qu’un jouet, les ouvriers le retrouveront. Tes parents n’étaient pas dedans ! Cela ne te vaut rien de jouer seule, tu as trop d’imagination !
Viens, nous allons laver ton visage et te faire un bon bol de chocolat.
Au moment où la religieuse voulut lui prendre la main, Alice poussa soudain un cri fort, trop longtemps retenu. Elle pointa du doigt l’endroit où avait disparu le jouet et perdit connaissance.
Lorsqu’elle revint à elle, elle était étendue sur le gros édredon moelleux. Elle sentit l’eau tiède couler d’un gant de toilette apposé sur son front. Elle vit quelques visages inquiets, marqués par le reproche, au-dessus d’elle. Les religieuses avaient craint une crise de nerfs. Elle referma les yeux alourdis et entendit dans le brouillard :
- Quelle étrange enfant ! Tout cela pour un jouet…
- Elle est trop sensible, je te le dis, moi, elle va donner du mal à ses parents…
- C’est sans doute pour cela que sa mère ne la supporte pas…
Il y eut un bruit de porte. Le silence se fit. Alice, entre ses longs cils, reconnut la forme du visage duveteux de la Révérende qui s’assit sur le bord du lit. Elle lui caressa longuement ses courts cheveux, si bien que l’enfant s’endormit. La lutte contre le chagrin l’avait exténuée.
A l’adresse de ses sœurs, la Révérende dit : « Un trésor n’a de prix que celui qu’on lui donne. Pour Alice, ce petit camion a été sa première possession mais surtout le seul lien non intérieur avec son père. Il pouvait s’éloigner, le jouet était l’attachement. Il a permis à l’enfant, durant quelques heures, de supporter la douleur du déchirement. Elle avait un contrôle sur le lien et se sentait rassurée. Elle n’était pas prête de le perdre. Il lui fallait avoir le temps d’apprendre mais elle ne l’a pas eu. C’est trop brutal pour une si petite fille. »
La Révérende regardait Alice comme elle se regardait enfant. Elle avait connu la douleur de la déchirure, celle des enfants séparés de leurs parents dans des wagons plombés. Le gant de sa mère lui avait permis de ne pas sombrer.
« Elle n’est ni excessive, ni trop sensible, ni sotte…, dit-elle, c’est une enfant qui a déjà compris qu’elle va découvrir le monde seule, entre sa soif d’apprendre et l’indifférence des autres. Elle va devoir s’accrocher à la vie…Comme nous, elle s'est posée tout près du monde, sans avoir pu y pénétrer... »
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