Il s'agit d'un traité de Christine de Pisan ou Pizan (vers 1364-vers 1431), composé en 1405.
Écrit au lendemain du débat sur le Roman de la Rose, au cours duquel Christine prenait parti contre Jean de Meung, le Livre de la Cité des dames obéit au double modèle de la Cité de Dieu de saint Augustin et des ouvrages historiques ou dévots qui exaltent des figures et des hauts faits du passé (les Miracles de Notre-Dame, la Légende dorée, Faits des Romains), surtout le De mulieribus claris et le Décaméron de Boccace auquel elle se réfère plusieurs fois.
Choquée et peinée par les discours misogynes qui fusent de tous côtés, dont le dernier en date, les Lamentations de Matheolus, lui semble particulièrement odieux, Christine bâtit sa cité idéale comme une place forte destinée à protéger les femmes méritantes d'injustes attaques et à combattre l'ignorance qui sous-tend de tels propos. Comme dans d'autres ouvrages, elle met sa fiction sous le signe de l'allégorie et la situe dans le cadre d'une vision, établissant de la sorte entre la réalité et le monument littéraire qu'elle érige, un lien symbolique propre à la révélation de vérités essentielles. Son traité se veut ainsi moins polémique que didactique et moral.
Christine à son pupitre se sent découragée par le mépris des lettrés envers les femmes. Elle maudit sa nature féminine, lorsque, dans une grande clarté, lui apparaissent trois dames de noble maintien: ce sont Raison, Droiture et Justice qui lui reprochent son abattement et l'engagent avec leur aide à bâtir une cité pour les «femmes illustres de bonne renommée»: avec sa plume, Christine dressera une citadelle plus résistante que les cités terrestres. En discutant sur les intentions des penseurs antiques puis sur les vices attribués aux femmes, elle jette les fondations puis place les pierres les unes sur les autres, c'est-à-dire accumule les portraits de femmes remarquables. L'ouvrage comprend trois parties, chacune dominée par une des figures allégoriques. La première traite avec Raison des femmes et de la politique, passant en revue reines, guerrières et chefs d'État, évoquant des femmes savantes et celles qui furent à l'origine d'inventions: l'écriture syllabique, le tissage, l'éloquence. Raison conclut à l'égalité des sexes devant Dieu. Droiture prend ensuite la parole pour bâtir les édifices de la ville: ils seront faits des prophétesses, des épouses fidèles et vertueuses, des femmes qui sauvèrent leurs pays... Droiture réfute, preuves à l'appui, les accusations portées contre les épouses, contre la lâcheté et la pusillanimité des femmes, leur prétendue infidélité ou leur excessive coquetterie. Christine s'adresse à toutes femmes mortes et vivantes et aux princesses. Justice alors s'avance pour introduire la première entre toutes: la Vierge Marie. Suivent de nombreuses saintes femmes et martyres. Christine accueille avec joie les dames, leur demandant de rester vertueuses et dignes de leur cité, fermes face aux discours séducteurs et perfides des hommes.
Christine trouvera les matériaux de sa cité au «champ des lettres», où il lui faudra creuser avec «la pioche de son intelligence», maçonner avec «la truelle de sa plume». C'est précisément la nature purement verbale de l'édifice qui le rend invincible et éternel: Christine proclame ainsi sa foi _ humaniste _ en la force du discours et de la culture. Métaphore explicite de l'écriture, son ouvrage se meut tout entier dans l'univers des livres: issu de ses réactions de lectrice, il est sa réponse à d'autres livres, ceux qui l'enserrent dans son cabinet de travail comme elle le rappelle dans son prologue: «Selon mon habitude [...] j'étais un jour assise dans mon étude, tout entourée de livres traitant des sujets les plus divers.» Christine met ainsi en scène sa propre figure d'écrivain(e) et parle de son rapport à la création comme d'un travail de construction dont la mémoire littéraire constitue la pulsion première et le coeur: «C'était une fontaine qui sourdait: un grand nombre d'auteurs me remontaient en mémoire.»
Désireuse de donner aux femmes la mémoire de leur propre histoire, Christine convoque tous les discours _ allégorique, mythique, historique _, rassemblant dans l'espace de sa cité déesses païennes et saintes martyres, princesses légendaires et historiques, antiques et modernes, voire contemporaines: Isabeau de Bavière, Jeanne de Berry, Valentine Visconti. C'est, en effet, en effaçant les particularités des lieux et des époques, en gommant la distance historique ou légendaire, en ignorant délibérément les zones d'ombre, qu'elle va droit à l'essentiel, transcende l'anecdote, et atteint l'universel et l'éternel. Son histoire des femmes est surtout un monument à leur gloire. Son style répond à son projet. Ne gardant que les éléments principaux des récits qu'elle compile, ne s'attachant qu'aux traits pertinents qui servent son idée, elle rédige une suite de panégyriques et de portraits idéaux. Elle trace des épures où l'évolution du personnage, les événements disparaissent au profit de caractères moraux, stables et figés. Chaque femme devient le modèle de telle ou telle vertu: ainsi la figure de Sémiramis _ qui constitue la première pierre _, reine de Babylone, pourtant incestueuse, acquiert une cohérence et une noblesse sans défaut. Christine refuse toute description inutile, tout détail pittoresque qui disperserait l'attention, nuirait à l'unité du portrait et à son exemplarité. Seules les discussions qu'elle a avec ses protectrices aèrent l'exposé, soulèvent des interrogations aussitôt réduites par une argumentation sans réplique.
Au-delà d'accents étonnamment modernes (affirmation de l'intelligence des filles et de leur droit à l'instruction, dénonciation du viol, scandale des mariages mal assortis...), Christine achoppe sur l'impossibilité de dépasser le modèle masculin. Pour s'en sortir les femmes doivent se viriliser! Ne changea-t-on pas le nom de la reine de Carthage Elissa «pour l'appeler Didon, l'équivalent du latin virago, c'est-à-dire "celle qui a le courage et la résolution d'un homme"?» Aussi les murs d'enceinte sont-ils faits des reines guerrières, veuves (thème récurrent chez l'auteur en rapport avec sa situation), ou sans hommes comme les Amazones. État ou choix toujours pleinement justifié, qui métamorphose la femme en homme (voir la Mutation de Fortune).
Mais plus profondément _ et en cela sa plume est plus audacieuse et polémique qu'il ne paraît _, Christine opère un retournement du discours clérical: sans la femme, sous son double visage d'Eve et de Marie, l'Homme n'aurait pas accédé au royaume de Dieu, car «jamais l'humanité n'aurait été réunie à la divinité si Eve n'avait pas péché». La femme prend donc rang parmi les interlocuteurs privilégiés de Dieu et de longues pages sont consacrées aux sibylles «qui connaissent la pensée de Dieu». Mère de l'humanité, elle est alors naturellement à l'origine des inventions essentielles qui ont permis l'essor de la civilisation: l'alphabet, l'agriculture, le tissage.... Voulue par Dieu, l'excellence des femmes sert à sa gloire. Aussi leurs calomniateurs s'opposent-ils à la volonté et au message divins... Mais aussi, dans cette cité, érigée sur les figures païennes, pénètre en maîtresse la Vierge Marie suivie des saintes femmes, car tel est le modèle ultime que Christine propose à ses soeurs et qui annonce le ton du Livre des Trois Vertus: vivre selon les préceptes de la morale et de l'Évangile, voilà la clé de la force des femmes.
Quelques mois plus tard, Christine reçoit une nouvelle visite des trois allégories qui lui demandent de compléter sa Cité par un Trésor, c'est-à-dire un traité d'éducation et de savoir-vivre, véritable guide de morale et de prudence mondaine, à l'usage des femmes désireuses de «pénétrer dans la cité» et à celui des «rebelles». Rempli de conseils pratiques et de préceptes moraux, ce Livre des Trois Vertus s'adresse directement aux femmes et passe en revue les différents «estats», des princesses aux femmes les plus humbles et même aux prostituées invitées à réformer leur vie.
Commentaires
Quelle féministe avant la lettre!
Cette auteure me passionne.
Grâce à vous je m'en vais à sa découverte.
Merci