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Le prix de la liberté.

Le prix de la liberté

 

Sa mère et Alexis avaient fui la Hongrie communiste en 1956, il n’était encore qu’un enfant de dix ans à peine. Son père, Peter Ferdman, professeur de philosophie, avait été arrêté pour ce qu’ils avaient nommé, au Parti, déviationnisme. C’était le mot à la mode durant ces années là. Par la suite, sa mère apprit que le juge qui l’avait condamné à trois ans de rééducation, c’était peu somme toute, était juif lui aussi.

Lorsqu’elle reçut officiellement l’asile en Belgique, un permis de travail et des papiers d’identité, elle se nommait Fermant et non Ferdman. Sur les formulaires, c’est de cette manière qu’elle avait orthographié son nom. Elle avait le sentiment qu’un nom à consonance juive était comme une étoile qu’elle se mettrait elle même sur la poitrine.

Son mari avait choisi d’être communiste avant même que la guerre ne se soit achevée. C’était sa façon à lui de lutter pour un monde où on ne distinguerait plus les juifs de ceux qui ne l’étaient pas. Et parce que les hommes ont besoin d’une communauté spirituelle, le communisme à y bien réfléchir en était une lui aussi, et de permettre aux hommes d’adhérer à celle qu’ils souhaitaient.

Alexis était un garçon travailleur. En bon élève, il n’abandonnait ses devoirs que lorsqu’ils étaient achevés et ses leçons que lorsqu’elles étaient parfaitement apprises. Au sortir des études secondaires il était prêt à entamer brillamment des études universitaires et de devenir le meilleur de sa promotion. C’était son ambition et celle de sa mère.

 

Son père n’était jamais revenu. L’aura de ce père broyé pour ce que des journaux appelaient des convictions politiques et que d’autres au contraire dépeignaient comme des trahisons, rejaillissait sur Alexis.

Ses études de médecine, il les avait entamées et poursuivies pour obéir à sa mère. Elle pensait que, en tant que médecin, il serait réellement indépendant, que son savoir-faire suffirait à le faire vivre sans être attaché à un endroit précis, qu’il serait toujours prêt à partir une valise à la main et que de plus il serait utile à d’autres humains. Etre utile à d’autres, elle pensait que c’était nécessaire pour vivre.

Dès qu’il eut prêté serment, ce ne fût pas trop long parce qu’il avait choisi d’être généraliste, sa mère dit que c’était le plus beau jour de sa vie. Lui se chercha un emploi où on maniait l’argent comme une marchandise.

- Si tu veux gagner de l’argent ne fais pas commerce de marchandises, il y en a toujours une partie qui se dépréciera, fais commerce d’argent.

Son premier emploi, ce fût chez un agent de change qui lui apprit à échanger des devises, à reconnaitre des monnaies rares, et de disposer même de celles qui n’étaient autorisés que dans leur pays d’origine.

Un an plus tard, il avait vingt-quatre ans, il épousait Alice. Elle n’est pas juive, avait dit sa mère, j’espère que tu ne le regretteras pas.

- Je ne suis pas juif non plus, maman. En tout cas, je ne veux pas l’être. Je ne vois pas la différence. Alice est chrétienne comme moi je suis juif mais comme moi, elle ne croit pas en Dieu. Et nos enfants ne seront ni l’un ni l’autre, uniquement des garçons ou des filles.

Ils formaient un beau couple, tous les deux. Sur l’une des photos prises lors de leur mariage il tenait Alice à bout de bras comme un trophée, et Alice avait la bouche ouverte photographiée en plein fou rire.

Cela n’avait pas été ce qu’on appelle un grand mariage. Une vingtaine d’amis avaient été invités, quelques jeunes gens et l’employeur d’Alexis. La maman d’Alexis assise à un bout de la table paraissait intimidée. Les parents d’Alice par contre étaient joviaux,

- C’est le plus beau jour de notre vie, enfin peut être que le plus beau a été celui de la naissance d’Alice.

Le père d’Alice bégayait un peu. Il avait les joues rouges et le regard troublé par la boisson. On ne marie pas sa fille tous les jours, avait-il répété.

- Désormais, tu es mon fils, Alexis. Et que tu sois juif, ça m’est complètement indifférent. Nous sommes tous frères. Enfin, toi tu n’es pas mon frère, tu es mon fils.

Il avait serré Alexis dans ses bras.

Vint ans après le génocide des juifs en Europe, Israël, ce minuscule Etat de misérables survivants, était la victime d’une coalition d’Etats arabes qui voulait les rejeter à la mer.

C’est Alice qui m’a raconté ce que fut leur vie de couple à cette époque et qui m’a dépeint la transformation mentale d’Alexis.

- Ils ne nous pardonneront pas d’être juifs.

Il avait fait un don à une organisation qui recueillait des fonds pour soutenir l’effort d’Israël. C’était une petite structure créée pour l’occasion. La secrétaire, une jeune bénévole, lui demanda d’en être le trésorier. N’était-il pas agent de change.

- Tu sais, nous, les questions d’argent, ce n’est pas notre fort.

Elle s’appelait Rachel. Elle avait des cheveux noirs bouclés, le teint mat, le nez légèrement busqué, somme toute le profil parfait des filles de Sion. C’est elle qui le disait en riant.

- C’est ma mère qui est juive. Mon père est le descendant d’une famille catholique où on allait à la messe le dimanche. Il a fait ses études secondaires chez les Jésuites puis, Dieu sait pourquoi, le doute l’a saisi.

Avec Rachel, la plupart des conversations finissaient par des rires. Elle faisait les choses sérieusement mais sans y mettre de la gravité.

-Tu comprends, Israël, c’est notre dignité retrouvée. Un jour, j’irai vivre en Israël. Mais ma mère veut que je termine mes études.

- Tu es pratiquante ?

- Je ne vois pas le rapport. Et toi ?

Elle était devenue sa maîtresse un peu plus tard. La guerre s’était terminée, et ils avaient fêté la victoire ensemble. Il ne voulait pas penser à Alice.

Il ne savait pas pourquoi il était tombé amoureux de Rachel. Tombé était le mot juste d’après lui. C’était comme durant ses rêves d’enfant lorsqu’il tombait dans un abyme sans fin incapable de se retenir aux parois.

Avec Rachel il participa aux activités d’un cercle de jeunes gens qui rêvaient de « monter en Israël » après qu’ils auraient achevé leurs études supérieures. Dans les kibboutz, ils travailleraient de leurs mains avec de plus leur savoir. Ingénieurs, agronomes, biologistes, architectes, ils seraient plus utiles à leur future patrie que de simples paysans. Les temps n’étaient plus ceux des fondateurs même s’ils étaient toujours ceux des guerriers. Ils discutaient avec la conviction de ceux qui n’ont d’autre issue que la victoire ou la mort.

A chaque fois qu’ils se réunissaient pour parler d’Israël, c’était un affront qu’ils lavaient. Ils s’étaient posé la question avec beaucoup de sérieux, elle figurait à l’ordre du jour de la réunion de ce soir-là : fallait-il baptiser leur cercle du nom de« Massada » ? Faute d’unanimité, ils reportèrent la question à une prochaine réunion.

Alice éprouvait une sorte d’angoisse. Alexis se montrait toujours aussi prévenant mais on eut dit qu’il se conformait à un devoir.

C’était la fin de l’été. L’air était chaud et humide. Dans leur chambre, Rachel et Alexis avaient ôté leurs vêtements. C’est à moitié nue, et Alexis en slip, que Rachel lui annonça qu’elle allait poursuivre ses études aux Etats-Unis.

- Aux Etats-Unis ?  Mais moi ?

Elle s’efforçait de dégrafer son soutien-gorge.

- C’est mon père qui le veut. Il ne comprend pas que mon amant soit un homme marié. Et juif, par-dessus le marché.

- Juif ?

- Il dit que je le regretterai tôt ou tard. Avec un juif, je nous fais tous revenir aux temps où un chrétien épouse un chrétien, un juif épouse un juif. Ce communautarisme étroit, il l’a rejeté en épousant ma mère, et moi je fais de la ségrégation, dit-il.

C’était une scène burlesque. Parce qu’il avait voulu être comme tout le monde, il avait épousé une fille dont  peu lui avait importé qu’elle ne soit pas juive. Malheureusement s’il était devenu amoureux de Rachel, c’est parce qu’elle était juive précisément. Le père d’Alice qui n’était pas juif lui avait donné sa fille bien qu’Alexis fût juif. En revanche le père de Rachel dont l’épouse était juive lui refusait la sienne parce qu’Alexis était juif.

- Qu’est-ce que tu fais.

Alexis remettait son pantalon.

Pendant qu’elle avait mit son visage sous les draps, surprise par sa véhémence, il referma la porte du studio.

Plus tard, j’ai appris d’Alice qu’il était revenu chez eux durant quelques jours, sombre, parlant à peine. Puis sa mère à qui j’avais rendu visite, m’avait dit qu’Alexis était passé la voir pour lui dire qu’il partait pour Israël. Il avait laissé pousser sa barbe et ses vêtements étaient gris. Elle ne savait pas où je pourrais le toucher, il n’avait pas laissé d’adresse et elle était inquiète.

J’avais du m’absenter durant six mois. A mon retour, la mère d’Alexis me dit qu’un Israélien  était venu lui remettre des photos d’Alexis. Il était dans un kibboutz agricole situé à proximité de la frontière égyptienne.

- Pourquoi, ne me donne-t-il pas de nouvelles ? Il va bien, au moins.

- Je l’ignore, Madame. Je suppose que oui.

Elle répéta comme si cela justifiait les choses.

- Je suis sa mère, je suis sa mère.

Peut-être est-ce parce que j’avais envie de revoir Alexis ? Peut-être que l’incroyant que j’étais voulait-il  mettre ses pas dans ceux du Christ ? J’ai pris la décision de visiter Israël. Sur une des photos reçues par sa mère, il avait écrit le nom de son kibboutz.

C’est un vendredi que j’ai atterri à Tel-Aviv. Je me suis rendu à l’hôtel que j’avais réservé par téléphone puis chez un loueur de voitures. Le lendemain, samedi, je n’aurais pas d’autre moyen de locomotion. A l’époque les interdits religieux étaient encore puissants.

Tel-Aviv ressemblait à la plupart des grandes métropoles. L’animation y était considérable. Le boulevard Rothschild était semblable à tous les grands boulevards sinon que la foule ne ressemblait à aucune des foules qui arpentent généralement les grands boulevards.

Des jeunes gens en chemise à manches courtes ou en uniforme constituaient le plus gros de ceux qui déambulaient la veille du shabbat. Il faisait encore très chaud, c’était la fin d’une journée accablante. Les bus se suivaient à cadence rapide, bientôt ils allaient rentrer au garage pour ne plus en sortir avant dimanche.

A l’hôtel, on m’indiqua la route à suivre pour atteindre le Kibboutz qui était celui d’Alexis. Il se situait dans le Néguev. J’aurais à parcourir une distance de près de cent kilomètres.

- Ne vous inquiétez pas, vous ne risquez pas d’avoir beaucoup de trafic sur les routes. Vous verrez, ce kibboutz près de la frontière, c’est un peu les yeux d’Israël. Vous êtes juif ?

Le lendemain matin je me suis mis en route.

J’avais loué une Volkswagen et je roulais fenêtres ouvertes. Ma chemise était humide. La chaleur était pesante, il y avait peu de végétation mais le paysage était superbe. J’avais le sentiment qu’il ne s’était pas beaucoup modifié en l’espace de deux millénaires.

Le Kibboutz était pratiquement sur la frontière à une vingtaine de kilomètres d’Ashdod. Je me suis arrêté devant le bâtiment le plus imposant pour me renseigner. A l’intérieur, un responsable du kibboutz qui parlait français me dit où je trouverais Alexis.

- Je ne savais pas que son nom était Fermant. Il est inscrit sous celui de Ferdman. Il est très malade.

C’était une sorte de cabane de béton pourvue d’une fenêtre et d’une meurtrière, meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise. Alexis était allongé sur le lit, torse nu, la tête tournée vers moi. Il souriait de ce sourire marqué par la dérision qu’il affichait autrefois quand il me posait des questions sur ce qu’il était aux yeux des autres et que je lui reprochais de se masturber l’intellect.

- Ca va ?

- C’est à toi qu’il faut poser la question. Pourquoi ne donnes-tu pas de tes nouvelles ? eigel.

- Tu sais que je n’ai jamais su à quoi ressemblait mon père. Il était jeune quand il est parti. Je lui ressemble ou c’est lui qui me ressemblait ?

- Alexis !

Il a tourné le visage vers le plafond. Il ne m’écoutait plus. Au bout d’un moment je suis sorti, j’ai repris la voiture et je suis parti. Sur le seuil du bâtiment central, le responsable du kibboutz m’a salué de la main.

J’ai appris la mort d’Alexis par une lettre du responsable du Kibboutz à qui j’avais laissé mes coordonnées. C’était une enveloppe de papier kraft. Il y avait joint le portefeuille d’Alexis, quelques billets de banque, une photo d’Alice prise le jour de leur mariage, et une reproduction du dessin de Léonard de Vinci représentant les proportions de l’homme.

 

 

 

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