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Lorsque Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) commence les "Rêveries", il sait qu'il n'en a plus pour longtemps à vivre; il sait qu'il n'a plus rien à attendre des hommes, avec qui il ne veut même plus avoir de rapport. Depuis 1770, après son séjour en Angleterre qui a si mal tourné, Rousseau vit à Paris dans son quatrième étage de la rue Plâtrière. Il vient de terminer ses "Confessions", mais il leur donne un complément: les "Dialogues" ("Rousseau juge Jean-Jacques"), plaidoyer frénétique où, pour la dernière fois, il se défend contre l'immense conspiration qui le cerne, conspiration ourdie par Diderot, Grimm et Hume, mais dont tout le genre humain est complice. Les "Dialogues" sont de géniales divagations où, avec une logique implacable, s'étale la folie de Rousseau. En ce sens, elles sont un document plus riche, plus original, en tous cas plus curieux encore que ses "Confessions". Ces années, dans la vie de Rousseau, sont des années de folie: tous ceux qui l'approchent lui sont suspects, il n'est en sécurité nulle part, pas même dans la rue où il s'imagine que tous les passants le reconnaissent, se moquent de lui et lui veulent du mal. Cependant, au printemps 1776, son état mental s'améliore: maintenant qu'il s'est soulagé dans ses "Confessions" et dans ses "Dialogues", qu'il a livré à la postérité (les deux oeuvres ne seront éditées qu'après sa mort) sa justification, il sent qu'il a accompli sa tâche. Il décide de ne plus se défendre, d'oublier dans la mesure du possible ses ennemis et de jouir dans le calme des dernières années qui lui restent à vivre. Ce détachement lui assure une stabilité et une quiétude qu'il n'avait plus connues depuis longtemps. Il fait chaque jour de longues promenades à pied qui le conduisent dans la campagne autour de Paris; il revient à ses paisibles occupations et herborise en marchant. Rousseau attend la mort avec sérénité; pour se préparer à rendre ses comptes à Dieu, il s'examine; avec détachement, il revit les heures les plus heureuses de son passé. C'est ainsi qu'il se trouve amené à reprendre la plume, probablement dès le printemps 1776. Cette oeuvre l'occupera jusqu'à sa mort. Il semble en effet qu'on puisse dater approximativement les quatre premières "Promenades" d'une période qui va du printemps 1776 au printemps 1777; les quatre suivantes seraient de 1777; enfin les neuvièmes et dixième "Promenades" auraient été écrites entre janvier et le 12 avril 1778. Lorsqu'il quitta Paris pour Ermenonville (20 mai 1778), où il se décidait enfin à accepter l'hospitalité du marquis de Girardin, Rousseau emportait avec lui le manuscrit inachevé des "Rêveries". Il ne devait pas les terminer. Il mourut subitement le 2 juillet suivant. A sa mort, sa femme remit le manuscrit à Moultou, ami de l'écrivain, qui le publia en 1782, à la suite de la première partie des "Confessions".

Les dix "Promenades" qui composent les "Rêveries" ont été écrites au jour le jour, sans ordre préétabli, au hasard des rencontres, des méditations, des souvenirs. La première "Promenade" expose la situation présente de Rousseau: "Me voici donc seul sur la terre n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime". Ainsi ses hantises ne se sont pas dissipées; maintenant seulement il s'y résigne. Rousseau définit ensuite ce que seront ses "Rêveries": "Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries...; elles peuvent être regardées comme un appendice de mes "Confessions"; mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter." Rousseau sent que ses forces physiques et mentales déclinent et l'abandonnent peu à peu; son imagination devient moins vive: "Il y a plus de réminescences que de création dans ce qu'elle produit désormais". Sa faiblesse physique fait dégénérer en accident grave une simple chute: il a été renversé par un chien danois à Ménil-Montant. Son retour, sanglant, chez lui provoque les cris et l'effroi de sa femme. Son retour à la vie, après un évanouissement prolongé, lui semble délicieux: "Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien,; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver; je ne savais ni qui j'étais, ni où j'étais; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude." Il reçoit plusieurs visites d'une dame, à la suite desquelles le bruit de sa mort est répandu par ses ennemis. On veut ouvrir une souscription pour l'impression de ses manuscrits (Deuxième "Promenade"). Un vieillard doit apprendre à mourir, mais il faut qu'il ait, pendant sa vie, établi solidement ses principes d'action. C'est ce que lui-même a voulu faire, surtout à partir de sa quarantième année, époque qu'il s'était fixée "comme le terme de ses efforts pour parvenir". Le principal résultat extérieur de cette réforme morale et religieuse fut de provoquer l'hostilité universelle et les attaques de ses ennemis qui se révélèrent alors. A l'évocation de la persécution qu'il a subie, Rousseau ne peut retenir son amertume. Il n'en a pas moins persévéré dans son attitude, et c'est ce qu'on ne lui a pas pardonné. Aussi, maintenant, ne lui reste-t-il plus qu'à "consacrer le reste de sa vieillesse à la patience, à la douceur, à la résignation, à l'intégrité, à la justice impartiale" (Troisième "Promenade"). Poursuivant cet examen de sa conduite, Rousseau proclame sa haine du mensonge; il se rappelle avec honte un mensonge qu'il a fait dans sa jeunesse, en accusant une cuisinière du vol d'un ruban dont il était le seul coupable. Il reconnaît qu'il y a même dans les "Confessions" quelques mensonges, mais ils sont involontaires: "J'avais mon intérêt à tout dire et j'ai tout dit". Dans sa vie, il s'est toujours efforcé d'être véridique et il a plus souvent gardé le silence sur le bien qu'il a fait que sur le mal (Quatrième "Promenade"). La Cinquième "Promenade" est à juste tire la plus célèbre. Rousseau y évoque un des moments les plus heureux de son existence, son séjour à l'île de Saint-Pierre, située au milieu du lac de Bienne, pès du lac de Neuchâtel, en Suisse. Là, il put se livrer pendant quelques mois à son goût de la méditation au milieu de la nature, à sa passion pour la botanique: ce fut comme une trêve dans sa vie, qu'il se rappelle avec émotion. C'est de loin la plus caractéristique des "Promenades"; Rousseau fait de la rêverie, telle qu'il la comprend, une analyse subtile: l' âme, dégagée du passé, indifférente à l'avenir, toute occupée du présent, goûte le vrai bonheur. Il trouve, pour évoquer la seule consalation efficace, des accents magnifiques qui allient la simplicité et le dépouillement à l'émotion la plus sincère et la plus communicable. Reprenant ses promenades dans les environs de Paris, Rousseau ve herboriser à Gentilly. Il y rencontre un petit mendiant, auquel il a toujours donné de bon coeur son aumône; maintenant il s'est presque créé une obligation vis-à-vis de cet enfant et elle lui pèse, d'autant plus que le petit, ayant appris qui il est, l'appelle de son nom. Rousseau, découvert, fait désormais un détour pour ne plus rencontrer le jeune garçon. Il en tire la conclusion que, porté par sa nature à bien traiter ses semblables, il en est détourné aussitôt qu'il paraît y être obligé. Il ne peut admettre de contrainte dans ce domaine. Voilà qui explique ses tristes relations avec la société de son temps. C'est bien la preuve qu'il n'est pas fait pour la vie sociale (Sixième "Promenade"). La septième promenade est un éloge et un hymne de reconnaissance à la botanique. Rousseau s'étend sur les plaisirs qu'elle lui a procurés. Grâce à eux, il a eu de nouvelles occasions d'adorer la nature et d'oublier les persécutions des hommes. Cette promenade annonce particulièrement les oeuvres du disciple de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre. La huitième "Promenade" est une nouvelle méditation sur ses misères d'autrefois et le calme de sa vie présente. Bien qu'elle ait été déplorable, Rousseau ne changerait pas sa destinée contre celle du plus fortuné des mortels. Et cependant, alors même que le monde le fêtait, il n'était pas vraiment heureux. Puis a éclaté le complot universel contre lui. Il a d'abord essayé de se défendre. Il n'a pu retrouver le repos qu'en se résignant et en étouffant les derniers sursauts de son amour-propre. Il est maintenant récompensé de sa patience, puisque, même si, au contact des hommes, il éprouve encore quelques mouvements d'humeur, la solitude lui apporte désormais l'apaisement. Avec la neuvième "Promenade", Rousseau revient sur une question pénible dont il a déjà parlé dans ses "Confessions": l'abandon de ses enfants qu'il a mis, malgré lui, aux Enfants-Trouvés. Ses ennemis en ont profité pour faire de lui un père dénaturé et pour l'accuser d'haïr les enfants. Cependant, il éprouve beaucoup de tendresse pour l' enfance et a toujours énormément de plaisir à voir et à observer la jeunesse. S'il a dû se séparer de ses enfants, c'est qu'il se savait incapable de les élever. "Plus indifférent sur ce qu'ils deviendraient et hors d'état de les élever moi-même, il aurait fallu, dans ma situation, les laisser élever par leur mère qui les aurait gâtés, et par sa famille, qui en aurait fait des monstres. Je frémis encore d'y penser". Après une nouvelle évocation de ses marches dans la campagne proche de Paris, en particulier à Clignancourt et à la muette, il se souvient d'une fête champêtre chez Madame d'Epinay. Enfin, il s'étend sur sa rencontre avec un vieil invalide qui, ignorant qui il est, le traite comme un être humain. La dixième "Promenade" ne comprend que deux pages; sa rédaction a été interrompue par la mort de l'auteur. C'est un dernier hommage ému à Madame de Warens, à l'occasion du cinquantième anniversaire de leur première rencontre.

Le charme des "Rêveries" vient principalement de ce qu'on y trouve Rousseau à l'état pur. Sans doute, ses hantises ne l'ont pas encore tout à fait abandonné, mais il est maintenant capable d'en parler avec un peu plus de détachement et d'abandon. Et c'est un nouveau visage de lui qu'il nous donne, épuré et comme définitif. Ici, nous le retrouvons avec son ingénuitité naïve, sa sincérité indubitable, son intelligence qui n'est plus troublée par les polémiques et la passion. Surtout, les "Rêveries" nous dévoilent ses rapports si apaisants avec la nature. La perfection des végétaux satisfait les exigences du savant et elle prouve au croyant que l'Etre éternel ne cesse de veiller sur ce monde qu'il a créé et qu'il continue inlassablement d'embellir. Pour Rousseau, la nature est une personne avec qui il s'entretient, auprès de qui il rêve; aussi se soucie-t-il moins de la décrire que d'évoquer l'état qu'elle détermine en lui, que de reproduire les contemplations, les méditations et les rêveries qu'elle lui suggère. Ce sont ces contacts avec elle qui lui imposent ce style d'une très grande simplicité, d'un caractère très musical, dicté uniquement par le sentiment qui fait tout le prix des "Rêveries". L'éloquence de Rousseau, encore un peu laborieuse dans les premières oeuvres, déjà assouplie dans "La nouvelle Héloïse" et dans les "Confessions", s'adoucit en un véritable chant intérieur. On n'en finirait pas d'énumérer les oeuvres où l'influence du Rousseau des "Rêveries" fut déterminante. C'est elle qu'on retrouve chez son disciple le plus direct, Bernadin de Saint-Pierre; c'est elle qui détermine (ainsi que les "Souffrances du jeune Werther" de Goethe) Chateaubriand à écrire "René". Tous les poètes romantiques français subirent plus ou moins l'influence de ce modèle, depuis les "Méditations poétiques" de Lamartine et certaines pièces des "Odes et ballades" ou des "Feuilles d'automne" de Victor Hugo jusqu'aux visions panthéistiques de Leconte de Lisle. L'influence des "Rêveries" ne fut pas la moindre sur les prosateurs du XIXe siècle: on peut dire que partout où l'on trouve une évocation fraîche, vivante et sentimentale de la nature, aussi bien chez Michelet que chez George Sand, par exemple, on peut reconnaître la marque de Rousseau. Plus près de nous, il n'est pas douteux que Rousseau a été le précurseur des "populistes", qu'ils soient poètes comme François Coppée, ou prosateurs comme Charles-Louis Philippe. De toutes les oeuvres de Rousseau, c'est celle qui est la plus proche de nous, celle qui semble bien demeurer comme le véritable chef-d'oeuvre de l'auteur.

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Commentaires

  • En 2012 on fêtera le tricentenaire de la naissance de Jean-Jacque Rousseau

    C'est la raison pour laquelle le musée des Charmettes présente une exposition du 15 mai au 31 décembre 2011.
    L'exposition "Les chemins de Jean-Jacques aux Charmettes" rend hommage à George-Marie Raymond qui, le premier ouvrit la maisons au public et évoque les visiteurs des Charmettes du XVIIIe siècle à 1881.
    Cette maison est un lieu smbolique pour le grandphilosophe du siècle des Lumières, puisqu'il y a habité de 1737 à 1742 avec sa muse, Mme de Warens.
    En 2012, lors de la célébration du tricentenaire de Rousseau, l'exposition se poursuivra en explorant la période de 1861 jusqu'à nos jours.

     

  • @ CHIFFLOT-COMAZZI Martine: très heureuse initiative

  • Les Rêveries du promeneur solitaire

    de Jean-Jacques Rousseau

    Adaptation et mise en scène: Martine Chifflot-Comazzi

    Musique: Béatrice Berne et Jean-Jacques Rousseau

    Déclamation: Martine Ramet et autres acteurs

    Tournée à partir de Janvier 2012

    Contacts 06 87 52 28 62

    Cie Arcane 17

    www.arcane17.org

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