«Pensées diverses écrites à un docteur de la Sorbonne » est un essai philosophique de Pierre Bayle (1647-1706), dont le titre complet est: Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne, à l'occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680, publié à Rotterdam chez Reinier Leers en 1682.
Une comète apparut au-dessus de Paris en décembre 1680. Il semble bien, malgré le progrès des Lumières, depuis le Monde de Descartes et De la recherche de la vérité de Malebranche, que "les faibles et le peuple", selon les mots du Mercure galant, tremblèrent devant ce phénomène. Cette gazette, docile aux suggestions de Colbert et de La Reynie, le lieutenant de police, s'engagea dans la lutte contre la superstition; Donneau de Visé, qui dirigeait le Mercure, et Fontenelle, qui y collaborait régulièrement, composèrent une petite comédie pour ridiculiser ces terreurs insensées. Le 27 mai 1681, Bayle, qui enseignait alors à l'académie de Sedan, envoya à Donneau de Visé la Lettre sur les comètes (selon le premier titre), mais il ne put obtenir, malgré cet appui, la permission d'imprimer, et l'ouvrage parut l'année suivante (sous le titre ci-dessus) à Rotterdam.
Les Pensées diverses comprennent deux cent soixante-trois chapitres et vont un peu, selon l'habitude de Bayle (héritée de Montaigne et des humanistes de la Renaissance) "à sauts et à gambades". On peut toutefois distinguer quelques grandes séquences. Une fois critiqués les témoignages des poètes et des historiens (chap. 4-5), il est démontré que les comètes n'apportent à la terre aucun mal (9-15), et sont peut-être même bénéfiques (16); que l'astrologie est ridicule (17-23); qu'on n'a pas remarqué plus de malheurs après le passage des comètes (24-44); que la conviction générale des peuples ne prouve rien (45-49), ainsi qu'en témoigne l'absurde superstition des Anciens envers les éclipses (50-54); que croire aux présages des comètes revient à supposer que Dieu aurait fait des miracles pour conforter l'idolâtrie (55-58); que ces peurs doivent être simplement regardées comme une vieille superstition païenne introduite dans le christianisme par respect de l'Antiquité ou par politique (59-101). L'auteur réplique ensuite à trois objections: Dieu aurait formé les comètes pour faire connaître la Providence et éviter l'athéisme (objection: 102; réponses: 103-202); les comètes auraient été envoyées par Dieu (miraculeusement ou non) pour convertir les païens (objection: 203; réponses: 204-227); les comètes peuvent naturellement susciter des malheurs (objections: 228; réponses: 229-261). L'ouvrage s'achève par une Conclusion (262) et un Abrégé (263).
Le livre est présenté comme une lettre à un docteur en Sorbonne et l'auteur y "parle en catholique". Ces deux impostures sont évidemment liées, et elles signifient dans quel contexte Bayle a voulu se situer. Adressant cette "lettre" à Donneau de Visé, imitant, ainsi qu'il l'avoue, le style du Mercure galant, il tente une percée dans le milieu parisien. Il pratique le persiflage érudit qui régnait autour de Donneau de Visé et de Fontenelle. Il explique que les fables sont des impostures, et que seuls les ignares et les faibles s'en laissent impressionner. Ce persiflage se nourrit de tous les thèmes de la morale mondaine des années 1675-1680. Les passions règnent dans l'humanité, et les principes, pour être hautement proclamés, n'en sont pas moins inefficaces. Jansénisme? Faut-il penser aux Essais de Nicole et à son jansénisme "centriste"? Ou simple développement de l'épicurisme plus ou moins libertin, qui séduisait la jeune génération?
Éliminant les fables, le philosophe tend donc à éliminer les miracles et à instaurer dans la nature un légalisme inflexible, indispensable à la science moderne, qu'il ne paraît toutefois pas bien connaître. C'est un souvenir de Malebranche; c'est aussi bien un écho du calvinisme, qui se voulait émancipé des superstitions papistes, et les huguenots ne se scandalisèrent nullement de l'ouvrage ni de ses thèses. La morale et la religion, nous démontre Bayle, sont sans effet dans le monde, et les hommes, quoi qu'ils disent, agissent comme ils veulent et comme ils croient utile ou agréable. Cela n'est pas forcément un mal, et, ainsi que le diront Mandeville, Bentham et les plus authentiques philosophes des Lumières, la prospérité générale s'édifie sur les vices des particuliers. Faut-il en induire que Bayle nous convie à l'athéisme? Pas forcément. Il écrit en catholique pour des Parisiens du grand monde, alors qu'il est un pauvre professeur huguenot de l'académie de Sedan. Il affirme, après bien d'autres, que les principes et la foi sont inefficaces, mais aussi que les passions font aller le monde, et bien. Passions qui peuvent être voulues par Dieu. Autrement dit, comme l'affirme le jeune Fontenelle des Nouveaux Dialogues des morts, ce que la nature (ou, si l'on veut, la Providence) n'aurait pas obtenu de notre raison, elle l'obtient de notre folie.
La conclusion, c'est un grand éloignement du papisme, qui, malgré Malebranche et les siens, charrie trop de fables, et qui suppose une certaine conciliation de notre foi et de notre action, avec ce Dieu qui passe par notre esprit (et par l'Église codifiée et codifiante) pour modeler l'Histoire et y faire régner la Providence. Bayle souhaite au contraire une totale rupture entre l'univers de la théorie - ce qu'on appellera la "raison pure", et qui n'est, au fond, qu'égarement - et l'univers concret, "pratique", où s'incarnent les desseins de Dieu. Avant le Rousseau du "Vicaire savoyard" et avant Kant, il nous fait comprendre que Dieu réside dans le réel et le sentiment, jamais dans l'argumentation ni la doctrine. Il n'est ni athée, ni sceptique, ni essentiellement calviniste. Il est le philosophe du concret, de la discontinuité, où réside le divin incarné. La raison ne lui semble au fond qu'un intermédiaire, trouble et peut-être perfide, entre le réel et Dieu.
Les hommes du XIXe, parfois du XXe siècle, s'y sont trompés: Bayle ne songeait pas à encourager l'athéisme, ni même l'indifférence religieuse. A l'intérieur de l'univers calviniste (qui s'y prêtait infiniment mieux que l'univers catholique) il promouvait une nouvelle conception de la réalité: elle n'était plus abordée à travers le prisme des doctrines - qui finalement ressemblaient toutes plus ou moins à des fables. Il fallait l'atteindre dans sa fraîcheur, et la méthode expérimentale était plus pertinente que les systèmes. Comme Gassendi, Mersenne, Galilée un demi-siècle plus tôt, Bayle, au lieu de se passionner pour un combat antireligieux dans lequel les générations futures l'ont abusivement cantonné, se faisait simplement l'interprète d'un renouvellement épistémologique, qu'exigeaient les sciences évidemment, mais aussi la littérature et les arts.
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