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L'Heptaméron est un ouvrage inachevé de Marguerite de Navarre, dite aussi de Valois, ou d'Angoulême, reine de Navarre (1492-1549), composé de 72 contes et nouvelles. La première édition, posthume, incomplète et désordonnée, parut à Paris chez Gilles en 1558, sous le titre Histoire des amants fortunés. A la prière de Jeanne d'Albret, héritière de la reine de Navarre, Claude Gruget réalisa une édition plus complète, intitulée Heptaméron des nouvelles de la reine de Navarre, et qui fut publié à Paris chez Caveiller en 1559. Certains manuscrits nous ont néanmoins transmis une disposition différente de la matière, ainsi que des nouvelles qui ne figurent pas dans les éditions de 1558 et 1559.

 

Il est impossible de fixer précisément la date de composition de l'ouvrage. L'idée d'écrire un Décaméron français est peut-être venue à Marguerite de Navarre au début des années 1540, lorsqu'elle incita l'humaniste Antoine Le Maçon à traduire Boccace. La reine a subi incontestablement l'influence de la nouvelle italienne, qui lui a révélé les rapports entre passion amoureuse et problématique morale. Même si l'Heptaméron s'engage, dans le Prologue, à «n'escripre nulle nouvelle qui ne soit veritable histoire», des emprunts discrets aux Cent Nouvelles nouvelles ou à des fabliaux célèbres émaillent l'ouvrage; quant à la soixante-dixième nouvelle, ce n'est qu'une habile adaptation de la Châtelaine de Vergi.

 

Parallèlement à ces sources, il faut souligner l'importance de la convivialité aristocratique et littéraire que Marguerite de Navarre connut dès ses plus jeunes années: accoutumée à un milieu cultivé, où l'on aimait agiter dans de libres causeries les problèmes philosophiques et moraux, la reine, devenue conteuse, n'était que plus habilitée à créer un entrelacs subtil de voix, qui enrichît la dimension narrative du texte.

 

Dix personnages nobles, cinq hommes et cinq femmes - au premier rang desquels figurent Oisille, dame âgée et pieuse, Parlamente et son mari, Hircan -, sont réunis fortuitement dans une abbaye des Pyrénées: l'abondance des pluies les empêche de poursuivre leur chemin. Pour «adoulcir l'ennuy», ils décident de commencer chaque journée par la lecture et la méditation de la «Saincte Escripture»: ce sera «leur desjuner spirituel [...] pour fortifier le corps et l'esperit»; après quoi, chacun d'eux racontera une histoire authentique dont la petite communauté s'attachera à dégager le sens et la leçon. Comme l'indiquent les titres des sept journées («Des mauvais tours que les femmes ont faicts aux hommes et les hommes aux femmes», «Des dames qui en leur amytié n'ont cherché nulle fin que l'honnesteté», etc.), la plus grande partie des histoires tourne autour de l'amour et des rapports entre les sexes: femmes avides de plaisirs, amants volages, moines paillards, couples admirablement fidèles, «transis d'amour» qui aiment mieux mourir que de se déclarer, tous les types amoureux défilent, et les épisodes les plus sublimes alternent avec la plus franche grivoiserie.

 

Il est vraisemblable, comme on l'a répété, que Marguerite de Navarre elle-même se cache derrière Parlamente, et que les personnages de Hircan et Oisille ne soient autres que son mari Henri d'Albret et sa mère Louise de Savoie. Mais cette identification importe moins à l'analyse littéraire que l'individualisation très forte des dix personnages, dont les discours correspondent à des options morales et à des philosophies de l'existence nettement différenciées. Les locuteurs ne communient pas dans l'adhésion aux mêmes références et aux mêmes valeurs, ce qui suffit à relativiser l'analogie entre Marguerite de Navarre et Boccace: chez ce dernier, chaque histoire produit une réaction unanime - plaisir ou tristesse, admiration ou répulsion - et témoigne donc, à la fois, de l'univocité du langage et de l'homogénéité de la morale aristocratique. Tout change avec l'Heptaméron: le langage se trouble, le récit s'offre à la «dispute», et les interprétations varient au gré des choix éthiques («Ceste histoire fut bien écoutée de toute la compaignye, mais elle luy engendra diverses oppinions»). Le contenu de chaque nouvelle n'est plus, comme chez Boccace, l'indice de la cohérence du groupe: il devient un opérateur permanent de différenciation, il marque des scissions, voire des lignes de fracture auxquelles les personnages semblent parfois mal se résigner. Le récit appelle la controverse, et la controverse appelle à son tour un nouveau récit, dont on espère vainement qu'il fera taire les polémiques: ainsi s'enclenche une dialectique infinie de la narration et du dialogue, qui explique peut-être, par-delà les raisons conjoncturelles, que l'ouvrage se soit lui-même condamné à l'inachèvement.

 

La question de l'amour, qui résonne d'un bout à l'autre de l'Heptaméron, détermine naturellement les principaux clivages. Cette question comporte au moins deux aspects, à la frontière souvent indécise, mais qu'il convient cependant de distinguer: le débat sur la nature de l'authentique amour, qui se prolonge à l'occasion en «Philosophie et Théologie», et l'éternelle controverse sur les défauts respectifs des deux sexes, alimentée dans les années 1540 par la fameuse «Querelle des Amies». La petite communauté contient son lot d'antiféministes impénitents: selon Hircan, les femmes portent des robes «si longues et si bien tissues de dissimulation, que l'on ne peut congnoistre ce qui est dessoubz»; quant à l'honneur dont elles se prévalent devant les hommes, ce n'est qu'hypocrisie, par quoi elles «se font non seulement semblables aux bestes inhumaines et cruelles, mais aux diables, desquelz elles prennent l'orgueil et la malice» (XXVIe nouvelle). Plus subtile, la question de l'éthique amoureuse n'engendre pas de partis pris aussi brutaux. Qu'est-ce que l'amour, et surtout, comment aimer? Telle est l'interrogation, riche de prolongements moraux, sociaux ou religieux, qui cristallise les argumentaires les plus passionnés. Théoricienne du pur amour, Parlamente appelle «parfaictz amans ceux qui cerchent, en ce qu'ils aiment, quelque parfection, soit beaulté, bonté ou bonne grace; [...] car l'ame, qui n'est créée que pour retourner a son souverain bien, ne faict, tant qu'elle est dedans ce corps, que désirer d'y parvenir» (XIXe). Ce platonisme chrétien, qui fait de l'amour le ressort moral et spirituel par excellence, trouve son meilleur allié dans le personnage de Dagoucin. Amant de l'amour plus que de la femme, ce dernier entend maintenir la passion dans un état de pure intériorité, qui refuse de se dégrader en signes verbaux ou manifestations physiques: «J'ay si grand paour que la demonstration face tort à la perfection de mon amour» que «je n'ose penser ma pensée, de paour que mes oeils en revelent quelque chose» (VIIIe). Hircan, le mari de Parlamente, n'a pas assez de sarcasmes pour une telle «folie»: sa nature agressive et militaire le porte à croire que non seulement l'amour doit être déclaré, mais qu'il n'est de place forte, à terme, qui ne cède à des assauts soutenus. La question est posée: la parole est-elle dégradation, altération de l'amour, ou bien son meilleur instrument? Cette controverse, récurrente dans l'ouvrage, renvoie à la question essentielle des rapports entre l'intimité amoureuse et le monde social: l'histoire tragique de la châtelaine de Vergi montre que l'amour ne survit pas à la destruction du secret longtemps maintenu entre amants, comme si la pureté de la passion ne pouvait coexister avec sa visibilité. Tous les récits néanmoins n'ont pas cette orientation conflictuelle: il se confirme plus d'une fois que l'amour gagne à s'objectiver dans le langage et les gestes, à acquérir un statut mondain, voire à se fondre dans l'institution sociale du mariage. On chercherait en vain, sur ce point comme sur d'autres, une «morale» de l'Heptaméron: un débat s'ouvre plutôt, où s'annoncent les difficultés et les dilemmes qui émailleront, un siècle plus tard, la Princesse de Clèves.

 

Le rapprochement s'impose d'autant plus que la nouvelle, avec Marguerite de Navarre, acquiert un statut proche du roman d'analyse, auquel ni Bonaventure des Périers ni Noël du Fail n'ont su évidemment la hausser. De ce point de vue, on n'a pas toujours rendu justice à l'ouvrage et à la gamme étendue de ses ressources narratives: on a souligné la variété des registres, de l'anecdote grivoise ou scatologique au récit d'inspiration courtoise; mais on n'a pas assez vu que Marguerite de Navarre maniait des techniques fort différentes, de la narration sèche et phénoménologique à l'exposition des méandres psychologiques de ses personnages. L'histoire de Floride et Amadour (Xe), où le héros essaie jusqu'à l'échec final diverses stratégies amoureuses, témoigne de cette seconde tendance. A l'opposé, l'histoire de Laurent de Médicis (XIIe), toute de concision et d'attachement à la pure successivité des faits, réduit l'intériorité des personnages à quelques aperçus fragmentaires: bien loin du lyrisme psychologique que développera Musset, le meurtre du duc de Florence résonne d'une étrange fantasmatique, induite par le seul ballet sanglant des deux corps. D'une manière générale, la technique narrative se caractérise par une plasticité qu'on ne retrouve guère, à la même époque, que chez un Rabelais.

 

Il y a d'ailleurs plus d'une analogie entre l'Heptaméron et Gargantua ou Pantagruel. La reine de Navarre et l'Abstracteur de Quinte Essence ne posent-ils pas, l'un comme l'autre, le problème du sens et de l'interprétation dans un monde rétif aux mailles du langage? Le sens, disait Rabelais, ne nous attend pas, lové de toute éternité dans les replis des mots et des choses: c'est à nous qu'il appartient de le construire et d'en débattre dans une sociabilité intelligemment conçue. La même mouvance et la même plurivocité animent l'Heptaméron: aucun des dix protagonistes ne peut attendre de la communauté devisante qu'elle interprète comme lui les conduites humaines; chaque dialogue entre les personnages fait éclater une altérité que rien ne saurait plus résorber. Voué à une varietas souvent conflictuelle, l'espace clos de l'Heptaméron possède en même temps une remarquable unité: on s'y dispute, mais on s'y écoute, et nul ne songerait à transgresser les règles instituées au départ. La petite abbaye pyrénéenne ne fait-elle pas, ainsi, figure d'utopie aristocratique? Dans le monde des années 1540, où les antagonismes confessionnels menacent le tissu social et les structures politiques, elle montre la possibilité d'allier la cohésion du groupe et la différence des morales et philosophies individuelles.

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