Le «vieux breton»
Aucune oeuvre littéraire de la période du «vieux breton» (Ve-XIes.) n'a été conservée. Pourtant on sait avec précision ce qu'était alors la langue: quantité de noms de lieux ou de personnes et surtout les «gloses» des manuscrits latins des IXe et Xe siècles nous fournissent quelques dizaines de phrases, des centaines d'expressions ou groupes de mots et de nombreux mots isolés.
Peu différent du cornique et du gallois parlé en ce temps, le breton de cette époque reculée était un outil plus adapté à la production littéraire que la langue des époques plus tardives, abandonnée peu à peu par les milieux cultivés.
On possède du reste des témoignages précis sur des auteurs et des oeuvres dont nous n'avons plus que les noms. Le cartulaire de Quimperlé nous parle de Dunguallun («cantor»), de Cadiou («citharista»), de Riuallon («filius») an Bard (bard: «poète»). Marie de France, entre autres, nous fait connaître les noms et les thèmes de plusieurs oeuvres bretonnes. Les lais bretons surtout étaient appréciés. Ces poèmes chantés accompagnés de musique (cf., en irlandais moderne, laoidh: «poème, chanson») étaient précédés d'un prologue en prose. Le lai, qui comprenait de 200 à 1000 vers, était chanté avec accompagnement de harpe et de vielle ou, plus souvent, de harpe et de rote, petit violon à six cordes (gallois crwth, irlandais crott). Poésie et musique formaient un tout indissoluble dans ces compositions. La compétence des anciens Bretons en matière musicale a été confirmée par les découvertes de M.Huglo (Acta musicologica, t. XXXV, 1963; compte rendu in Études celtiques, t.XI), qui montrent que la notation musicale bretonne, une des plus anciennes que l'on connaisse, a été en usage du IXe au milieu du XIIe siècle.
Les lais racontent en général des histoires d'amour agrémentées d'éléments merveilleux et dramatiques. S'il y a peu de morale, il y a beaucoup de poésie et de psychologie dans ces oeuvres. Les personnages sont souvent rattachés à des familles régnantes bretonnes, du Léon, de Cornouaille, de Nantes par exemple.
De façon moins directe et concurremment avec la littérature galloise, la littérature bretonne ancienne a aussi inspiré de grandes oeuvres du cycle arthurien, dont les plus connues sont: l'histoire de Tristan et Iseult, les oeuvres de Chrétien de Troyes, Perceval, Yvain, Lancelot, et notamment Érec dont les liens avec la région de Vannes sont indiscutables. Le pays de Vannes s'appelait le Bro Weroc, «pays de Weroc», dont la forme était devenue Bro Erec dès le XIIe siècle.
On remarque dans la littérature arthurienne la rareté de la finale galloise ancienne auc et la fréquence des finales bretonnes anciennes oc, euc, uc, ec (ex.: Meriadeuc, Yonec, Érec). Bien que ces finales soient souvent francisées en os, eux, us, elles indiquent avec d'autres faits que la «transmission de la matière de Bretagne» s'est en grande partie faite dans l'immense zone de contact entre mondes celtiques et romans qu'était la zone bilingue de Bretagne orientale.
Le «moyen breton»
On appelle «moyen breton» le breton du XIIe au XVIIe siècle. Nous ne possédons que des oeuvres appartenant à la fin de cette période. Elles nous sont précieuses à deux titres: par leurs sujets, elles conservent parfois des restes de la tradition des époques antérieures; surtout elles ont le mérite de nous restituer la versification ancienne du breton dont la tradition s'était conservée sans interruption depuis l'époque de l'émigration.
Cette versification, très complexe, est fondée sur les mêmes principes que le cynghanedd lusg de la poésie galloise. Le principe essentiel (il y en a d'autres) est que l'avant-dernière syllabe du vers rime avec une ou plusieurs syllabes à l'intérieur du vers lui-même; en outre, les syllabes finales riment ensemble.
-Exemple gallois: haf a ddaw / ni bo glawog («l'été viendra, qu'il ne soit pas pluvieux»).
-Exemple breton: an guen heguen am louenasan egarat an lacat glas.
La prononciation était: an wen hewen am lowenas / an hegarad an lagad glas («la blanche souriante m'a réjoui, l'aimable à l'oeil bleu»). Il s'agit là des deux premiers vers d'une chanson bretonne du XIVe siècle, dont nous n'avons que quelques fragments. Les plus anciennes oeuvres suivies qui nous soient parvenues ne datent que du XVe siècle, et il s'agit surtout d'oeuvres théâtrales.
Le théâtre
Il nous reste sept pièces, dont cinq complètes, écrites dans cette ancienne versification. Deux pièces ont des sujets d'origine bretonne ou celtique et sont donc tout à fait originales: la Buhez santes Nonn (Vie de sainte Nonne) et la Buhez sant Gwenole (Vie de saint Guénolé) dont une des scènes, fort curieuse, relate la submersion de la ville d'Ys.
Les autres pièces conservées ne traitent pas de sujets spécifiquement bretons, mais le rapport entre la pièce et l'original latin ou français dont elle dérive est souvent plus lointain que celui qui existe par exemple entre Le Cid de Corneille et Las Mocedades del Cid de Guilhem de Castro. Citons: la Buhez santes Barba (Vie de sainte Barbe); La Passion, imprimée pour la première fois en 1530 et qui contient d'assez beaux passages; La Destruction de Jérusalem, d'auteur inconnu dont les fragments ont été édités ainsi que ceux des Amourettes du vieillard, seul reste de l'ancien théâtre comique breton. Du milieu du XVIIe siècle date la Buez sante Genovefa (Vie de sainte Geneviève de Brabant), dernière pièce utilisant l'ancien système de rimes.
La poésie
Il existe aussi quelques poèmes anciens: le Dialogue entre Arthur et Guynglaff, du XVe siècle, a malheureusement été défiguré par les copistes successifs. Trois poèmes religieux ne sont pas sans mérite, notamment la Buhez mab den, à la versification très savante (ils ont été réédités en 1962). Le Mellezour an maru (Miroir de la mort) est un long poème de 3602 vers, composé en 1519 par Jehan An Archer Coz.
Plus vivants et parfois gracieux sont les anciens Noëls bretons An nouelou ancien ha devot.
La prose
Les oeuvres en prose du moyen breton sont peu nombreuses et présentent peu d'intérêt. Il s'agit d'oeuvres d'édification: Buhez an itron sanctes Cathell (Vie de Mme sainte Catherine); un cathéchisme; les oeuvres de Tanguy Gueguen et de Euzen Gueguen.
Il faut cependant faire une place à part au Sacré Collège de Jésus (1659) et au Templ consacret da Passion Jesus Christ (1671) de Julien Maunoir. Ce dernier a rapproché l'orthographe bretonne de la langue parlée qui semble avoir évolué assez considérablement du XVe au XVIIe siècle, avec la disparition de la classe des lettrés bretons qui écrivaient dans une sorte de koinê. Bien que pleine de mots français, cette langue littéraire palliait en partie les inconvénients dus à une fragmentation dialectale croissante. Outre des mots français, il faut reconnaître que les oeuvres en moyen breton contiennent un important vocabulaire celtique tombé plus tard en désuétude. Les recherches de Gw. Le Menn ont permis d'élargir notre connaissance du «moyen breton».
Une période de transition: du XVIIIe siècle au milieu du XIXe
Après Maunoir commence une longue période de transition qui voit se perpétuer les tendances de l'ancienne littérature. À côté de ces courants traditionnels, les conditions d'un renouveau apparaissent, surtout vers la fin de cette période.
Les oeuvres d'édification
L'immense majorité des livres imprimés en Bretagne de la fin du XVIIe au XIXe siècle sont des livres religieux.
Écrits dans une langue pleine de mots français, ils sont généralement sans grande originalité littéraire; ils connaissent une très grande diffusion, qui s'explique par leur caractère édifiant. Leur principal mérite est de maintenir dans le peuple breton une certaine connaissance de sa langue écrite. Parmi les plus répandus de ces livres, citons les Heuryou Brezonec ha latin, de Charles Briz, parues en 1712 et qui seront réimprimées jusqu'au XIXe siècle.
Le théâtre populaire
Bien que n'ayant eu que tard les honneurs de l'impression, c'est pourtant le théâtre qui maintient le plus fidèlement les traditions littéraires bretonnes.
Celle des mystères du Moyen Âge a été continuée jusqu'au XIXe siècle, surtout dans le pays de Tréguier. Le soir, des générations de paysans recopiaient patiemment ces pièces, les mettaient au goût et dans la langue du jour et apprenaient par coeur des milliers de vers. Puis, malgré les fréquentes interdictions des autorités religieuses et civiles, ils les représentaient devant les foules accourues.
La littérature moderne
Tandis que les anciennes modes littéraires se survivent encore, H. de La Villemarqué (1815-1895) introduit un souffle nouveau avec la première édition, en 1839, du Barzaz Breiz. Cette oeuvre est de son temps par bien des côtés: le romantisme, l'image plus embellie qu'exacte de l'Antiquité celtique, le purisme et la recherche du vocabulaire. Si l'on a mis en doute l'authenticité de beaucoup de pièces et même la correction de la langue, on souligne leur valeur littéraire et la qualité des airs qui les accompagnent. Depuis sa parution, une controverse animée, ardente, porte sur la part de création qui caractérise le Barzaz Breiz. Il ne fait aucun doute que plusieurs des pièces recueillies par La Villemarqué ont été «embellies» par lui, mais, à cette époque, le fait ne choquait point; en outre on a retrouvé, depuis lors, des versions populaires de certains des chants que l'on croyait entièrement sortis de l'imagination de l'auteur. La thèse et les travaux de D.Laurent ont prouvé l'authenticité de nombreuses pièces.
La poésie
Depuis La Villemarqué, la vitalité de la poésie bretonne a continué à se manifester. Parmi les poètes du XIXe siècle, citons Brizeux qui a composé en breton Telenn Arvor (Harpe d'Arvor) et Furnez Breiz (Sagesse de Bretagne).
Après la Première Guerre mondiale, l'inspiration des poètes bretons gagne en profondeur et en étendue. J.P.Calloc'h (1888-1917), tué au front, fut le plus grand d'entre eux; ses poésies ont été publiées en 1921 et 1935 sous le titre de Ar en deulin (À genoux). Il écrivait dans le dialecte de Vannes -ainsi que Roperh Er Mason (1900-1952).
De beaux poèmes sont dus à G.B. Kerverziou (dans la revue Gwalarn, Nord-Ouest), à Loeiz Ar Floc'h (Maodez Glandour), poète, philosophe, critique (citons Imram, 1941), à Fant Rozeg (Meavenn), à Ronan Huon (dans la revue Al Liamm, Le Lien).
Deux écrivains qui se sont illustrés dans d'autres genres littéraires ont également composé des poèmes de valeur: Roparz Hémon, Barzhonegou (Poésies), recueil qui en 1967 rassemble des poésies antérieurement publiées à part: Pierre Hélias, Maner kuz (Manoir secret, 1964).
Rares sont les écrivains cités ci-après qui n'ont pas composé de poèmes.
La poésie populaire bretonne reste vivante jusqu'en plein XXe siècle avec des soniou, chants d'amour, chants de mariage, satires, des gwerziou, commentaires d'un événement d'actualité, chantés dans les foires et pardons, et vendus en feuilles volantes. Ces poésies sont les derniers échos de la tradition des lais médiévaux bretons.
Si le théâtre populaire s'éteignait vers la fin du XIXe siècle, certains auteurs lui rendaient en prestige et en qualité ce qu'il perdait en audience dans les foules.
L'abbé Le Bayon (1876-1935), auteur de Nikolazig et de Noluen, tente de renouveler le théâtre à sujets religieux; il écrit en dialecte vannetais.
Jakez Riou réussit avec autant de verve dans le théâtre (Nomenoe-oe) que dans la nouvelle et le roman; c'est aussi le cas de Roparz Hémon (1900-1978): son oeuvre de philologue, de romancier, de poète, ne fait pas oublier son oeuvre théâtrale, Un den a netra (Un homme de rien, 1927), Meurlarjez (Mardi-Gras, 1938), Roperzh Emmet (1944). Tanguy Malmanche (1875-1953) a écrit entre autres Gurvan (1923), Buhez Salaün lesanvet ar Foll (La Vie de Salaun surnommé le Fou, 1926), An Antekrist paru en 1950, Ar Baganiz (Les Païens) parus en 1931. Par leur poésie, leur force et leur simplicité, ces oeuvres font de leur auteur un des plus grands écrivains bretons de théâtre.
Le théâtre breton contemporain est surtout marqué par la personnalité de Pierre Jakez Hélias, né en 1914, qui a donné plusieurs grandes pièces: Mevel ar Gosker (Le Valet du Cosquer, traduit sous le titre Le Grand Valet), Le Roi Kado, La Femme de paille. Ces pièces ont une version bretonne et une version française. L'auteur a, en outre, écrit pour la radio environ 260 pièces plus brèves.
La grande majorité du million de personnes connaissant le breton ne sait ni le lire ni l'écrire. L'usage du breton déclinera donc encore dans les campagnes, mais il demeurera sans doute comme seconde langue d'un public cultivé, soutenue par l'enseignement universitaire, ce qui assure aux écrivains bretons un public restreint mais fidèle.
Le maintien d'une telle activité littéraire, alors que la langue recule, montre qu'il est toujours difficile de prévoir le destin d'une langue.
Commentaires
Sujet passionnant que vous avez abordé là Robert !
...Je me suis toujours demandé comment nous avions si peu de documents anciens concernant une aussi riche langue, quand on voit le nombre de monuments historiques, de traditions séculaires et de témoignages profondément ancrés dans les racines locales qui jalonnent la Bretagne lorsqu'on s'enfonce dans sa ruralité la plus reculée !
Mais comment faites vous pour produire de tels travaux, un à la suite de l'autre!!!! Je n'arrive même pas à vous suivre pour simplement tous les lire! Merci de nous ouvrir sur des sujets que je n'aurais jamais abordés par moi même.