Statistiques google analytics du réseau arts et lettres: 8 403 746 pages vues depuis Le 10 octobre 2009

Maximes, pensées, caractères et anecdotes de Chamfort

12272801075?profile=originalIl s'agit de fragments de Nicolas de Chamfort, pseudonyme de Sébastien-Roch Nicolas (1740-1794), publiés par Ginguené dans le tome IV des Oeuvres complètes de Chamfort à Paris à l'Imprimerie des sciences et des arts en 1795. Certains éditeurs, notamment P. Grosclaude (Imprimerie nationale, 1953), ont préféré le titre Produits de la civilisation perfectionnée, qui figure, suivi du plan général de l'oeuvre, sur l'un de ces fragments.

 

Au fil des découvertes successives, le nombre de fragments aujourd'hui connus avoisine les mille quatre cents. La plupart des éditeurs se conforment au classement opéré par Ginguené d'après les indications données par le «fragment-titre»: Première partie. Maximes et Pensées. Deuxième partie. Caractères. Troisième partie. Anecdotes.

Ginguené a divisé la première partie selon les rubriques suivantes: «Maximes générales»; «De la société, des Grands, des riches, des gens du monde»; «Du goût pour la retraite et de la dignité de caractère»; «Pensées morales»; «Des femmes, de l'amour, du mariage et de la galanterie»; «Des savants et des gens de lettres»; «De l'esclavage et de la liberté»; «De la France avant et depuis la Révolution». Amassés jour après jour à partir de 1780, lorsque Chamfort renonce à sa carrière de dramaturge, et destinés, d'après Ginguené, à former les matériaux d'un «grand ouvrage» à venir, ce sont des textes courts, de quelques mots à une vingtaine de lignes. Le discours gnomique des Maximes est fortement modalisé: la cible de Chamfort n'est pas l'homme en général, mais la société de son temps.

 

Quant aux Caractères et Anecdotes, ils consistent en microrécits satiriques, éventuellement dialogués, dont les héros sont parfois nommés, et le plus souvent cachés sous des initiales _ tel ce «M», omniprésent, qui ressemble beaucoup à Chamfort lui-même. On ne possède aucune indication précise sur le «grand ouvrage» annoncé par Ginguené. Cependant le pluriel du titre probable (Produits de la civilisation perfectionnée) et l'intitulé de Parties permettent de supposer que Nicolas de Chamfort aurait conservé la forme fragmentaire, quitte peut-être à réduire certaines contradictions, lesquelles sans doute résultent pour une part de l'inachèvement de l'oeuvre et de la longueur du temps de rédaction, mais sont aussi constitutives d'un esprit divisé contre lui-même et haïssant par-dessus tous les certitudes et les systèmes.

 

 

La société décrite par les Maximes a une apparence: celle d'une «civilisation perfectionnée» où courtisans, femmes du monde, gens de lettres et gens d'Église coexistent harmonieusement. Elle a une réalité, celle d'un puzzle humain dont l'éclatement même du texte renvoie l'image, où l'Histoire se fragmente en historiettes, la morale en conformismes, la littérature en mots d'esprit, champ clos où se déroule sans trêve «la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l'une par l'autre» (fragment 214). Dans ce «branle» universel, seul diffère le degré de lucidité des acteurs: d'un côté les «sots», qui suivent avec une stupide inconscience les codes prescrits, et cela tout simplement parce que «les hannetons ne savent pas l'histoire naturelle» (44); de l'autre, les «comédiens», qui maîtrisent ces règles au point de faire oublier qu'ils jouent. Nul ne peut échapper à l'alternative, ni par la vertu _ «Il faut qu'à la longue l'homme le plus honnête devienne comédien malgré lui» (125) _, ni par la fuite, car on est souvent contraint «de chercher dans la société des consolations aux maux de la nature» (98). Le moraliste lui-même se trouve pris dans la nasse: tel le Lorenzaccio de Musset, ne doit-il pas, pour toucher juste, frayer avec ses contemporains au risque de perdre son âme? «Ma vie entière est un tissu de contrastes avec mes principes» (335), note Chamfort, «bouffon de cour» épris de solitude et d'indépendance, académicien qui rédigera en 1791 pour Mirabeau un discours sur la suppression des académies... Portant le fer contre lui-même, l'auteur des Maximes dénonce la «charlatanerie» de ses pareils, l'inutilité de l'entreprise _ «Les maximes générales sont dans la conduite de la vie ce que les routines sont dans les arts» (150) _ et va jusqu'à contester son propre pessimisme: «On ne juge pas d'une ville par ses égouts et d'une maison par ses latrines» (245). De tous les moralistes français, Chamfort est sans doute le seul à se mettre aussi directement en cause dans son propre discours, à déjouer aussi minutieusement les pièges de la vanité, de la bonne conscience y compris chez l'observateur, toujours juge et partie alors même qu'il croit parler depuis Sirius: «Souvent c'est par petitesse qu'on hait l'inégalité des conditions» (222). Il est pourtant possible d'annuler ce parasitage de l'énoncé par l'énonciation: «Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée à celle qu'on leur donne dans le monde» (258). Les Maximes deviendront ainsi, face au mensonge généralisé, le dictionnaire du penser vrai, la base d'une contre-culture. D'où le côté «lexique» d'un grand nombre de fragments: l'amour, «tel qu'il existe dans la société, n'est que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes» (359); «Les courtisans sont des pauvres enrichis par la mendicité» (252); «Célébrité: l'avantage d'être connu de ceux qui ne vous connaissent pas» (134). D'où aussi la pratique de comparaisons dévalorisantes, repérables par des incipit provocateurs: «Il en est de la civilisation comme de la cuisine» (6), «Les idées des hommes sont comme les cartes et autres jeux» (145), «Il en est du bonheur comme des montres» (308); celle-ci enfin, qui mérite d'être citée en entier: «La noblesse est un intermédiaire entre le roi et le peuple, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres» (511). D'une identité de comportement se déduit une identité d'essence; l'abstrait se réduit au concret, l'intellectuel au manuel, le vivant au mécanique. Ce transfert bergsonien avant l'heure (voir le Rire, 1899) caractérise un humour profondément subversif, salué par Nietzsche dans le Gai Savoir, et de plus en plus désespéré. Car la Révolution tant attendue (en 1789 il lance le fameux «Guerre aux châteaux, paix aux chaumières», puis donne à Sieyès le titre de sa brochure Qu'est-ce que le tiers état?), qui contraindra Chamfort au suicide, dégrade les «idées» en «moyen de parvenir aux places», et l'idéal de fraternité en «Sois mon frère ou je te tue»! Fruit amer d'une révolte radicale tournée contre les autres, contre soi-même, contre l'écriture, les Maximes dans leur constriction symétrique de la profusion sadienne, sont aussi une expérience des limites: «L'honnête homme brise en riant les faux poids et les fausses mesures» (359). Mais de même que la nature finit par intégrer dans sa norme, et donc par banaliser les crimes les plus extrêmes, le rire destructeur des Maximes risque, lui, d'être récupéré par l'ordre social, par l'universelle «plaisanterie» (20), de se résoudre en Chamfortiana, bref en... produits de la civilisation perfectionnée.

Envoyez-moi un e-mail lorsque des commentaires sont laissés –

Vous devez être membre de Arts et Lettres pour ajouter des commentaires !

Join Arts et Lettres

Sujets de blog par étiquettes

  • de (143)

Archives mensuelles