La rue Van Helmont se trouve à proximité de la place Rouppe mais il est difficile d’y parvenir! Ce n’est pas tant la distance ou les difficultés ou les mystères de la rue qui font obstacles mais l’appréhension qui vous saisit avant de déboucher sur la place. Vous parcourez une rue étroite et soudain vous débouchez en pleine lumière sur une immense surface couverte de deux terre-pleins de verdure.
Derrière la place, une avenue large comme plusieurs fois la rue Van Helmont conduit vers une autre place qui, elle, se trouve devant la gare. Une place immense cette fois, entourée de cafés aux noms bizarres, Le Laboureur, la Ville de Rome, Les Amis Comiques, dans lesquels un grand nombre d’hommes jouent aux cartes. Place Rouppe, il n’a que deux cafés. On n’y joue pas aux cartes, on y joue au jacquet.
Le 11 de la rue Van Helmont se trouvait au début de la rue. C’est important de le dire parce qu’en face, à dix mètres peut-être, pas beaucoup plus en tout cas, se trouvait un magasin dans lequel on pouvait acheter des bonbons à la pièce. Les rouleaux de diable y étaient particulièrement demandés sauf par certains d’entre nous qui trouvaient que ce n’était pas beau de tirer dessus, les lèvres ouvertes par l’effort sur des dents déjà noircies. Mais ce sont les mêmes qui sur leur tablier nouaient leur écharpe sur le devant pour paraître plus âgés alors que la plupart des autres la nouaient dans le dos.
Des camarades plus délurés ou plus aventureux nous racontaient qu’au delà de ce que nous pouvions voir, il y avait de nombreuses rues qui ne se nommaient pas Van Helmont. Ce devait être vrai. Déjà l’école où je me rendais tous les jours se nommait rue des Six-Jetons. Néanmoins, c’est la rue Van Helmont, on le sentait bien, qui était le centre de la ville. Nicolas Pelz qui était mon ami, c’était aussi un bon élève et un fils aimant, disait ma mère, m’avait dit un jour où je me demandais pourquoi il y avait tant d’animation dès qu’on s’éloignait de la rue. « Plus tard, tu verras ».
Notre immeuble, une grande et large bâtisse avait une entrée qui donnait sur une cour où s’élevaient trois autres bâtiments. Au milieu de la cour se trouvait une auge de pierre, une pompe à main et une tôle ondulée pour frotter le linge. Je n’ai jamais pénétré dans aucun de ces trois immeubles. Notre logement se trouvait dans l’immeuble en façade.
Chacun des immeubles constituait pour chacun de ses occupants un quartier distinct au caractère singulier, peut-être même une autre ville. D’ailleurs les gens ne se connaissaient pas tous, ils étaient trop nombreux, ils n’avaient pas les mêmes horaires de travail, ils venaient de régions différentes, et leurs accents parfois les rendaient difficiles à comprendre pour des enfants.
Ce dimanche-là, Nicolas me dit que c’était le bon jour pour voir.
-Tu comprends, c’est dimanche.
Pour lui montrer que j’avais parfaitement compris, j’ai répété :
-Oui, c’est dimanche.
Et nous nous sommes mis en route, tandis que nos copains continuaient de discuter.
Finalement, il ne fallait pas aller trop loin pour déboucher dans un autre monde. Simplement prendre à gauche la rue des Bogards et, plutôt que de traverser le boulevard comme je le faisais chaque jour pour aller à l’école, s’arrêter à la station de tram. Ca m’était formellement interdit quand je n’étais pas accompagné de ma mère ou de mon père. Mais Nicolas Pelz qui était un bon élève, mes parents avaient probablement omis par négligence de le citer parmi les personnes fiables, d’autant qu’il avait deux ans de plus que moi et que Nina, la fille de l’épicière, je l’avais déjà remarqué, lui faisait des grimaces amoureuses.
- Nous allons au théâtre, dit-il, ça te va ? Mais tu fais comme moi. .
Nous sommes montés sur le premier tram qui s’est présenté, et nous avons parcouru la distance entre deux arrêts avant que le contrôleur ne nous demande où nous souhaitions aller.
-A la gare du Midi, à répondu Nicolas.
-Pauvres gamins, vous allez exactement dans le sens contraire. Mais ne vous affolez pas, vous descendrez au prochain arrêt et vous prendrez le tram dans l’autre sens. Vous avez compris ? Et en secouant la tête, il nous a fait un sourire.
Nous sommes descendus mais nous n’avons pas traversé pour reprendre un autre tram ? Nous étions pratiquement arrivés à destination. En fait, le théâtre où nous menait Nicolas n’était pas un véritable théâtre mais un cabaret. Les gens y venaient pour boire un verre tout en regardant sur la scène qui se trouvait au fond d’autres gens qui chantaient ou qui racontaient des histoires gaies ou tristes. Nicolas qui était un habitué, me dit qu’il ne savait pas pourquoi les applaudissements, c’était la coutume d’applaudir après chaque prestation, étaient plus nourris quand c’était des histoires ou des chansons tristes. Il avait même vu, je te jure croix de bois croix de fer, une femme pleurer si bruyamment que le monsieur qui l’accompagnait n’arrêtait pas de lui taper sur le dos en disant : « voyons, voyons, c’est pour rire ».
Et pour rentrer, c’est simple : les enfants qui accompagnent leurs parents ne payent pas, tu fais comme moi, tu te mets auprès d’un couple, et si le monsieur ou la dame te regarde, tu leur fais ton plus beau sourire.
Ce fût un après-midi éblouissant.
Ce jour-là, j’ai appris aussi que la ville était immense. En rentrant à pied, je me suis rendu compte qu’il y avait, à côté des boulevards animés que parcouraient des trams et des voitures, de nombreuses rues Van Helmont où des enfants assis sur le trottoir, les pieds dans le caniveau, discutaient ou s’ils avaient envie de crier, jouaient au ballon. Décidément, la rue Van Helmont, N°11 ou pas, n’était pas le centre du monde. Depuis, l’enfant que j’étais et celui que je suis devenu ont perdu beaucoup de leurs illusions. J’étais âgé de dix ans, nous étions en 1936, un autre siècle commençait.
Commentaires
Fabuleuse description de cette rue, des gens, des copains d'école, de cette escapade .... bref, on s'y croirait.
La sensation d'en faire partir en était oppressante.
Très bonne fin de semaine .... en attendant la suite. Vraiment, je me régale. Merci. Rolande.