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L'Auberge - Extrait - Vergaelen Michel

Une foule attendait l’arrivée du train sur la voie 9. Je m’y insérai sans que quiconque ne parût s’en rendre compte. J’observai les acteurs de cette attente, pressé par le besoin d’interpréter les mimiques dégagées par leurs visages. La plupart ne laisse aucun sentiment apparaître, les regards dirigés vers le quai adjacent. Ils semblent faire le même rêve.

Mes yeux furent soudain attirés par un mouvement qui rompit la monotonie de ce spectacle silencieux.

Une grosse dame fendait la foule en s’approchant de moi, l’air grave et décidé. Les cheveux gris en bataille
semblaient n’avoir jamais été alignés au travers des dents de peigne. Une paire de grosses et affreuses lunettes couvrait la moitié de la superficie de son visage plat, presque inhumain. Ses yeux grossis par les gros verres tournaient dans un mouvement perpétuel. Son gros manteau de chasseur en loden était couvert de poils probablement de chien clair en mue.

Elle tenait, dans la main gauche un gros marteau de carrossier en caoutchouc noir. L’autre main, était fermée sur un burin trempé à l’huile d’olive et travaillé par un forgeron suédois installé dans les Ardennes Belges. Cet outil lui avait certainement été offert par ce dernier pour la remercier de lui avoir indiqué la route de sortie d’une cité de logements sociaux dans laquelle on se perd facilement dans le Borinage.

La grosse dame avait une tête à s’appeler Charline. Elle marchait d’un pas arraché vers la place qu’elle voulait occuper sur le quai pour y attendre paisiblement l’arrivée du train.

Le spectacle commençait à devenir intéressant. Parmi les figurants qui entouraient Charline, étaient des personnes qui se singularisaient par des variantes remarquables pour un œil observateur.

L’un regardait ses pieds tandis que son voisin observait les aller et venues d’un pigeon qui remuait l’air avec la tête. Un grand barbu s’adressait à une jeune femme qui faisait mine de l’écouter attentivement. Une jeune fille se balançait au rythme de la musique que diffusait les petits écouteurs insérés dans ses petites oreilles. Ses pieds battaient le quai en émettant un bruit qui ostensiblement dérangeait le vieil homme posté en face d’elle.

Dans un crissement de freins épouvantable couvrant le bruit des roues qui, pourtant, martelaient les joints des rails, le train entra en gare. Dès qu’il se fut arrêté, le chef de train ouvrit les portes et siffla immédiatement le rassemblement. Tous les voyageurs choisirent une file face aux portes, selon la couleur du journal qu’ils tenaient en main. La couleur du canard déterminait la tendance de la pensée du voyageur. Le tri permettait d’éviter les risques d’animosité des uns contre les autres. Il s’agissait d’une mesure de sécurité qui avait été prise par les autorités à la suite de la catastrophe de Louvain qui avait été causée par un combat de lecteurs libéraux contre les socialistes dont le bilan avait été de trente et un tués du côté libéral, les rouges ayant été plus combatifs.

Je tentais de choisir une file lorsque, soudain, je me rendis compte de mon erreur : j’avais oublié d’acheter un journal. Il m’était donc impossible de prendre place dans le train !

Comme le temps me manquait pour me rendre à la librairie de la gare et prendre une place dans une file, je décidai de prendre le train suivant.

Je m’achetai deux journaux, un rouge et un bleu, cela me permettait dès lors de choisir la file la plus courte pour m’asseoir plus confortablement. En ce temps-là, seules ces deux couleurs idéologiques étaient reconnues par le Ministère des Libertés Encadrées et, donc, disponibles dans les kiosques publics.

Le train suivant arriva sur le même quai et avec autant de bruit que le précédent. De manière identique, le chef de train siffla le regroupement par files de couleurs devant leurs portes respectives. Suite aux opportunités qui se présentaient alors, je me plaçai dans une file rouge, le journal correspondant à la main, l’autre replié dans la poche de mon blaser, en réserve pour un besoin éventuel lors du retour.

Les files furent prêtes pour l’embarquement dès que le chef de train en eut opéré l’inspection habituelle pour s’assurer que la couleur du journal de chacun correspondait avec la couleur de la porte choisie.

Tout semblait être en ordre. Le chef signifia l’autorisation en sifflant longuement comme le prévoit la procédure. Chacun entra en silence.

J’étais content d’avoir pu prendre place. Je ne pouvais que me sentir bien. À la maison, je vivais dans la solitude. Il m’arrivait de croire que je n’appartenais pas à ce monde. Je jouais un spectacle devant un groupe de personnes qui m’étaient invisibles. Du lever au coucher, j’improvisais magistralement le rôle qui m’était attribué par moi-même, l’auteur. Ci et là, j’interpellais des figurants de passage qui me donnaient la réplique sans que le sens n’en fût altéré.

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