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"Ethique et infini" réunit dix entretiens (diffusés sur France-Culture en 1981) dans lesquels le philosophe Emmanuel Levinas, guidé par les questions de Philippe Némo, dégage le sens général de son oeuvre. Pour Levinas, la question de la morale est à la fois la plus urgente et la plus originaire. Avec une remarquable limpidité, il analyse ici la "relation éthique", relation qui nous ouvre d'emblée à Autrui et à Dieu même. C'est donc d'abord dans la morale que la conscience humaine accède à la dimension de l' infini: celle de la religiosité et de la métaphysique. Telle est la thèse profondément originale de ce penseur discret mais capital, "sans doute, d'après Némo, le seul moraliste de la pensée contemporaine".

 

Quelques piliers de la sagesse.

 

Livre "dialogué", "Ethique et Infini" retrace l'itinéraire intellectuel d'Emmanuel Levinas depuis ses années de formation jusqu'à l'accomplissement de sa pensée propre, au fil d'une oeuvre complexe et originale. Ce cheminement commence très tôt par la fréquentation des textes essentiels. Notamment de la Bible, "Livre des Livres où se disent les choses premières", c'est-à-dire les vérités éthique où s'enracine le sens de la "vie vraiment humaine". Expérience fondatrice, décisive pour le penseur: "Toute pensée philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques."

Puis vient l'initiation philosophique, et la rencontre avec deux figures majeures de la pensée du XXe siècle. Husserl (1859-1938) d'abord, qui lui apprend à "travailler en philosophie" sans s'enfermer d'emblée dans un système de dogmes ou de certitudes définitives. Chez le fondateur de la "phénoménologie", il trouve une analyse de la conscience et de sa visée concrète du monde. Heidegger (1889-1976) ensuite: "Etre et Temps" (1927) -"un des plus beaux livres de l'histoire de la philosophie", où rien ne laisse présager l'engagement futur de son auteur aux côtés des nazis- est un essai d' "ontologie fondamentale", c'est-à-dire une recherche du sens de l' "être" (en tant que verbe). Bien avant l' "existentialisme", il décrit la vie humaine comme une manière d' "être" et non comme l'expression d'une "nature".

 

Etre pour être.

 

Mais Levinas aperçoit vite les limites de cette ontologie sans morale. Car, souligne-t-il, l' existence est d'abord vécue dans l' angoisse. "Relation intérieure par excellence", elle me voue à l' effroi de la solitude. "L'être en moi", "mon exister" est incommunicable: je n'existe qu'à la première personne. Pour sortir de l'isolement, il faudrait "sortir de l'être"! Soit, mais comment? Même la connaissance ne m'arrache pas à ma solitude; puisqu'elle est mienne, elle est en moi: "Je touche un objet, je vois l'autre; mais je ne suis pas l'autre."

Sortir de l'impasse de l'être, ce sera sortir de soi: ne plus se poser comme sujet, mais "se déposer", pour entrer en relation "dés-inter-essée" avec l'Autre. "La socialité sera une façon de sortir de l'être autrement que par la connaissance." Comme le montre Levinas dans son oeuvre maîtresse, "Totalité et Infini", la philosophie occidentale, de Platon à Hegel, a pour idéal de bâtir un système de savoir absolu et totalisant, où "l'extériorité" de l' Autre, "l' altérité" de l' inconnu s'abolirait. D'où une conception souvent "totalitaire" de l'ordre politique. or, selon Levinas, notre relation à autrui comporte nécessairement une part d'obscurité, de mystère, de secret: la société est "un ensemble de face à face", irréductiblement pluriel. La liberté civile a donc pour fondement le secret des subjectivités. La communauté sociale ne doit pas être pensée comme une réconciliation (ou une réduction) des antagonismes humains; elle doit plutôt découler de la "relation éthique" originaire de chacun avec l' Autre.

 

Le visage de l' infini.

 

Car "la philosophie première est une éthique". mais dans quelle expérience préliminaire et décisive la relation éthique prend-elle sa source? Dans la recontre du visage d'autrui. Avec levinas, le visage accède au statut de notion philosophique. Ce visage n'est pas simple physionomie, objet de connaissance offert à la perception: "La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux." Son visage est pure signification éthique. Dans sa nudité, sa fragilité même, il me parle. Il s'en remet tout entier à moi, et en même temps me déborde infiniment. Car autrui n'est pas simplement mon égal, mon semblable, mon frère. Il est à la fois totalement vulnérable et tout-puissant, puisque sa seule présence suffit à me commander "Tu ne tueras point". En me regardant, l'Autre me somme non seulement de lui répondre, mais de répondre de lui.

Dans "Autrement qu'être ou au-delà de l'essence", Levinas définit la "responsabilité pour autrui" comme la structure essentielle et première de toute conscience humaine. A l'extérieur de nous, quelque chose nous appelle, qui nous arrache à la solitude de notre être intime. Etre humain, ce n'est pas être "pour soi-même", mais "pour-l'autre", inconditionnellement. Exister devant l'Autre, c'est avant tout s'avouer responsable de lui, jusqu'au sacrifice suprême de soi s'il le faut! Car, selon Levinas, "on n'est jamais quitte à l'égard d' autrui".

La relation éthique est donc aussi une expérience de l' Infini: l'idée même d'une dette morale infinie témoigne d'une dimension transcendante. Pour Levinas, l'idée de l' Infini est, comme chez Descartes, l'empreinte en moi de ce qui me dépasse infiniment. Toutefois, la conscience éthique n'est pas connaissance, mais plutôt révélation "en négatif" de la présence de Dieu.

En ce sens, la conscience morale est en soi "prophétique". Cette prophétie originaire est interprétée concrètement par les différentes religions, notamment par les trois grandes religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam); elle devient Loi écrite et morale positive. La foi religieuse apporte aussi des consolations qui atténuent la rigueur absolue de l'exigence éthique. Ici se séparent philosophie et religion: l' éthique philosophique n'a pas besoin de la promesse d'un Messie. Et même si la Bible se signale par son "excellence prophétique incomparable", il faut noter que l'infini nous parle aussi à travers toute la littérature classique, comme à travers tout visage humain. Par delà toute orthodoxie, "la vérité éthique est commune".

 

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