Ce sont des Poèmes de Rutebeuf (mort vers 1285), composés entre 1250 et 1277.
Rutebeuf et ses contemporains ont, comme leurs prédécesseurs, l'impression de vivre une époque de décadence, qui affecte en particulier la croisade, minée par des forces dissolvantes comme l'amour, la politisation, le développement de l'esprit de jouissance et de richesse: les prélats, disent les critiques, donnent le mauvais exemple, suivis par les bourgeois qui font un dieu de leur ventre; les chevaliers ne veulent plus se croiser, héroïques seulement dans leurs rêves d'ivrognes, usant leurs forces dans les tournois, victimes de l'égoïsme, de l'orgueil, de la vaine gloire. Surtout on doute de l'utilité de la croisade: on préfère convertir par l'exemple et la prédication; la répétition des échecs engendre la lassitude; les esprits sont troublés par le succès d'entreprises contre des chrétiens (à Constantinople en 1204-1205), ou par des croisades menées par un chef excommunié (Frédéric II) ou par les victoires des Sarrasins, qu'on a scrupule à déposséder de leurs biens; se conjuguent, pour justifier ce refus, l'intérêt personnel, la peur de la fatigue et du danger, le regret de ce qu'on laisse derrière soi. Les gens ont perdu leur foi en la croisade comme entreprise de salut. Aussi, pour la justifier, se développe une forte activité de prédication qui rassemble arguments et exemples. Rutebeuf s'insère dans ce courant, et son action sera constante. Chacun de ses poèmes coïncide soit avec la mort d'un héros récemment tombé, soit avec un nouvel effort de la chrétienté.
Les Poèmes de la croisade constituent un ensemble de douze textes octosyllabiques ou décasyllabiques, appelés complaintes, dits, chanson, "disputoison" [débat].
I. "Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines" (écrite en 1255-1256): éloge d'un seigneur champenois, resté en Terre sainte après le départ de Saint Louis et qui sert Dieu tout en étant un brillant chevalier. II. "Complainte de Constantinople" (fin 1262): l'affaiblissement de la foi explique la chute de Constantinople et les menaces contre l'Orient chrétien; le roi ne songe qu'à favoriser les frères mendiants. III. "Chanson de Pouille" (1264-1265): il faut aller en Pouille pour faire son salut; Rutebeuf s'adresse aux jeunes gens, aux clercs et aux prélats, aux petits chevaliers et au comte de Blois. IV. "Le Dit de Pouille" (mi-1265): le roi de Sicile Charles d'Anjou a besoin de notre aide; mettons à profit notre courte vie pour gagner le paradis; appel au comte de Poitiers. V. "Complainte d'Outremer" (second semestre de 1265): Rutebeuf, invitant les grands à imiter leurs aïeux et à secourir la Terre sainte, exhorte le roi de France et le comte de Poitiers, les prélats, les clercs prébendés, les tournoyeurs, car de multiples ennemis menacent les Lieux saints. VI. "Complainte du comte Eudes de Nevers" (octobre-décembre 1266): plaintes sur la mort d'Eudes, parfait chevalier et croisé exemplaire, modèle pour son héritier Jean, et exhortations au roi de France et au comte de Poitiers, aux comtes de Blois et de Saint-Pol, au sire de Couci et aux chevaliers tournoyeurs. VII. "Le Voyage de Tunis" (second semestre de 1267): le paradis, qui se gagne par la souffrance, est à mériter sans tarder; éloge de ceux qui ont pris la croix, du roi de France et de sa famille, et invitation à suivre leur exemple, à servir Dieu sans perdre de temps, car la vie est courte. VIII. "Débat du croisé et du décroisé" (1268-1269): Rutebeuf rapporte la conversation de deux chevaliers, dont l'un, qui s'est croisé, veut convaincre son interlocuteur qui énumère les raisons de ne pas l'imiter, et qui brusquement se décide à prendre la croix. IX. "Complainte du roi de Navarre" (1271): après avoir retracé la carrière et exalté les vertus du défunt roi, Thibaut V de Champagne, Rutebeuf fait l'éloge de sa conduite pendant l'expédition de Tunis et s'adresse au roi Henri III de Navarre et à Érat de Valéry. X. "Complainte du comte de Poitiers" (second semestre de 1271): il faut souffrir pour l'amour de Dieu, à l'exemple du comte de Poitiers, bon administrateur, charitable et généreux, juge équitable, patient dans la maladie, noble compagnon de son frère; la mort de ce prince exemplaire a plongé dans la douleur les Toulousains et les Poitevins. XI. "Nouvelle Complainte d'Outremer" (1277): les discordes détournant de la croisade, il faut se rappeler que Dieu sera un juge redoutable au jour du grand jugement; c'est à quoi devraient songer les rois, les ducs et les comtes, les barons et les tournoyeurs, les écuyers, les prélats et les clercs, les chevaliers et les bourgeois. Le maître du Temple peut voir comme on a peu de zèle à imiter les Godefroy, Tancrède et Bohémond, alors que le paradis ne se gagne pas sans peine, témoin les martyres de saint Paul, de saint Pierre et de saint André. XII. "De Monseigneur Anseau de L'Isle" (entre 1252 et 1260): déploration de la perte d'Ancel III de L'Isle et attaques contre la Fortune et la Mort.
Rutebeuf se situe lui-même dans l'ensemble de la prédication pontificale en faveur de la croisade, il parle comme un prédicateur, reprenant les thèmes traditionnels: Jérusalem est la terre de Promission et de Salvation; il faut défendre les chrétiens d'Orient et, partant, le Christ; les hommes doivent respecter les clauses du marché, c'est-à-dire récompenser le Christ qui les a sauvés, et ainsi gagner le paradis par ce moyen exceptionnel qu'est la croisade; il faut, dans l'unité et la paix, dans la communion nécessaire entre les membres d'un même corps, être digne du Christ et renoncer à tout pour le suivre par un effort difficile et soutenu, fait de sacrifices et de souffrances à l'exemple des premiers martyrs.
La croisade, pour Rutebeuf, permet le renouvellement de la chevalerie. Il évoque d'illustres modèles - Thibaut de Champagne, Geoffroy de Sergines, Eudes de Nevers, Alphonse de Poitiers - qui ont rassemblé en eux les qualités du guerrier, du vassal et du chrétien. Le chevalier qui a "valor de cors et bonté d'ame" est un soldat dur pour ses ennemis, ne connaissant d'autre but que la victoire armée, se révélant au milieu de ses hommes dont il est l'étendard: le courage est le fondement de la chevalerie. Mais il ne combat pas pour lui-même: il sert son Dieu, son roi, ses compagnons. Il est libéral par courtoisie et par charité chrétienne, sans écraser personne, sans redouter la dépense. Généreux, il sait choisir de bons compagnons, décelant et écartant les hypocrites. Chrétien sincère, il a la patience et la foi en Dieu. Le Christ donne la victoire à qui aura pratiqué les trois vertus cardinales: la foi, l'espérance et la charité. + travers les poèmes de la croisade, se définit une nouvelle forme de la "prodomie".
Dans ce prêche apparaissent les hantises du poète et de son temps, les inquiétudes de la chrétienté, l'angoisse devant l'approche de la mort. Il faudra rendre des comptes. Le Jugement dernier devient un leitmotiv. Le Christ juge sera le Christ souffrant, crucifié, "braz estendu de son sanc tains" qui inspirera la pitié mais aussi le respect et la crainte. En ce jour de colère trembleront les puissants, et même les archanges. La peine sera lourde. De là une description antithétique du Paradis, lumière et joie, tout éclatant des feux des pierres précieuses, et de l'Enfer, prison où seront précipités les orgueilleux, les paresseux et les couards, puits profond ou haute tour, lieu de la souffrance infinie et de l'ennui, dans le grouillement répugnant des démons s'agitant au milieu des flammes. Aussi faut-il craindre la mort qui s'avance inexorablement: nous n'avons pas de lendemain; la vie n'est qu'une brève période accordée à l'homme. Il faut donc profiter de sa jeunesse pour faire le bien. Déloyale, "deputaire", la Mort, bête sauvage qui mord et dévore, ou guerrier armé d'une massue, frappe tous les hommes.
Sombres et angoissés, les poèmes de Rutebeuf lancent un appel pressant à la croisade et à l'action, avant que la mort ne précipite dans les tortures de l'Enfer ceux qui auront négligé de faire leur salut par le service de Dieu: "N'attendez pas tant que vous emble [dérobe]/ La mors l'ame, por Dieu, seignor!"
Pauvre Ruteboeuf interprété par Daniel Plasschaert
Commentaires
Merci pour cette lecture oubliée
Arlette