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Les Testaments Villon

C'est sous les deux titres de "Petit testament" et Grand testament" qu'a été longtemps connue la presque totalité des poésies de François Villon (1431-1463?); on réserve maintenant habituellement le nom de "Testament" au "Grand testament" et on désigne le "Petit testament" par son titre véritable: le "Lais" (ou Legs). Mais alors que le "Lais", qui est bien dans son intention et dans sa forme un véritable testament en vers, est un poème homogène, il n'en est pas de même du "Testament", où le mot même de testament est entendu dans un sens beaucoup plus large, puisqu'au milieu des legs proprements dits, Villon introduit librement un certain nombres de ballades, bien antérieures pour la plupart à la composition du "Testament" lui-même. Ce n'est donc plus ici seulement l'héritage matériel de Villon que nous trouvons, mais son héritage spirituel: c'est un testament poétique. Il semble d'ailleurs que Villon ait conçu le "Testament" comme un choix de ses exercices, c'est vraisemblablement le recueil qu'il entendait léguer à la postérité.

Il est nécessaire de replacer le "Lais" et le "Testament" dans la vie de Villon; rappelons en quelques mots ce que nous en savons, c'est bien peu de choses. François de Montcorbier ou des Loges est né à Paris en 1431, d'une mère illettrée et d'un père probablement artisan, qui mourut lorsque l'enfant était encore très jeune. Recueilli et élevé par maître Guillaume de Villon (dont il prit le nom), professeur de Décret et chanoine, il fait ses études en Sorbonne et y est reçu en 1452, licencié et maître-ès-arts. Muni de son diplôme et protégé par son père adoptif, Villon pouvait donc enseigner et recevoir des bénéfices. Une malencontreuse affaire l'oriente dans une autre voie: en 1455, au cours d'une rixe à propos d'une femme, il tue un prêtre, Philippe Sermoise et doit s'enfuir. L'année suivante, il obtient des lettres de rémission et regagne Paris, pas pour longtemps il est vrai: compromis dans le cambriolage du collège de Navarre, il doit se cacher à nouveau. C'est au moment de quitter Paris pour un temps indéterminé qu'il aurait composé le "Lais" ou "Petit testament". Il est très probable qu'avant cette date (1456 ou 1457), Villon avait déjà écrit un certain nombre de poésies, sa maîtrise en témoigne; il se peut même qu'il ait composé, au temps de sa vie d'écolier, ce "Roman du Pet-au-Diable", récit d'une équipée burlesque, dont il parle dans le "Testament". Il est possible aussi que nous connaissions ses anciens poèmes, sous la forme de quelques-unes des ballades qu'il inséra dans le "Testament".

Le "Lais" ou "Petit testament" est un poème de quarante strophes, chacune des strophes est composée de huit octosyllabes. Au début du poème, Villon annonce son départ pour Angers; il ne sait quand il reviendra, il nous en donne les raisons: "Puis qu'el ne me veut impartir -Sa grace, il me convient partir". Et en effet, le prétexte qu'il nous donne de son éloignement, c'est la froideur de sa maîtresse; il sait qu'un autre a pris sa place: "Autre que moy est en quelcongn" (c'est-à-dire en quenouille, donc proche de la belle); il ne lui reste qu'un remède: "Si n'y voy secours que fouïr, car "par elle, meurs les membres sains; -Au fort, je suis amant martir-Du nombre des amoureux saints". Nous savons qu'en fait, cette belle n'est qu'un prétexte et que ce que fuit Villon en 1456, ce ne sont pas tant des yeux cruels, que la maréchaussée. Comme il n'est pas certain de revenir, il lègue aux siens tout ce qui lui appartient (et ne lui appartient pas). Cette suite de legs est pour nous fort obscure. Villon fait ici allusion à des personnages, à des détails de la vie parisienne qui naturellement nous échappent. Pierre Champion, grand connaisseur du XVe siècle français, s'est efforcé de les tirer au clair dans son livre: "François Villon, sa vie et son temps" (2 vol., Paris 1913). A Guillaume de Villon, son père adoptif, il lègue son "bruit", c'est-à-dire sa renommée; à celle qui l'a "si durement chassié", son "cuer enchassié", -Palle, piteux, mort et transy"; à divers personnages, il donne des objets lui appartenant, mais qu'il a laissés en gage ou encore des enseignes célèbres du quartier: à Jean Trouvé, boucher, le "Mouton", le "Boeuf couronné", la "Vache"; au chevalier du guet, le "Heaume"; aux archers de la nuit, la "Lanterne"; à maître Jacques Régnier une enseigne de cabaret, la "Pomme de Pin"; il laisse de l'argent "a trois petits enfants tous nus", "povres orphelins impourveus, -Tous deschaussiez, tous desvetus -Et denuez comme le ver", afin qu'ils "soient pourveus -Au moins pour passer cest yver"; puis, ces trois enfants, il les nomme, ce sont trois abominables usuriers et il ajoute: "Ilz mengeront maint bon morceau, -Les enfans quand je seray vieulx!" Suit une cascade de legs plus fantaisistes les uns que les quatres et tous inspirés par un esprit violemment satirique: des oies grasses et des "chaperon de haulte graisse" à des moines, des bulles aux curés de Paris, pour leur permettre de quêter au nom du Pape et de vendre des indulgences. Le "Lais" est donc une plaisanterie et pour nous elle a perdu beaucoup de son sel, puisque nous ne connaissons pas les personnages à qui Villon laisse ses biens. Rien de bien profond dans ce poème qui, sous le mode humoristique, s'apparente à la vieille formule du "Congé", illustré autrefois par Jean Bodel et Adam de la Halle, reprise sous la forme plus moderne du "Testament" par Jean de Meun et Jean de Régnier. La dernière strophe, cependant, où Villon esquisse devant le lecteur sa silhouette, est d'un autre ton et annonce déjà l'esprit du "Grand testament": "Fait au temps de ladite date-Par le bien renommé Villon, -Qui ne menjue figue ne date. -Sec et noir comme escouvillon,- Il n'a tente ne pavillon -Qu'il n'ait laissé à ses amis, -Et n'a mais qu'ung peu de billon -Qui sera tantost à fin mis". Au milieu de toutes ces fantaisies, voilà un portrait réaliste qui doit être ressemblant. Tel devait bien être Villon, quand il quittait Paris en 1546 pour échapper aux poursuites qu'avaient provoquées ses récidives.

Nous ne savons pas grand'chose de la vie de Villon pendant les années 1546-1461, c'est-à-dire entre les deux dates de composition du "Lais" et du "Testament". Il semble qu'il ait parcouru la province, se faisant héberger ici ou là, comme à Chevreuse où il fut l'hôte d'une abbesse de fort mauvaise réputation, ou à Blois chez Charles d'Orléans qui le protégea (de cette époque, doivent être datées l' "Epître à Marie d'Orléans", la fille de Charles qui venait de naître, et certainement la "ballade de concours" qui commence par les vers: "Je meurs de seuf auprès de la fontaine, -Chaut comme feu, et tremble à dent"). Apparemment, Villon se serait rendu ensuite en Berry, à Moulins, auprès de Jean II de Bourbon, et peut-être en Dauphiné. Toujours est-il que quand on retrouve sa trace, il est de nouveau en prison à Orléans (1460). Libéré par l'entrée du duc, son protecteur, dans cette ville, il est encore, l'année suivante, dans les cachots de l'évêque Thibault d'Auxigny, cette fois à Meung-sur-Loire. L'entrée du nouveau roi Louis XI le délivre. Il semble qu'ensuite Villon se cache dans les environs de Paris. C'est à cette époque qu'il rédige le "Testament". Bien que le "Testament" soit conçu dans un cadre analogue à celui du "Lais", sa composition est beaucoup plus complexe, puisque Villon y incorpore plusieurs ballades, probablement choisies dans sa production antérieure; mais surtout l'esprit qui l'anime a beaucoup changé depuis cette amusante plaisanterie qu'est le "Lais". Ici,la bouffonnerie se mêle à la gravité, l'émotion à la raillerie, la tristesse à la débauche. Au cours de ces six ans, Villon est allé de misère en misère, cette existence lui devient insupportable, il sent qu'avec l'âge il va falloir qu'il change s'il ne veut pas que l'autorité mette un terme, cette fois définitif, à ses aventures. Il est las, et il commence à craindre; il a peur de la mort, il a peur de la damnation éternelle. Ses regrets sont sentis, il voit trop bien maintenant où le mène sa vie de vagabond. Il espère s'amender et faire une bonne fin. Il a manqué de chance, il n'est peut-être pas trop tard. Aussi bien ne peut-on douter de sa sincérité quand il commence par ces mots: "En l'an de mon trentiesme aage, -Que toutes mes hontes j'eus beues, -Ne du tout foi, ne du tout sage, -Non obstant maintes peines eues". Aussitôt après, c'est au responsable des peines qu'il vient d'endurer que s'en prend le poète, à Thibault d'Auxigny, l'évêque d'Orléans (vers 8 et 48); viennent ensuite trois strophes où Villon appelle la bénédiction de Dieu sur "Loys", le bon roi de France", qui l'a tiré du cachot (vers 48 à 72). Enfin commence le "Testament" proprement dit: d'abord l'évocation de sa vie errante, la confession de ses péchés: "Je suis pécheur, je le scay bien; -Pourtant ne veult pas Dieu ma mort, -Mais convertisse et vive en bien"; néanmoins les fautes qu'il a commises, il n'en porte pas l'entière responsabilité, il a été la victime de sa mauvaise fortune (vers 72 à 128). Pour illustrer cette affirmation, Villon tire de Valère-Maxime ("Valère...-Qui fut nommé le Grant, à Romme") l'histoire de Diomédès, qui , comparaissant devant Alexandre le Grand pour ses crimes, s'excusa sur sa mauvaise fortune et s'attira cette généreuse réponse: "Ta fortune je te mueray, -Mauvaise en bonne!" Ce bonheur n'est pas survenu à Villon; aussi a-y-il été un objet entre les mains de Nécessité qui "fait gens mesprendre, -Et faim saillir le loup du bois" (vers 128 à 168). Ce sont ensuite les regrets sur le temps de sa jeunesse, cette jeunesse qui "soudainement s'en est vollée", jeunesse qu'il a toute consacrée à aimer; l'envie d'ailleurs ne lui en est pas passée, mais les forces lui manquent: "Bien est verté que j'ay aimé -Et aimeroie voulentiers: -Mais triste cuer, ventre affamé -Qui n'est rassasié au tiers -M'oste des amoureux sentiers"; "Hé! Dieu, se j'eusse estudié -Ou temps de ma jeunesse folle, -Et a bonnes moeurs dédié, -J'eusse maison et couche molie. -Mais quoi? je fuyoie l'escolle. Comme fait le mauvais enfant. -En escripvant ceste parolle, -A peu que le cuer ne me fend". Qu'est-il advenu de ses sompagnons d'autrefois: "Et les aultres sont devenus, -Dieu mercy! grands seigneurs et maistres; -Les autres mendient tout nus -Et pain ne voient qu'aux fenestres: -Les autres sont entrez en cloistres". Lui, né pauvre, est resté pauvre et il le sera jusqu'à la fin de ses jours. Qu'importe d'ailleurs puisque tous, "povres et riches, -Sages et folz, prestres et lais, -Nobles, villains, larges et chiches, -...Mort saisit sans exception". Cette "danse des morts" s'achève sur l'évocation des ravages qu'elle fait: "La mort le fait frémir, pallir, -le nez courber, les vaines tendre, -le col enfler, la chair mollir, -Joinctes et nerfs croistre et estendre" (vers 168 à 328). C'est sur ce thème de la jeunesse qui passe, de la vieillesse qui déforme les corps, de la mort qui les pourrit, que brodent les six ballades qui suivent: "Ballade des dames du temps jadis", "Ballade des seigneurs du temps jadis", "Ballade en vieil langage françoys", "Les regrets de la belle heulmière", "La belle heulmière aux filles de joie", enfin la "Double ballade".

La plupart de ces ballades sont conçues selon la forme classique: trois strophes de huit octosyllabes, dont le dernier vers forme refrain, et un quatrain qui sert d'envoi. Nulle monotonie toutefois, le ton se renouvelle avec le sujet et la vigueur des images, la parfaite concision font de chacune une manière de petit chef-d'oeuvre. La "Ballade des dames du temps jadis", avec son refrain: "Mais où sont les neiges d'antan", par sa gracieuse mélancolie, est une des plus justement célèbres. Ce n'est pas des âmes que Villon ici se préoccupe, mais des corps qui pourissent en terre, quelle qu'ait été la beauté de ces dames en leur temps, quelle que soit leur renommée auprès de la postérité. Bien inférieure par l'émotion qui l'inspire, la "Ballade des seigneurs du temps jadis" nous donne la leçon des deux poèmes: "D'en plus parler je me désiste: -le monde n'est qu'abusion- il n'est qui contre mort résiste -Nul qui treuve provision... Dans la "Ballade en vieil langage françoys", Villon, voulant évoquer les fastes des grands du passé, ne trouve rien de mieux que d'employer le langage qu'on parlait de leur temps, le français du XIIIe siècle. Ce petit pastiche est une véritable réussite; le langage archaïque convient particulièrement bien à l'évocation de ces "sains apostolles" (papes), de "ly Dauphin, ly preux, ly senez". Cette ballade, qui a pour refrain "Autant en emporte ly vens", introduit d'ailleurs dans cette danse des morts une nouvelle idée: on ne peut évoquer ces temps passés qu'en usant d'une langue, elle-même, morte. Les vers 413 à 453 contiennent une nouvelle méditation sur l'issue fatale de la vie; non seulement il faut mourir et pourrir en terre, mais en son vieil âge, l'être se décrépit, devient de son vivant une ruine, et Villon en arrive à "ces povre fameletes -Qui vieilles sont et n'on quoy", témoin cette "belle heaulmière qu'il a rendue à tout jamais célèbre. C'est la vieille elle-même qui se lamente: "Ha! vieillesse félonne et fliere, -Pourquoi m'as si tost abatue?"; que n'a-t-elle mieux profité de son temps et exercé cette "haulte franchise -Que beaulté m'avoit ordonné -Sur clers, marchans et gens d'Eglise". Ce n'est certes pas par vertu qu'elle a repoussé leurs avances et leurs présents: c'est pour "l'amour d'un garçon rusé, -Auquel j'en feiz grande largesse", "or ne me faisoit que rudesse, -Et ne m'aimoit que pour le mien (que pour mes biens)", Il est mort l'infidèle, et la voilà "vieille, cheunue". En termes d'une crudité qui n'exclut pas la grâce, elle évoque: "Ces gentes espaulles menues- Petiz tetins, hanches charnues... -Ces larges rains, ce sadinet-Assis sur grosses dermes cuisses,- Dedens son petit jardinet". Que lui reste-t-il maintenant: "Oreilles pendantes, moussues, -Mamelles, quoy? toutes retraites; -Telles sont les hanches que les testes (tetins); -Du sadinet, fy! Quant des cuisses, -Cuisses ne sont plus, mais cuissetes -grivelées comme saulcisses". Quelle émotion poignante quand le poète évoque pour finir l'image si frappante de ces "povres vieilles sotes -Assises bas, a croupetons, -Tout en ung tas comme pelotes, -A petit feu de chenevotes -Tost allumées, tost estaintes". Dans ce poème, Villon abandonne la forme traditionnelle de la ballade, à laquelle il revient dans le poème suivant: la "Belle heaulmière" se compose de dix storphes de huit octosyllabes sans refrain, ni envoi. La ballade suivante, intitulée: "La belle heulmière aux filles de joie", est un avertissement tragique qui s'adresse personnellement à ces petites ouvrières, "la belle gantière", "Blanche la savetière", "la gente saulcière", "Guillemete la tapisciere", qui font commerce de leurs charmes. Si elles ne veulent pas en venir là où en est leur aînée, n'ayant plus rien, "ne que monnoye qu'on decrie", qu'elles n'épargnent pas les hommes, qu'elles leur fassent rendre gorge avant qu'il soit trop tard. Villon précise bien qu'il ne fait que rapporter les propos de la vieille, mais quelle leçon en devons-nous tirer, nous autres hommes, sinon qu'il faut se méfier de l' amour, et c'est le thème de la "Double ballade" qui montre que c'est l' amour qui a perdu les grands héros de l' antiquité: Salomon qui "en ydolatria", Samson qui "en perdit ses lunettes", car "Folles amours font les gens bestes", donc "bien est heureux qui riens n'y a!" (qui ne s'en mêle pas). C'est pourquoi Villon regrette de s'être laissé asservir par celle qu'il aimait et qui ne l'aimait pas. Et il énumère les pitoyables aventures où celle-ci l'a entraîné; puis il évoque le "Lais" qu'il fit "à son partement...l'an cinquante six, -Qu'aucuns,sans mon consentement, -Voulurent nommer Testament". Nous avons donc la preuve que, dès 1461, le "Lais" avait déjà circulé et qu'il était déjà appelé, mais non de l'aveu de son auteur, le "Testament". Enfin, au vers 795, Villon en vient à son véritable "Testament", qu'il commence dans les formes requises: "Ou nom de Dieu, -Pere éternel, -Et du Filz que vierge parit, -Dieu au Pere coeternel, -Ensemble et le Saint Eesperit, -Qui sauva ce qu' Adam perit -Et du pery pare les cieulx". Tous les hommes, s'ils n'étaient rachetés, seraient "en dampnee pedicion", sauf, sans doute, les patriarches et les prophètes, "car selon am conception, -Oncques n'eurent grand chault aux fesses" (c'est-à-dire ne brûlèrent pas en Enfer). Puis commencent les legs: "Premier, je donne ma povre âme -A la benoiste Trinité, Et la commande à Nostre Dame", "Item, mon corps j'ordonne et laisse, -A nostre grand mere la terre; -Les vers s'y trouveront grant gresse, -Trop luy a fait faim dure guerre"; à son "plus que pere, -Maistre Guillaume de Villon", il laisse sa "librairie"; -Et le Rommant du Pet au Diable", qu'il composé en sa jeunesse. A sa mère, il fait don, "pour saluer nostre Maistresse" de la "Ballade pour prier Nostre Dame". Cette ballade, composée en trois strophes de dix décasyllabes terminées chacune par le refrain "En ceste foy je vueil vivre et mourir", et d'un envoi de six vers dont les premières lettres forment le nom de Villon, est fort célèbre: en son style volontairement archaïque et parlé, elle exprime une foi sincère, une inébranlable confiance en la Vierge et une humilité chrétienne, qui furent sans doute bien les sentiments de la mère de Villon, mais qu'il partagea assurément, car Villon n'a jamais perdu de vue l' innocence de son enfance: un abri contre les duretés de la vie, contre les malhonnêtetés et contre les crimes, c'est ce que demeure pour lui, malgré ses irrévérences, l' Eglise. Puis à celle qu'il aima en vain, il dédie une ballade, la "Ballade à s'amye", non sans avertir que ce n'est pas tant pour elle, à qui il ne doit rien, qu'il l'écrit que pour l' Amour. Ici, Villon revient presque à la forme classique de la ballade: trois strophes de huit décasyllabes, terminées par un refrain et un envoi de quatre vers. C'est une suite d' imprécations pleines de fiel: elle aussi vieillira: "Vieil seray; vous laide, sans couleur..." "Un temps viendra qui fera dessechier, etc.". A maistre Ythier Marchant, il donne un petit "Lay", en forme de Rondeau: "Mort, j'appelle de ta rigueur". C'est à ceux avec qui il a eu maille à partir, lieutenants criminels, sergents, juges et autres gens de justice, qu'il pense ensuite pour leur faire des legs ironiques: muys de vin d'Aunis, talmouse (mot qui signifiait pâtisserie, mais qui, ici, correspond à "tarte" au sens figuré de langage populaire), enfin toutes sortes de biens imaginaires. C'est une joyeuse cascade de présents à double sens, de sous-entendus érotiques, Villon mêle plaisamment à tous ces gendarmes les voleurs de sa connaissance, tel ce Jehan le Lou, "homme de bien et bon marchant". Et l'on retrouve ici, dans ce pittoresque et volontaire désordre, bien des personnages qui avaient déjà fait l'objet de legs dans le premier "Testament": tels les "trois enfans, petits enfans tous nus", dont il a appris avec grande joie qu'ils "sont creuz et deviennent en aage". A maistre Jehan Cotart, qui fut son "procureur en court d'Eglise", il lègue une "ballade en oraison". Il feint d'attirer sur cet incorrigible buveur les bénédictions de tous ceux qui sont devenus célèbres par leur ivrognerie. Villon n'a garde d'oublier les clercs, qui sont particulièrement bien traités: aux frères mendiants, il promet une oie grasse, à charge pour eux d'en distribuer les os aux malades des hôpitaux.

Suit la venimeuse "Ballade à Robert d'Estouville", prévôt de Paris qui y est comparé à un épervier. Dans une autre ballade, en termes mi-culinaires, mi-alchimiques, il donné une recette pour "frire les langues envieuses". Puis, dans un pittoresque défilé, il passe en revue les aspects de la vie du temps et c'est la ballade intitulée "Les contrediz de Franc Gontier", qui nous peint en parallèle la vie quiète et voluptueuse d'un "gras chanoine" et la vie fruste, mais libre, de Franc Gontier le paysan; le refrain de la ballade en donne la moralité: "Il n'est tresor que de vivre à son aise". Voici les Parisiennes: "Ballade des femmes de Paris", qui se conclut par les mots: "Il n'est de bon bec que de Paris". Ces Parisiennes ne sont pas seulement les "filles de bien", -Qui ont peres meres et antes", à qui Villon ne laisse rien, mais aussi surtout les "povres filles" de joie qu'il n'a que trop bien connues, et surtout cette "Grosse Margot" à qui il dédie une ballade, fort paillarde, où il évoque leur cohabitation ("En ce bordeau ou tenons notre état"). Il ne donne rien aux "Enfans Trouvez" (c'est-à-dire à l' asile de ce nom qui recueillait les enfants abandonnés), mais bien aux "Enfans Perdus", à qui, sous forme de ballade, il donne "une belle leçon" tirée de sa propre expérience: qu'ils se tiennent tranquilles s'ils ne veulent avoir le même sort que quelques-uns de ses bons amis qui finirent à la potence, car "jamais mal acquet ne prouffite". Le ton s'amplifie dans la seconde ballade écrite sur le même thème: "La ballade de bonne doctrine", adressée aux faux-monnayeurs, "pipeurs, larrons", à qui Villon mêle plaisamment les "porteurs de bulles", autrement dit les moines qui vendent des indulgences. A quoi bon dérober de l'argent avec tant de risque, quel profit en tireront-ils, puisque tout ira "aux tavernes et aux filles". Puis, dans une envolée lyrique qui n'est pas sans rappeler la fameuse "Ballade des pendus", il évoque leur fin, "les corps pourris..., les os déclinez en poudre". Voici les dispositions qu'il prend pour sa tombe, elles sont de la plus haute fantaisie, à l'exception de l'épitaphe qui est un portrait sur lequel Villon s'apitoye un moment: "Cy gist et dort en ce soillier, -Qu'Amours occist de son raillon, -Ung povre petit escollier,- Qui fust nommé François Villon. -Oncques de terre n'eut sillon...N'eut oncques brain de percil... Rigueur le transmit en exil -Et luy frappa au cul la pelle, -Non obstant qu'il dit: J'en appelle!... Repos éternel donne a cil". Puis c'est l'ordonnancement des funérailles. Villon de nouveau s'amuse, en prévoyant ce qu'on donnera aux sonneurs qui tireront les cloches pour son enterrement, ces sonneurs ne seront autres que quatre des plus riches bourgeois de Paris. Mais avant de mourir, il faut qu'il se réconcilie avec tous et c'est la "Ballade de mercy". Aux moines, aux grandins, aux filles, aux bateleurs, il accorde son pardon, à tous "sinon aux traîtres cheiens matins", à ceux qui l'ont persécuté ("qu'on leur froisse les quinze costes -De gros mailletz, fors et massis,-De plombees et telz pelotes"). Une ultime ballade appelle tout le monde à sa pompe funèbre: "Venez à son enterrement", -Quand vous orrez le carillon, -Vestus rouges com vermillon, -Car en amours mourut martir". Qu'on sache qu'au "departir": -Ung trait brut de vin morillon, -Quant de ce monde voulut partir".

Ainsi se clôt cette macabre farce où Villon, avant de se réfugier dans le silence et disparaître, liquide toutes ses haines plus malicieuses que vraiment méchantes), tous ses regrets, toutes ses peurs. Tout ici, en effet, se trouve rassemblé: les gros mots, les plaisanteries obscènes, irrespectueuses, et parfois la plus vive, la plus sincère émotion. L'un contrebalance l'autre, en un savant mélange non seulement de sentiments, mais de formes poétiques. Aussi, bien que le "Testament" compte plus de 2000 vers, on n'éprouve nulle lassitude à sa lecture, l'intérêt repart sur une vive image, sur l'expression vraie et poignante d'une émotion, ou sur quelque grosse plaisanterie. L'évocation de la vie du XVe siècle, de la vie des petites gens de Paris est si parlante, la peinture des sentiments si directe que la poésie qui en résulte, entoure le lecteur, le pénètre. Sur un thème usé, et même rebattu, Villon innove constamment.

Il n'est pas, bien entendu, le premier poète personnel de la littérature française, comme on l'a dit trop souvent, mais il est de loin le plus simplement pathétique. Sans doute son existence de mauvais garçon partagé entre les désirs et la peur de la mort est-elle pour quelque chose dans ce culte que n'a presque pas cessé de lui rendre la postérité; mais cette vie, c'est justement par sa poésie qu'on la connaît, car c'est l'homme Villon tout entier qui y apparaît. Peu de poètes du moyen âge, sauf Rutebeuf, ont mis tant de leur vie dans leur oeuvre, à tel point que l'une et l'autre se confondent. La poésie ici atteint à la confession poignante et c'est ce qui lui donne cette allure si moderne, malgré le caractère souvent archaïque de la langue. On ne saurait trop souligner, en contre partie, l'extraordinaire habileté du poète, son admirable métier. Si Villon renouvelle l'expression et, à l'intérieur des cadres de la poésie de son temps, fait oeuvre nouvelle, c'est qu'il sait voir, qu'il sait écouter. sa langue, c'est la langue parlée du temps, celle des gens qu'il nous montre, bourgeois et ribaudes, manants, clercs et juges. Il sait rendre leur langage, leurs intonations, leurs tics verbaux, il imite la langue du palais, celle de Sorbonne et celle des mauvais lieux. Il y a chez lui un tel souci d'adapter l'expression au sujet ou à celui qu'il fait parler que, pour faire un legs à un Poitevin, il parle le patois du cru, qu'évoquant les chevaliers du passé, il le fait en leur langue. Il ne recule ni devant la trivialité, ni devant l' archaïsme quand ils sont nécessaires: la belle heaulmière emploie le langage gaillard des femmes de son état, et la mère de Villon prie comme une pauvre femme du peuple. Il y a là un souci très nouveau, qu'on retrouvera plus tard, mais avec des résultats parfois délirants, par exemple dans Rabelais.

Après le "Testament", Villon se tait. Nous n'avons plus guère de lui, qui soit postérieur à 1461, que l' Epitaphe Villon", plus connue sous le titre de "Ballades des pendus". Nous savons cependant qu'après le "Testament", Villon ne s'est pas rangé: incarcéré pour complicité dans une rixe, rue Saint-Jacques, il est soumis à la question par l'eau, puis condamné à être "pendu et étranglé". C'est donc vraiment au pied de la potence qu'il compose la "Ballade des Pendus", qui est du début de 1463. cependant Villon fait appel et le Parlement change sa peine en dix ans de bannissement de la ville, prévôté et vicomté de Paris, "eu regard à la mauvaise vie du dit Villon". De ce temps qu'il passa entre la vie et la mort, nous sont parvenus, outre la ballade citée, la "Quatrin que feist Villon quand il fu jugé à mourir", dit son éditeur, Clément Marot ("Je suis Françoys, dont il me moise, -Né de Paris emprès Pontoise, -Et de la corde d'une toise -Sçaura mon col que mon cil poise"), la "Requête au Parlement", enfin la "Ballade de l'Appel". A partir des premiers jours de 1463, nous ne savons plus rien de Villon, même pas la date de sa mort. S'est-il réfugié auprès d'un de ses protecteurs? Nous savons qu'ils étaient puissants, puisque nous connaissons deux d'entre eux qui furent de très hauts seigneurs, Charles d'Orléans et Jean II, duc de Bourbon; et qu'il fallaient qu'ils le soient, en effet, pour tirer si souvent d'affaire ce récidiviste éhonté? A-t-il fait retraite quelque part? Nous n'en savons rien et les érudits se sont jusqu'à présent penchés en vain sur cette disparition si brusque et si définitive. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que Villon avait tout intérêt à ne plus faire parler de lui et qu'il semble probable qu'il était mort, lorsque parut la première édition imprimée de ses oeuvres en 1489.

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