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Max Elskamp , subtil et délicat artisan du livre

On a pu voir à l'exposition organisée à la Bibliothèque royale, en mai 1932, quelques mois après la mort du poète, une partie de l'outillage dont Max Elskamp se servait pour établir la composition matérielle de ses livres: le banc de menuisier où il préparait les bois à graver, -la table de graveur avec ses multiples burins, couteaux, rifloirs et gouges, -le pupitre à composer dont les tiroirs contenaient un choix de caractères typographiques, -et enfin cette presse à imprimer que le poète avait surnommée "l'Alouette" et dont il avait souligné la marque de ce charmant distique:

Tirelant l'alouette
Tire à lire clair et net.

Ce matériel qui, dans l'étrange et quelque peu mystérieux "atelier" du boulevard Léopold, à Anvers, voisinait avec des instruments de physique, d'astronomie, de musique, des souvenirs de voyage, des portraits de famille, des oeuvres d'art et des bibelots de toutes espèces, n'était pas une fantaisie d'artiste; ces établis, ce pupitre à composer, cette presse étaient bien des outils d'un artisan, les instruments de travail quotidiens d'un bon ouvrier du livre.

Et cet ouvrier n'était pas un improvisateur; il avait appris son métier, -et il en était fier.
"Je connais le métier à fond, écrit-il à un ami d'enfance (1), et je pourrais même gagner ma vie en le pratiquant; le brave père Buschmann, il y a 20 ans, et chez lequel j'ai travaillé pendant 6 mois, m'a tout appris, y compris la trempe de papier. J'ai commencé par le commencement, remettre les caractères retirés des formes, "tête en haut" dans les "casses"; puis cette chose très difficile à faire: le "noeud", c'est-à-dire de réunir les lignes composées au moyen d'une ficelle, pour les mettre dans les formes; cela se fait d'une seule main et rien ne peut tomber. -Je connais tous les secrets des serrages, des hausses, de la mise en train, qui est ce qui coûte le plus cher dans la typographie soignée. "Et c'est pour cela que j'aime à contrôler le tirage de mes livres moi-même."
Si l'élève était reconnaissant à son maître des leçons qu'il en avait reçues, celui-ci se plaisait, de son côté, à reconnaître la part de collaboration du poète dans le travail d'édition de ses oeuvres. Quelques mois après la publication du "Jeu de loto dans les Flandres", l'imprimeur Buschmann communique à Max Elskamp la lettre de félicitations qu'il a reçue de M. Thibeaudeau, directeur de l'atelier de composition et d'impression de la Fonderie Peignot de Paris, et il ajoute: "Je ne puis en aucun cas agréer, sans vous en transmettre la grosse part, toutes les flatteuses appréciations que M. Thibeaudeau réserve au petit volume" (2).

Ce "petit volume" était en effet un petit chef-d'oeuvre élaboré avec quelle patience, quel goût, quel souci minutieux et délicat de l'ornementation et de l'exécution typographique! On a trouvé dans les papiers du poète deux manuscrits autographes du "Jeu de loto", quatre copies dactylographiées par l'auteur (la dernière réservant la place des bois), sans compter de multiples essais de couleurs et de mises en page et plusieurs suites d'épreuves corrigées. En vérité, Max Elskamp n'abandonnait rien à la fantaisie de l'imprimeur; il tenait à tout combiner lui-même, à tout prévoir, à tout essayer. C'est ce qu'il appelait "contrôler" le tirage de ses livres.

Ce souci de la présentation, Max Elskamp l'a eu dès le début de sa carrière d'écrivain. Ses premiers vers, reproduits par le procédé de la pâte à polycopier, n'a-t-il pas imaginé de les présenter sur des fonds d'estampes japonaises? Tiré à 15 exemplaires et dédié à son "bon ami en couleurs douces et frêles Henri Vandevelde", L'Eventail japonais, fantaisie de jeunesse -il date de 1886- que le poète semble avoir désavoué par la suite (3), est aujourd'hui à peu près introuvable.

Les trois premiers recueils de vers imprimés par J.-E. Buschmann, sont "rehaussés à la couverture d'une ornementation par Henry van de Velde" (Dominical, 1892, -Salutations dont d'angéliques, 1893, -En symbole vers l'apostolat, 1895).

C'est Henry van de Velde qui imprime, en 1895, les "Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre", mais cette fois, c'est l'auteur lui-même qui s'est chargé de graver les bois qui ornent le petit livre, -livre exquis dont la présentation provoque l'enthousiasme d'Emile Verhaeren. "Les dessins que l'écrivain tailla dans le bois, écrit-il dans l'Art moderne (4), sont d'une naïveté savoureuse et si adéquate au texte et si artistement puérils qu'on n'imagine aucun professionnel qui es eût pu traiter ainsi."
Dès lors, le poète n'abandonne plus à d'autres le soin d'orner ses livres. Pendant de longues années et, pour ainsi dire, jusqu'à la fin de sa carrière, le labeur du graveur rivalise chez lui avec celui de l'écrivain. Et c'est par centaines que les bois sortent des mains de l'artiste pour aller fleurir les pages du poète (5).
Enluminures (1898), l'Alphabet de Notre-Dame la Vierge (1901), les Commentaires et l'idéographie du jeu de loto en Flandre (1918), Sous les tentes de l'exode (1921), Chansons désabusées (1922), la Chanson de la rue Saint Paul (1922), les sept Notre-Dame des plus beaux métiers (1923), Chansons d'amures (1923), Maya (1923), -chacune de ces oeuvres est pour Max Elskamp l'occasion de multiples recherches tant au point de vue de l’ornementation que de la présentation typographique. Sur sa table de travail s’accumulent les essais de mise en pages, les épreuves de bois et quelquefois de feuilles entières tirées sur « L’Alouette », les recherches de couleurs, et ce n’est que lorsqu’il a établi de son œuvre une véritable maquette, qu’il consent à la livrer à l’imprimeur. On pourrait suivre dans les papiers que les héritiers du poète ont généreusement offert à la Bibliothèque royale les étapes successives de l’élaboration de presque tous ses livres, depuis le manuscrit original jusqu’à la maquette définitive que le travail d’impression modifiera à peine. Certaines œuvres de petites dimensions, telles que « Les sept œuvres de miséricorde » ou « Le petit dictionnaire de médecine judiciaire » de Charles Dumercy, ont été entièrement tirées sur « L’Alouette » par le poète lui-même.

Max Elskamp avait sur ce qu’il appelle « l’architecture du livre », des idées très arrêtées. Il considérait la typographie comme une « forme de matérialisation plastique de la pensée ». Partant de cette donnée que le point typographique règle tout l’établissement du livre, il en déduisait que la décoration de celui-ci doit être soumise à des règles étroites. Il n’admettait pas « l’illustration ». Le mot comme la chose lui faisait horreur. « La plus grande erreur de « l’illustration » dans le sens d’ « histoires », dit-il dans ses notes est de n’être que la compréhension d’un passage du livre par « l’illustrateur » seul. Flaubert l’avait si bien compris qu’il répudia toujours les offres « d’illustrations » qui lui furent faites. Seul l’auteur d’un livre pourrait « illustrer » son livre et encore reste à voir s’il y trouverait profit ; il matérialiserait la notation de sa pensée, lui donnerait une forme absolue dans une autre plan de notation où, pour cette raison même, il y aurait une grande difficulté d’adéquation. Seule une « illustration » qui serait un symbole de la pensée pourrait être acceptable et alors encore, il ne s’agirait plus ici que d’une ornementation et non une illustration. D’une façon générale, l’illustration donnant une précision graphique à la formulation de la pensée, ne semble être justifiée que pour les ouvrages de science, anatomie, géographie, architecture, en d’autres termes chaque fois qu’elle prend le titre de « planche » au sens étroit du mot » (6).

Ailleurs, parlant de l’ornementation de la page, l’auteur d’ « Enluminures » formule les règles suivantes : « Le bas de page doit être considéré comme le sol permettant de bâtir en élévation. C’est un point d’appui d’où l’ornementation logiquement prend racine. Pour être plus logique, c’est la dernière ligne d’une page justifiée qui est la limite de ce sol. Il y a une erreur à ce propos souvent commise, c’est d’insérer dans les livres des planches oblongues en les mettant dans le sens vertical. La décoration du livre ne peut être entendue que dans un seul sens, elle doit être vue dans la position de lecture des pages, c’est-à-dire qu’on ne doit pas pouvoir voir une illustration retourner ou pencher le livre ; le point de vue est fixé (comme en perspective) par le texte qu’on doit considérer comme l’horizon de lecture. »

Il n’est pas moins catégorique quand il parle des procédés de reproduction.
« Toute reproduction mécanique qui exige pour le tirage de l’épreuve une presse autre que la presse typographique doit être rejetée. Toute reproduction mécanique permettant pour le tirage de l’épreuve l’emploi de la presse typographique, mais exigeant pour ce faire le subterfuge d’un papier spécial, tel le papier couché pour la simili-gravure, doit être rejetée. En d’autres termes, nous considérons comme ne répondant point à la plastique typographique du livre, tout procédé ne permettant pas d’imprimer d’un même tirage l’ornementation avec le texte du livre. »
Ces notes et d’autres retrouvées dans les papiers du poète, étaient destinées à une étude sur la typographie du livre, à la publication de laquelle Max Elskamp paraît avoir renoncé par crainte de déplaire à ses « confrères ». « Quant au travail que j’ai préparé sur la typographie du livre, écrit-il à l’éditeur Van Oest (7), il n’est terminé qu’en partie, bien que tout à fait construit. Je ne crois pas qu’il soit de nature à intéresser beaucoup le public, et quant aux imprimeurs, ils n’en seront pas enchantée, pour le motif que je tombe leurs procédés les plus chers… »
Ne regrettons pas outre mesure que le poète n’ait pas cru pouvoir donner suite à son projet. Les réalisations sont là qui peuvent nous consoler de la perte de la théorie : elles attestent suffisamment que Max Elskamp fut « un des artisans du livre les plus originaux que notre pays ait produits ».
C. G.

1) M. Henri Damiens, cousin du poète. Lettre datée d’Anvers, le 9 mars 1921.
(2) « Laissez-moi en terminant, dit M. Thibeaudeau, vous exprimer toute mon admiration de technicien pour l’ensemble si artistique de votre édition. Bois des lettrines et des illustrations, caractères, mises en pages, cadre harmonieux, teintes, format, papiers, cartonnages, sont réunis là pour satisfaire pleinement la joie raffinée et délicate de l’élite de la bibliophilie. »
(3) « L’Eventail japonais » n’est rappelé dans aucune de ces listes d’ouvrages « du même auteur » que le poète aimait à placer en tête de ses livres.
(4) 12 janvier 1896.
(5) Max Elskamp a légué l’ensemble de ses bois gravés au musée du « Vleeschhuis » à Anvers .
(6) Pas plus que « l’illustration », Max Elskamp n’aimait la « mise en musique ». « J’ai toujours trouvé bon accueil chez les compositeurs de musique, écrit-il à un ami. Ils m’ont souvent demandé de mettre en musique de mes vers et je me suis souvent refusé à cela, parce que je crois que le commentaire musical ne peut rien ajouter à une pièce de vers, qui doit être complète par elle-même et doit avoir sa propre musique. »
(7) Lettre datée du 1er mars 1919.

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