« L’enfer » est une satire poétique de Clément Marot (1496-1544), publiée à Anvers chez Steels en 1539.
En mars 1526, Marot fut jeté en prison pour avoir mangé du lard en carême, transgression qui pouvait passer, aux yeux de l'Église, pour une profession de foi réformée. Incarcéré d'abord à la prison du Châtelet, le poète fut transféré ensuite à Chartres, où il écrivit l'Enfer. Il ne dut sa libération, le 1er mai de la même année, qu'à l'intervention d'amis fidèles.
Dans cette satire violente et vengeresse, Marot s'est vraisemblablement souvenu de la Divine Comédie: les questions angoissées qu'il pose au sergent rappellent à bien des égards le dialogue de Dante et de Virgile; comme le poète de l'Énéide, le sergent possède une double fonction de dévoilement et d'explication. Mais la référence à Dante s'estompe dans la suite: elle fournit moins au poème un cadre général qu'une impulsion initiale.
"En la prison claire et nette de Chartres", le poète se souvient, par contraste, de l'"Enfer tresimmunde" du Petit Châtelet. Il évoque aussi le Grand Châtelet, siège de la juridiction royale, où les procès, "serpenz enflez, envenimez, / Mordants, mauldictz, ardens et animez" (v. 139-140) s'engendrent les uns les autres, où les juges font leur profit de ces perpétuelles discordes entre les hommes. Devant Rhadamantus, juge des Enfers qui trompe ses prisonniers par des questions doucereuses, le poète allègue l'affection du roi pour sa personne (v. 308-323), ainsi que son innocence religieuse ("Clement n'est poinct le nom de Lutheriste", v. 350) et son renom poétique ("Quant au surnom, aussi vray qu'Évangile, / Il tire à cil du poëte Virgile [...]: / Maro s'appelle, et Marot je me nomme", v. 358-362). Une fois qu'il a achevé son discours, Rhadamantus l'envoie rejoindre les autres prisonniers.
L'Enfer ne se réduit pas à une description allégorique dans le goût des Rhétoriqueurs, où le poète ne ferait que transcrire une réalité inique dans le répertoire de la mythologie. Si le poème possède une indéniable force, c'est d'abord qu'il fait entendre les voix des protagonistes, et imprime à chaque discours un contenu et un martèlement propres. La longue tirade initiale du sergent ne se résume pas à sa fonction descriptive et explicative. Elle dote le personnage d'une étrange ambivalence: capable du plus cruel cynisme ("Et tant plus sont les hommes discordans, / Plus à discord esmouvons leurs courages, / Pour le prouffict qui vient de leurs dommages", v. 64-66), le guide des Enfers termine son discours par une condamnation des prédicateurs chrétiens, dont le laxisme moral explique cette manie des procès entre les hommes ("Pas ne diront qu'impossible leur semble / D'estre chrestien et playdeur tout ensemble", v. 197-198). Ainsi amorcée, la réflexion morale se prolonge dans le discours du poète, qui lance un "Advertissement aux jeunes gens de fuyr le vice": rompant le fil de sa description des Enfers, il engage les "enfans suyvans maulvaise vie" à choisir une existence honnête, qui les préserve de la "subjection des infernaux". Curieusement, le gardien cynique et son prisonnier se rejoignent dans une même condamnation de l'immoralité du monde. Cette conjonction donne un relief d'autant plus grimaçant au troisième protagoniste, le juge Rhadamantus. Nul penchant à la réflexion ou à l'objurgation morale chez ce dernier, qui ne connaît que la douceur hypocrite ou la violence de la torture. Incarnation d'une justice corrompue, sans égards pour les faibles, la figure de Rhadamantus s'inscrit dans une longue protestation des poètes et humanistes de la Renaissance contre les perversions du droit: le Cinquième Livre, attribué à Rabelais, se souviendra de l'Enfer lorsqu'il opposera, à un Panurge terrorisé, le magistrat Grippe-Minaud et ses Chats-Fourrés.
Paradoxalement, l'infamie notoire du juge stimule le prisonnier-poète. En même temps qu'il se lave de l'accusation de luthéranisme, il revendique orgueilleusement, presque agressivement, sa biographie et sa vocation: "En la mer suis congneu des plus haultz Dieux, / Jusque aux Tritons et jusque aux Nereides" (v. 326-327). Étrange plaidoyer: la question religieuse, qui a entraîné l'emprisonnement, est reléguée au second plan par un hommage à la poésie et au roi défenseur des lettres: "Le beau verger des lettres plantureux / Nous reproduict ses fleurs à grandz jonchées" (v. 368-369). Le caractère déplacé de ce discours est naturellement voulu par Marot: devant une brutalité arbitraire toujours prête à découvrir le mal où il n'est pas, rien ne sert de se disculper longuement; mieux vaut clamer, haut et fort, les pouvoirs de l'esprit. Qu'importe que le prisonnier n'ait rien à attendre d'un tel plaidoyer: au moins refuse-t-il de se soumettre à la logique de la force, en récusant le jeu perverti des questions et des réponses.
Ce n'est pas le moindre intérêt de l'Enfer que de mettre en scène, avec la clarté d'un paradigme, les rapports du pouvoir discrétionnaire et de l'écrivain: la force masquée en droit peut bien déployer tout l'arsenal de ses tourments, l'homme du verbe se situe définitivement ailleurs, loin de ses atteintes.