« Les villes tentaculaires est un recueil poétique d'Émile Verhaeren (Belgique, 1855-1916), publié à Bruxelles chez Deman en 1895.
Après les Campagnes hallucinées (1893), nous sommes ici dans les entrailles du monstre, la ville qui ronge la plaine "avec ses suçons noirs". Le choix de ce thème repose sur une réalité objective: la Belgique fut très tôt le lieu d'élection de gigantesques complexes industriels, comme les usines Cockerill, dont Victor Hugo, impressionné, donne déjà une description dans le Rhin (1842). Mais il est surtout dicté par la métamorphose intérieure du poète qui, au sortir de la crise nihiliste marquée par la publication des Flambeaux noirs, retrouve une autre foi, celle en un "nouveau Christ", incarné par le socialisme que prônent alors en Belgique ses amis Destrées et Vandervelde. Devenu, grâce à eux, responsable de la Maison du peuple de Bruxelles, Verhaeren proclama que la transformation matérielle de la société devait s'accompagner d'un accès du peuple à la culture, et qu'il n'y aurait pas d'avenir sans âme. Cette conviction qui inspire son recueil en fait un grand texte de poésie sociale, même s'il n'est pas que cela.
Le recueil s'ouvre sur l'agonie de la plaine où le labeur pacifique, effectué "front debout", laisse place désormais au travail convulsif "qui bout comme un forfait" et hache les "morceaux de vie" d'une humanité réduite au néant rythmique de la matière et devenue les "yeux de la machine" ("la Plaine"). Corps usés, cours fendus, les ouvriers s'agitent comme des pantins dans l'immensité noire des "quartiers rouillés de pluie", où brille un soleil monstrueux, sur une flore pâle et pourrie: "Voici les travailleurs cassés de peine / Aux six coups de marteau des jours de la semaine" ("les Cathédrales", "les Usines"). Lieu de misère et de détresse, la ville est aussi celui de la dégradation, de la perte de toute dignité, avec son cortège de "femmes en deuil de leur âme", et le "blasphème en or criard" des spectacles à bon marché inspirés par un érotisme sénile et moutonnier ("les Promeneuses", "les Spectacles"). C'est que l'argent partout triomphe, aux frontons des monuments ("la Bourse"), sur les places publiques ("Une statue [Bourgeois]") et dans le décor contrasté des funérailles ("la Mort").
Mais la ville a aussi ses fulgurances, des lambeaux de beauté farouche. Malgré ses tares, elle a surtout une âme "où le passé ébauche / Avec le présent net l'avenir encore gauche". Dans des chambres claires, armés de télescopes dont la couleur symbolique est celle de l'or, les savants, avec une lenteur méthodique, s'acharnent à tout peser pour reconstruire un monde où règnent les idées, déjà "évidentes sans qu'on les voie" ("la Recherche", "les Idées", "Vers le futur"). Mais le futur est un "oiseau de feu", et les meurtrissures du présent engendrent aussi la rage de milliers de bras armés qui peuvent, en un élan, "Tuer pour rajeunir et pour créer" ("la Révolte").
Les Villes tentaculaires connurent à leur parution un succès considérable, surtout en Allemagne et en Russie, où elles furent très tôt traduites. Il s'explique par le fait que l'oeuvre répondait aux questions du moment, dans un langage âpre et sans concessions qui contrastait avec les mièvreries subtiles abondantes à l'époque. Mais le prophétisme parfois grandiloquent, la croyance naïve en un progrès universel et en un avenir paradisiaque lui ont nui et expliquent l'oubli relatif dans lequel elle est tombée, en France du moins. Il semble surtout que cet aspect social ait masqué ses qualités proprement poétiques, qui ne sont pas négligeables. Verhaeren fait entrer en poésie un pan immense de la réalité qui en était exclu, celui du paysage industriel jusqu'aux moindres recoins de sa désolation ("les Usines", strophes 1-4), mais aussi celui de ses splendeurs monstrueuses. Là réside l'originalité du poète: faire chatoyer, dans la pourriture physique et morale, les tableaux hallucinants d'une beauté violente: les bars, îlots fragiles luisant de cuivres et de liqueurs ("les Usines", strophe 5), les ateliers crachant le rouge et l'or dans un enfer de suie (ibid.), les ports fourmillants, tintamarresques, énigmatiques ("le Port"). Le poème "les Spectacles", traversé d'images que les peintres de l'époque nous ont rendues familières (bataillons de chairs et de cuisses, étagements d'ors, de gorges et de hanches, etc.), révèle l'ambiguïté de la ville qui, à travers l'horreur, suscite la fascination. Mais nul halo romantique, comme chez Baudelaire que Verhaeren admirait. Il s'agit d'un lyrisme cru d'images violentes comme des coups de marteau, qui, avant Apollinaire, marque un moment de la modernité. Au demeurant la ville, dont l'essence est mouvement, convient parfaitement à la sensibilité poétique de Verhaeren qui écrivait: "Mon corps musculaire est agité d'un rythme qui soutient et souvent produit le mouvement de ma pensée. Il est certains de mes vers que je danserais. C'est avec tout mon être que je fais un poème." Il fallait cela sans doute pour trouver, par exemple, cette image si simple et si forte: "Toute la mer va vers la ville!"
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