À l’instar d’Obélix, je suis tombé dans une marmite lorsque j’étais encore petit, seulement la mienne était remplie non pas de potion magique mais de littérature, laquelle, très vite, fut saupoudrée de ludisme et de curiosité. Voilà comment je me retrouvai, à peine sorti de l’enfance, littéralement imprégné de lipo, autrement dit de littérature potentielle (ou sous contrainte). Il serait vain de tenter de résumer celle-ci en quelques lignes, vu qu’elle doit être aussi ancienne que l’écriture elle-même.
Raymond Queneau (dans Bâtons, chiffres et lettres) écrivait : « Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c'est l'équivalence que l'on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or, cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. » Par ailleurs, l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) a nuancé de lui-même la rigidité de la contrainte, par le concept de clinamen, qui réintroduit la liberté dans la création. »
Bref, revenons à nos moutons.
Onze Lettres, pourquoi un tel titre d’abord ? C’est simple : il contient 11 lettres, tout comme mon patronyme, Pascal Weber, Divagations, Équilibrées sont aussi des mots de 11 lettres, le ton du livre est donné. Ainsi, tous les textes relativement courts (aphorismes, pensées, micropoèmes, etc.) de ce Recueil - textes qu’on peut appeler Isogrammes ou TÉ, soit Textes Équilibrés - contiennent x lignes d’un même nombre de lettres - notons que la ponctuation et la numérotation n’entrent pas en ligne de compte, contrairement à l’esperluette qui, ici, retrouve son rôle de lettre, que jadis elle a perdu ; quant aux ligatures œ et æ, elles comptent pour deux lettres -, voici la contrainte principale de cette oeuvrette qui, en outre, est à la fois un lipophonème (texte duquel au moins un son est banni) et un lipogramme (texte dans lequel on s'impose de ne pas utiliser une ou plusieurs lettres de l'alphabet). L’une ou l’autre contrainte, souple souvent, parfois durcie par ailleurs, peut venir se greffer sur ces trois contraintes principales : anagramme, polysémie, monovocalisme, rime, autoréférence, détournement de proverbes (maximes, truismes...), allographe, trompe-oreilles, jeux de mots divers, et nous en passons.
Voici ce qu’Olivier Salon, principal dédicataire de Onze Lettres et membre de l’Oulipo, a dit de cet avant-dernier :
« Ces onze lettres, c’est déroutant, c’est beau, c’est désordonné, c’est décousu, c’est réjouissant, c’est une liste interminable donc c’est lassant, c’est amusant, c’est joyeux, c’est infini, c’est allusif, il y a beaucoup de choses, et cela force l’esprit à virevolter sans cesse, c’est inconfortable, c’est précieux, c’est drôlement gentil (pour la dédicace), (liste non close). »
Eleven Notes est juste le supplément de Onze Lettres ; comme son sous-titre l’indique, il s’adresse en priorité, mais pas uniquement, aux amateurs de lipo, aux lecteurs friands de jeux d’esprit, qu’ils soient novices ou experts en matière de littérature sous contrainte. De sourires et de rêves, aussi, surtout.
Pascal WEBER : ONZE LETTRES (DIVAGATIONS ÉQUILIBRÉES)
ISBN : 978-2-930738-50-5 (129 pages) 12 euros (+ frais de port)
Ouvrage disponible sur https://www.amazon.fr et www.bernardiennes.be
Pascal WEBER : ELEVEN NOTES (LITTÉRATURE POTENTIELLE)
ISBN : 978-2-930738-56-7 (147 pages) 14 euros (+ frais de port)
Ouvrage disponible sur https://www.amazon.fr et www.bernardiennes.be
Contact de l’auteur : fb654838@skynet.be
Pour terminer, quelques définitions et pistes qu’on espère utiles et pas trop rébarbatives :
1 – (Rappel) Littérature potentielle, ou lipo : littérature sous contrainte.
2 - (Rappel bis) Oulipo / OuLiPo : acronyme d’Ouvroir de littérature potentielle, groupe international de littéraires et de mathématiciens.
L'OuLiPo se définit d'abord par ce qu'il n'est pas :
Ce n'est pas un mouvement littéraire.
Ce n'est pas un séminaire scientifique.
Ce n'est pas de la littérature aléatoire.
L’Oulipo est un ouvroir, un atelier pour fabriquer de la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature, en quantité illimitée, potentiellement productible ad vitam aeternam, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques, dont les membres travaillent à faire avancer la lipo en inventant des contraintes, des contraintes nouvelles et anciennes, difficiles et moins diiffficiles et trop diiffiiciiiles (la Littérature Oulipienne est une littérature sous contraintes). Et un auteur oulipien, c’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ».
La littérature oulipienne est par définition une littérature élaborée par les oulipiens, qu’on peut décrire plus globalement comme une littérature contemporaine créée sous contrainte.
3 - Contrainte artistique volontaire : contrainte artistique (formelle, théorique, plastique, thématique…) utilisée sciemment comme un moteur créatif. Le rapport entre les contraintes artistiques et littéraires et la liberté est problématique : on soupçonne parfois les premières de nuire à la seconde. Pour lever cette ambiguïté, les praticiens utilisent aussi un oxymore, la "contrainte libératoire".
4 - Liste non exhaustive reprenant 64 titres d’ouvrages assez représentatifs (les Auteurs suivis d’un astérisque font partie de l’Oulipo ; entre parenthèses, une ou plusieurs contraintes notables) :
01 Ali Zamir : Anguille sous roche (livre-phrase)
02 André Bertione : Profil d’assassin (lipogramme en « e »)
03 Anne Ernaux : Les années (absence du « je »)
04 Anne F. Garréta : La Décomposition * (utilisation d’une oeuvre littéraire célèbre)
05 Anne F. Garréta : Sphinx * (contrainte de Turing : absence de toute marque linguistique du genre qui permettrait d'assigner un sexe au personnage, au narrateur ou à l'énonciateur)
06 Benjamin Stein : Canevas (deux histoires qui sont imprimées tête-bêche, et qui donnent un livre pouvant se lire indifféremment dans un sens comme dans l’autre)
07 Bryan Stanley Johnson : Les Malchanceux (27 cahiers pouvant être mélangés comme des cartes à jouer)
08 Chloé Delaume : Certainement pas (récit basé sur le jeu de Cluedo)
09 Christian Bök : Eunoia (monovocalisme : variante du lipogramme, qui consiste pour un texte à ne s'autoriser qu'une seule voyelle)
10 Christine Brooke-Rose : Between (non utilisation du verbe « to be » ni d’aucune de ses autres formes)
11 Christine Brooke-Rose : Remake (absence des pronoms personnels et des adjectifs possessifs)
12 Clémentine Beauvais : Songe à la douceur (novel in verse / verse novel ; un roman en vers est un type de poésie narrative dans lequel un récit de roman est raconté par le biais de la poésie plutôt que de la prose)
13 Dan Holloway : Evie and guy (un roman sans mots, une histoire d’amour écrite à l’aide des nombres seuls)
14 Edwin A. Abbott : Flatland (utilisation d’un langage limité au monde directement préhensible)
15 Emmanuelle Grün : rÉapparition (chaque mot contient (au moins une fois) la lettre « e »)
16 Étienne Klein & Jacques Perry-Salkow : Anagrammes renversantes (une anagramme est une construction fondée sur une figure de style qui inverse ou permute les lettres d'un mot ou d'un groupe de mots pour en extraire un sens ou un mot nouveau)
17 Étienne Lécroart : Vanité * (poème visuel en cent cases issues d’un unique dessin-source ; livre d’images sur le démarreur « La dernière fois que »)
18 Frédéric Forte : Opéras-minute * (les Opéras-minute sont des reprises des formes proposées par l'Oulipo et/ou par l'histoire de la poésie (européenne ou orientale) ; d'autres poèmes (ou les mêmes) sont inspirés des étiquettes accompagnant / ayant accompagné les 110 objets d' "art premier" exposés au Pavillon des Sessions du Musée du Louvre. Les Opéras-minute exploitent aussi, de manière savante et jubilatoire, la possibilité offerte par l'ordinateur de construire des formes).
19 Georges Perec : 35 Variations sur un thème de Marcel Proust * (variations sur un même texte)
20 Georges Perec : La disparition * (lipogramme en « e »)
21 Georges Perec : La vie mode d’emploi * (bi-carré latin orthogonal d'ordre 10 ; polygraphie (ou algorithme) du cavalier)
22 Georges Perec : Les revenentes * (monovocalisme en « e »)
23 Georges-Marie Lory : 136 (poème unique traduit en 136 langues)
24 Gino Levesque : Je ne le répéterai pas (aucune répétition : dans le récit, un nom, un verbe, un adverbe, un adjectif... n’est utilisé qu’une seule fois)
25 Graham Rawle : Woman’s World (assemblage de fragments (de textes) découpés (dans des magazines féminins))
26 Harry Mathews : Cigarettes * (algorithme, ou ensemble des règles opératoires propres à un calcul, suite de règles formelles)
27 Harry Mathews : Le naufrage du stade Odradek * (échange entre deux langages ; interpénétration de deux langues)
28 Héléna Marienské : Le Degré suprême de la tendresse (pastiches (parmi lesquels une suite possible de La disparition de Georges Perec))
29 Hervé Le Tellier : Le voleur de nostalgie * (partie d’un jeu militaire)
30 Ian Monk : Plouk Town * (suite poétique organisée)
31 Italo Calvino : Le château des destins croisés * (écriture de récits à partir de cartes de tarots)
32 Italo Calvino : Si par une nuit d’hiver un voyageur * (un livre infini)
33 Jacques Arago : Curieux voyage autour du monde (lipogramme en « a »)
34 Jacques Bens : 41 sonnets irrationnels * (un Sonnet irrationnel est un poème à forme fixe, de quatorze vers, dont la structure s’appuie sur le nombre pi (d’où l’adjectif irrationnel). Il est divisé en cinq strophes successivement et respectivement composées de : 3 – 1 – 4 – 1 – 5 vers, nombres qui sont, dans l’ordre, les cinq premiers chiffres significatifs de pi)
35 Jacques Duchateau : Zinga 8 * (tireur à la ligne ; tirer à la ligne, c’est, pour un journaliste (ou un écrivain), « allonger la sauce » sans augmenter pour autant l’information. Pour qui est payé « à la ligne », l’intérêt économique saute aux yeux. Dans l’exercice oulipien du tireur à la ligne, il s’agit, en se donnant une phrase de départ A et une phrase d’arrivée B, complètement indépendantes l’une de l’autre, d’insérer une phrase intermédiaire C créant une fiction plausible, puis de recommencer l’opération en insérant une phrase D entre A et C, une phrase E entre C et B. Aux étapes suivantes, on continuera ainsi à insérer chaque fois une phrase nouvelle entre deux phrases existantes. Variante : le farcisseur de texte, où, à partir d’une phrase initiale, il faut construire un récit de plus en plus ample en ajoutant des mots, des ponctuations entre les mots, en respectant l’ordre des mots, si possible en altérant le sens)
36 Jacques Roubaud : La belle Hortense * (sextine)
37 Jacques Roubaud : Quelque chose noir * (sextine)
38 Jean Lahougue : Comptine des Height (schéma directeur des Dix petits nègres (d’Agatha Christie))
39 Jean-Claude Castelli : Contempler l’embrouille, l’air de rien (élimination de certains sons du langage)
40 Juan José Saer : Cicatrices (un univers raconté de quatre points de vue différents)
41 Julio Cortázar : Marelle (livre pouvant se lire de deux façons distinctes)
42 Karel Logist : Desperados (lipogramme en « i »)
43 Loïc Demey : Je, d’un accident ou d’amour (remplacement de chaque verbe (forme verbale) par un nom, un adjectif ou un adverbe)
44 Marc-Antoine Thinez : 140² (utilisation de la forme « tweet » (texte limité hier à 140 signes, à 280 de nos jours))
45 Marie-Aude Murail : 22 ! (disparition (provisoire) de la lettre (et du son) « v »).
46 Mark Dunn : L’Isle lettrés / Ella Minnow Pea (disparition – l’une après l’autre – des lettres de l’alphabet)
47 Mark Z. Danielewski : La Maison des feuilles (mise en page inhabituelle ; interaction entre des narrateurs multiples)
48 Mathias Énard : Zone (chapitres d’une seule phrase, sans terminaison (point final))
49 Michel Thaler : Le Train de Nulle Part (absence des verbes)
50 Michelle Grangaud : État civil * (registre ; classement ; inventaire (de la vie))
51 Olivier Douzou : Buffalo Belle (« il » devient « elle », et inversement).
52 Pascale Marie Quiviger : Échec et mâle (non utilisation des verbes conjugués (exception faite des participes passés))
53 Paul Fournel : Chamboula * (structure arborescente ; en mathématiques, plus précisément dans la théorie des graphes, une arborescence est un arbre comportant un sommet particulier r, nommé racine de l'arborescence à partir duquel il existe un chemin unique vers tous les autres sommets)
54 Raymond Queneau : Cent mille milliards de poèmes * (livre (à bandes horizontales) contenant 100 000 000 000 000 poèmes potentiels)
55 Raymond Queneau : Exercices de style * (raconter 99 fois la même histoire de 99 façons différentes)
56 Raymond Queneau : Les fleurs bleues * (hybridation de plusieurs langues)
57 Régine Detambel : La Modéliste (utilisation exclusive de mots (substantifs) féminins)
58 Sheridan Simove : What every man thinks about apart from sex (toutes les pages sont blanches)
59 Silvia Baron Supervielle : Journal d’une saison sans mémoire (écriture au présent ; exclusion du champ d'écriture tout ce qui relève du passé)
60 Thierry Crouzet : Équinoxe d’automne (tentative d’épuisement d’une journée ordinaire)
61 Thierry Horguelin : Alphabétiques (tautogramme : texte dont tous les mots commencent par la même lettre)
62 Thomas Bernhard : Le naufragé (structure de la fugue [genre musical])
63 Violaine Bérot : Tombée des nues (deux lectures possibles)
64 Xu Bing : Une histoire sans mots (absence totale de mots ; omniprésence de pictogrammes)
Relativement à l’Oulipo, quelques sites intéressants :
- oulipo.net
- www.graner. net (La Liste Oulipo)
& D’autres livres à découvrir :
- Bibliothèque Oulipienne, volumes 1 à 9 (1, 2, 3 : Seghers ; 4, 5, 6, 7, 8, 9 : Castor Astral)
- Oulipo, Atlas de littérature potentielle (Gallimard)
- Oulipo, La littérature potentielle (Gallimard)
- Pratiques oulipiennes (Gallimard)
- Paul Fournel, Liberté sous contrainte (Presses Sorbonne Nouvelle)
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