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« Le spleen de Paris » est un recueil de poèmes en prose de Charles Baudelaire (1821-1867), publié dans le tome IV des Oeuvres complètes à Paris chez Michel Lévy frères en 1869. De nombreux poèmes avaient, à partir de 1855, paru dans diverses revues, notamment dans la Presse en août et septembre 1862. Au fil des publications de ses poèmes en prose, Baudelaire a hésité entre plusieurs titres: Poèmes nocturnes, la Lueur et la Fumée, le Promeneur solitaire, le Rôdeur parisien. C'est sous le titre de Petits Poèmes en prose que paraissent les vingt pièces publiées dans la Presse en 1862. Ce titre est toutefois trop peu attesté pour que l'on puisse le considérer comme reflétant l'intention définitive du poète: Baudelaire, durant les dernières années de sa vie, utilisait en effet l'expression le Spleen de Paris pour désigner son recueil, et la plupart des éditeurs ont conservé ce dernier titre.

 

Dans le Spleen de Paris, Baudelaire expérimente un genre nouveau, inauguré peu auparavant par Aloysius Bertrand: "C'est en feuilletant pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand [...] que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque" ("A Arsène Houssaye", dédicace du recueil). Les poèmes en prose de Baudelaire, différents dans leur inspiration et leur facture de ceux de son devancier, imposent le genre, lequel deviendra particulièrement florissant dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du siècle suivant.

 

Le Spleen de Paris contient cinquante textes que Baudelaire n'a pas eu la volonté ou le temps de rassembler et d'organiser en diverses parties. Ses notes contiennent des projets de regroupements mais la dédicace "A Arsène Houssaye" fait de la libre ordonnance des poèmes un principe esthétique: "Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [...] Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part." Discontinuité, liberté et diversité caractérisent le recueil. Le ton et l'atmosphère sont variés, depuis l'agressivité: "la Femme sauvage et la Petite Maîtresse", "Assommons les pauvres!", et le sarcasme: "Un plaisant", "le Chien et le Flacon", "le Galant tireur ", jusqu'au pathétique: "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque"; ces différents aspects peuvent d'ailleurs cohabiter dans un même poème comme "les Yeux des pauvres". La plupart des pièces sont narratives, et certaines s'apparentent même à des contes: "Une mort héroïque", "la Corde", ou à des fables sataniques: "les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire", "le Joueur généreux", alors que d'autres, qui se terminent parfois par une moralité: "la Fausse Monnaie", tiennent plutôt de l'exemplum médiéval: "les Dons des fées", "les Vocations". Les thèmes sont eux aussi variés mais quelques-uns dominent: le destin et le pouvoir du poète dans "le Confiteor de l'artiste", "la Chambre double", "le Fou et la Vénus", "les Foules", "Enivrez-vous", "les Fenêtres"; les exclus, tous ces êtres déshérités ou bizarres qui éveillent la compassion dans "le Désespoir de la vieille", "les Veuves", "le Vieux Saltimbanque", "le Gâteau", "Mademoiselle Bistouri"; le désir d'évasion dans "l'Étranger", "l'Invitation au voyage", "les Projets", "Déjà", "Any where out of the world"; la femme enfin, à la fois mystérieuse et dérisoire, fascinante et haïe dans "la Femme sauvage et la Petite-Maîtresse", "Un hémisphère dans une chevelure", "la Belle Dorothée", "le Galant tireur".

 

Ce recueil en prose s'inscrit dans la continuité de l'oeuvre en vers: "En somme, c'est encore les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail et de raillerie", écrivait Baudelaire à J. Troublat le 19 février 1866. Certaines pièces du Spleen de Paris peuvent même apparaître comme des doublets de poèmes des Fleurs du mal (l'exemple le plus frappant est celui de "l'Invitation au voyage", dans les deux ouvrages). L'expression "le Spleen de Paris" souligne cette filiation puisque le terme "spleen" sert de titre à la première section des Fleurs du mal, elle-même intitulée "Spleen et Idéal". L'ennui, l'angoisse, le sens aigu et douloureux du néant de toute chose, demeurent au centre de l'expérience baudelairienne. L'idéal est ailleurs, rêvé, entrevu, toujours inaccessible à l'homme prisonnier de la réalité mesquine et décevante. Perceptible pour le poète en quelques instants privilégiés, il fait de l'univers un spectacle réversible dont "la Chambre double" offre l'image symbolique. Dans ce poème en effet, la même chambre est d'abord décrite comme un lieu merveilleux - "chambre véritablement spirituelle", "chambre paradisiaque" - avant d'être rendue à sa dimension réelle de sordide "séjour de l'éternel ennui". La contemplation de la nature n'échappe pas à cette fatale réversibilité: "Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer! [...] / Et maintenant la profondeur du ciel me consterne; sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau?" ("le Confiteor de l'artiste"). Ce pouvoir visionnaire mêlé à une extrême lucidité fonde l'intolérable frustration du poète et sa misanthropie souvent cruelle, le choix du mal n'étant que l'envers d'un désespoir. Ainsi, alors que dans maints poèmes du Spleen de Paris le poète fraternise avec les déshérités, il fait preuve, dans "le Mauvais Vitrier", d'"une haine aussi soudaine que despotique" à l'égard d'un "pauvre homme": il détruit méchamment la marchandise d'un vitrier ambulant parce que celui-ci ne possède que des "verres de couleur", c'est-à-dire des "vitres qui [font] voir la vie en beau".

 

Le titre le Spleen de Paris met en outre l'accent sur la dimension urbaine de l'entreprise poétique, explicitée dès la Dédicace: "C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant" (celui de la "prose poétique"). Paris ne constitue pas toutefois le décor de tous les poèmes du recueil: "le Gâteau" a par exemple pour cadre les Pyrénées, "le Joujou du pauvre", la campagne, et "la Belle Dorothée", les îles Mascareignes. En réalité, le monde urbain est moins affaire de décor que de regard. Dans une étude sur Constantin Guys intitulée le Peintre de la vie moderne (1863), Baudelaire lie la notion de modernité au phénomène de la grande ville. La sensibilité du poète moderne, sa saisie du monde, son spleen sont pour ainsi dire formés par l'expérience urbaine.

 

Cette dernière enseigne les injustices et la misère dont le poète se fait le porte-parole: "Je chante les chiens calamiteux [...] les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un oeil fraternel" ("les Bons Chiens"). Le poète moderne dit la marge et l'exclusion. La ville, sorte de concentré de toute l'humanité, est un révélateur privilégié; mais la misère et les barrières sociales sont partout: aussi bien à la campagne, comme en témoigne "le Joujou du pauvre", avec cette grille symbolique qui sépare l'enfant riche et l'enfant pauvre, "un de ces marmots-parias".

 

La ville est aussi une école de solitude et de vanité. L'égoïsme, l'illusion, l'apparence, la fatuité y gouvernent les rapports humains, d'où le ton railleur et cynique de nombreux textes. La poésie permet à peine d'échapper à cet engrenage pervers: "Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise!" ("A une heure du matin").

 

Infernal, le monde urbain est également fascinant dans la mesure où y règnent le hasard et la diversité. Il offre au poète, disponible, vigilant, qui "jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui", une inépuisable matière: "Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. [...] Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente" ("les Foules"). Le choix du poème en prose répond à la volonté de trouver une écriture adéquate à l'intériorisation de ce fourmillement qui caractérise la métropole: "Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?" (Dédicace). Plus libre et immédiate que le vers, la prose se prête mieux à l'évocation du monde moderne: "J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante" ("les Bons Chiens"); un monde multiple, changeant, voire hétéroclite. Genre aux lois peu rigoureuses et contraignantes, le poème en prose offre à l'écriture une spontanéité en accord avec cette posture de "promeneur" ou de "rôdeur" qu'adopte le poète du Spleen de Paris.

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