C’est en 1951 que Malraux nous livre cet essai de psychologie de l' art. Un écrivain, qui est aussi un historien de l' art, veut arracher leur secret aux chefs-d'oeuvre du monde entier, confronter leur langage avec celui de l' art moderne et approfondir par eux sa connaissance de l'homme. Sa recherche nous conduit à travers le "Musée imaginaire" des reproductions et des photographies, qui permettent de mettre en parallèle des oeuvres telles qu'un bas-relief et une médaille, et de découvrir le style qui les unit, comme s'il avait une "existence propre". Ce Musée, c'est, "pour la première fois, l'héritage de toute l'histoire. Encore est-il souvent altéré par le temps: comment se représenter des statues grecques multicolores? Et que reste-t-il d'une oeuvre quand le musée l'a dépouillée de sa fonction? Mais de toutes ces métamorphoses, le plus profonde commença lorsque l' art n'eut plus d'autre fin que lui-même". Pour l'homme du moyen âge, un crucifix était un crucifix avant d'être une sculpture. Comment savoir, même si l'on est historien ou sociologue, à quel appel profond de notre être répond une oeuvre? En fait, c'est à la lumière de notre temps que nous prêtons un langage à cet héritage du passé. Nous trouvons "moderne" tel tableau du Greco.
"Le chef-d'oeuvre ne maintient pas un monologue souverain, mais un invincible dialogue." C'est avec l' art moderne que s'établit le dialogue, avec une peinture qui a rejeté l' art de la fiction inventée par la Renaissance et découvert depuis Velasquez et Rembrandt un nouveau sujet "qui va rejeter tous les autres, la présence dominatrice du peintre lui-même". Quelle lumière va surgir de cette confrontation? Nous avons "le pressentiment d'un ordre mondial" qui unit les oeuvres ressuscitées du passé. Cet ordre, l'auteur essaie de le définir dans les "Métamorphoses d' Apollon", histoire des formes jusqu'au XVIe siècle. "Les formes antiques rencontrent chez les barbares dans l' Europe des invasions, et le Christ à Byzance, aux Indes le Bouddha." Ces formes commencent par se dégrader dans les oeuvres de la Grande Régression; le profil ou le cheval des monnaies macédoniennes en vient à se réduire à un idéogramme sur les monnaies celtiques, Puis apparaissent, à Byzance et en Occident, ces systèmes de formes féconds, doués d'une signification propre dans le monde où vivent les artistes qui les ont créées. Après les tâtonnements de l' art de Palmyre, du Fayoum, des mosaïques romaines, Byzance trouve l'expression de son art du sacré dans l'abside de l' église des Saints-Cosme-et-Damien, où le Christ en gloire se détache, isolé, sur un ciel grandiose: "il fallut autant de génie pour oublier l'homme à Byzance qu'il en avait fallu pour le découvrir sur l' Acropole." Pour exprimer cette conception tragique du christianisme, l' artiste a inventé la ligne brisée, le regard immense et les couleurs spécifiques du sacré. La renaissance de l' Orient, c'est "l'invincible conversion de l'homme libre et du héros à l'homme de Dieu". Quant à l' art occidental chrétien, il oppose à la figure théâtrale de la statue antique, le sourire expressif et vivant de l' ange de Reims. L' art roman refuse la "transcendance hantée" de Byzance, et humanise le visage des hommes et du Christ. Comment a-t-il forgé son style? L'art roman est né contre Byzance, a emprunté des formes à l' art mérovingien, et a trouvé son "accent propre". L' art gothique, lui, n'est pas le simple prolongement de l' art romain; en lui s'opère la création d'un système de formes encore différent.
Pourquoi ce vaste tour d'horizon des formes? Pour montrer qu'il n'existe "pas une forme décisive élaborée hors d'un conflit avec une autre forme: pas de problème de vision qui ne soit subordonné". Ce qui nous permet de mieux comprendre que la peinture "tend bien moins à voir le monde qu'à en créer un autre". C'est alors que le problème psychologique de la "Création artistique" qu'il faut élucider. Ce sera l'objet de la troisième partie du livre. On parle à tort de vision de l' artiste, comme si ce dernier se distinguait des autres hommes par de mystérieux pouvoirs. L' artiste, c'est tout d'abord "un homme qui aime les tableaux". Encore faut-il bien s'entendre sur ce dernier terme, et exclure de l' art proprement dit les dessins non dominés des enfants et des malades mentaux, et les dessins des naïfs, trop fidèles à un mode de représentation traditionnel. Faut-il appeler "artiste" l'homme capable de reproduire un objet sur la toile avec la plus grande fidélité? Cette notion bourgeoise de la ressemblance est périmée: "J'appelle artiste celui qui crée des formes", lesquelles ne naissent pas d'elles-mêmes achevées dès l'abord, mais du "conflit du peintre avec une autre forme d' art". Il est nécessaire que le peintre commence par le pastiche, avant de créer à son tour un nouvel ensemble de formes, une "écriture". Mais gardons-nous de réduire le style à une simple écriture. "Le style roman n'est pas un modern-style médiéval, il est un sentiment du monde." Il reste à rendre compte du mécanisme même de la création: pour Malraux, tout artiste travaille à partir d'un schème initial: il cite Flaubert qui définit "Salambô" comme un roman pourpre, et "Madame Bovary" comme un roman puce. A partir de ce schème, l'artiste regarde le monde pour le filtrer et l'annexer. Ici se pose le problème de la liberté de l' artiste: les formes qu'il invente sont-elles déterminées par son temps ou par sa vie? "...en tant que créateur, l' artiste n'appartient pas à la collectivité qui subit une culture, mais à celle qui l'élabore, même s'il ne s'en soucie pas". Ce n'est pas une biographie qui pourra rendre compte de la création qui s'accomplit dans les trois versions du tableau du Greco intitulé "Le Christ chassant les marchands du temple". Enfin rien de plus obscur et de plus impérieux que la "présence d'un monde pictural autonome", qui nous fait reconnaître le chef-d'oeuvre parmi les oeuvres secondaires et les faux.
C'est maintenant la signification de l' art moderne, qui est le nôtre, qu'il faut essayer de comprendre. "La monnaie de l' absolu", tel est le titre de cette dernière partie de l'ouvrage. Notre civilisation a remplacé l' absolu par la conscience de l' histoire. Alors naît une peinture qui, n'exprimant plus des valeurs, ne vaut plus que pour elle-même. L'artiste, refusant le monde bourgeois sans transcendance, fabrique sa propre transcendance, qui est son art. Vermeer fut ainsi le premier à créer une "abstraction sensible". En même temps, notre époque tente passionnément de sonder l'homme dans ses profondeurs les plus secrètes, interroge les dessins des malades mentaux, des enfants, des naïfs, des primitifs. Mais jamais, dans ces derniers, les sentiments archaïques exprimés ne sont leur propre fin. "Le créateur de masques est peut-être possédé par les esprits, mais il écoute en eux la voix du monde, et en tant que sculpteur, les possède à son tour." Si l'on peut admirer en même temps Poussin et un masque nègre, c'est grâce à la prise de conscience d'un langage de la peinture enfin isolé. Mais la résurrection massive, de nos jours, des arts primitifs ne peut s'expliquer que par un accord profond de ces arts avec le nôtre. "Ce qui unit notre art aux arts sacrés, ce n'est nullement qu'il soit comme eux, sacré, mais que, comme eux, il ne tient pour valables que les formes hétérogènes à celles de l' apparence." Notre art n'est pas un dieu, mais tout comme un dieu, il est absolu. "Il n'est pas une religion, mais il est une foi." La valeur fondamentale de l' art moderne, c'est "la très vieille volonté de création d'un monde autonome, pour la première fois réduite à elle seule". Qui dit création dit liberté. L' histoire de l' art est l'histoire d'une conquête de la liberté. "L' art est un anti-destin."
On n'aura pas rendu compte de ce livre tant qu'on n'aura pas dit le lyrisme d'un homme passionné par sa recherche, mais surtout d'un écrivain passionné par les mots. Le projet était grandiose et aurait demandé, pour satisfaire les esprits soucieux de rigueur, le concours d'un historien, d'un sociologue, d'un philosophe; or ce livre est, et il veut sans doute n'être que cela, le récit d'une aventure personnelle, que l'écrivain transforme parfois en véritable épopée. A cet ouvrage, déjà très riche en reproductions, s'ajoutent trois volumes de planches groupant des oeuvres choisies par l'auteur. Leur classement par ordre chronologique des civilisations tend à montrer ce qui unit entre elles des oeuvres qui sont "l'expression d'une aventure humaine, l'immense éventail des formes inventées". Des reproductions d'oeuvres modernes y sont jointes, qui témoignent du "dialogue avec le passé". Dans les préfaces sont précisées des idées déjà énoncées dans "Les voix du silence". Ces trois volumes, qui ont pour titre général "Le musée imaginaire de la sculpture mondiale", se partagent le sujet dans l'ordre suivant: "I. La statuaire (1953)"; "II. Des bas-reliefs aux grottes sacrées (1954)"; "III. Le monde chrétien (1955". En 1957, André Malraux a commencé une nouvelle série avec "La métamorphose des dieux". Entre-temps et sous le titre général de "L"univers des formes", André Malraux et Georges Salles ont entrepris la publication d'une immense encyclopédie de l' art universel.
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