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La « Poétique » d’Aristote fut écrite vers 344 avant J.-C. et il ne nous en est parvenu qu'un fragment. L'expression grecque "poiesis" embrasse un domaine plus vaste que notre "poésie": elle s'applique à toute la création artistique en général, conçue, selon la tradition réaliste grecque, comme une imitation de la réalité sensible. Mais une difficulté surgit alors: celle de concevoir l'art comme une valeur spirituelle, c'est-à-dire renfermant une valeur idéale.

Platon, dans "La République", avait nié la spiritualité de l' art; dans "Ion", il avait défini l'art comme le produit mystérieux d'une sorte de délire, d'une folie d'origine divine. Sa conception métaphysique permet à Aristote de lever le doute platonicien sur la nature de l'art: la "forme" étant d'après lui immanente à l'objet, même une imitation de la réalité sensible peut posséder une signification spirituelle, du moment qu'elle tend à exprimer l'aspect formel de cette réalité; or tel est précisément le caractère de l'imitation artistique. Ayant ainsi défini le concept de "poiesis", Aristote établit une distinction entre les genres considérés en général: "l' épopée et le poème tragique, comme aussi la comédie, le dithyrambe et, pour la plus grande partie, le jeu de la flûte et le jeu de la cithare, sont tous, d'une manière générale, des imitations; mais ils diffèrent entre eux de trois façons: ou ils imitent par des moyens différents, ou ils imitent des choses différentes, ou ils imitent d'une manière différente, et non de la même manière" (1447 a). C'est ainsi que tout en discernant très clairement l'unité de l'art en tant que tel, Aristote pose le problème des genres d'un point de vue technique et empirique. La majeure partie du long fragment qui nous est parvenu est consacré à la tragédie et à l'épopée, qu' Aristote, avec tous les Grecs, considérait comme l'art par excellence, et à la comédie. Les trois éléments

fondamentaux de la poésie: la tendance à l'imitation (soeur de cette soif de connaître qui produit les sciences), l' harmonie et le rythme sont innés dans l'homme; ils ont donné naissance à l' épopée et, par l'introduction du

dialogue, à la tragédie et à la comédie. Six éléments caractérisent la tragédie: l' intrigue, les caractères, le style, le spectacle, la musique. De tous, le plus important est l'intrigue qui, imitant la réalité, est le seul

objet propre de l'art poétique; c'est donc à elle qu'Aristote consacre surtout son attention. L' imitation, on l'a vu, est une réalité spirituelle dans la mesure où elle s'applique à "la forme": or, comme la forme est l'élément

proprement rationnel de l' expérience, toute l'analyse aristotélicienne de l'intrigue se déroule sur le plan strictement rationnel. Ce qui possède une forme est un Tout, c'est-à-dire une chose qui a un commencement, un milieu et une fin; une totalité finie et séparée des autres. De plus, "le bel animal et toute belle chose composée de parties supposent non seulement de l'ordre dans ces parties, mais encore une étendue qui n'est pas n'importe laquelle, car la beauté réside dans l'étendue et dans l'ordre" (1450 b); le principe de la limitation des dimensions et de l'harmonie d'une oeuvre d'art est la première loi de la Poétique aristotélicienne; les événements doivent se suivre avec vraisemblance et nécessité, de manière à former un tout harmonieux et cohérent. La seconde loi est celle de l' "unité", dont les théoriciens de la Renaissance et de l'époque classique déduisirent, d'une manière assez arbitraire, les célèbres règles de l' unité de temps, de lieu et d' action.

C'est dans l'unité que se trouve la différence fondamentale entre narration poétique et narration historique; alors que celle-ci est une suite empirique d'événements contingents, l'autre résulte d'un choix élevé d'événements significatifs rattachés les uns aux autres par le lien d'une nécessité absolue, de manière à former un enchaînement tel qu'en changeant une partie de place, ou en la supprimant, on en vienne à changer de place, ou en la supprimant, on en vienne à changer ou à boulverser l'ordre général. C'est une

conséquence du fait que "la poésie est plus philosophique et d'un caractère plus élevé que l' histoire; car la poésie raconte plutôt le général, l'histoire, le particulier" (1451 b); l'histoire expose ce qui est, la poésie

ce qui devrait être. Quand à sa valeur morale et éducative, il n'est pas vrai que la tragédie suscite et attise les passions, comme le croyait Platon; étant donné leur reproduction objective sous une forme universelle, elle en provoque au contraire la "catharsis" ou purification: idée par laquelle Aristote annonce la théorie de la nature objective et désintéressée des sentimens esthétiques qui, ébauchée par saint Augustin, sera développée par Kant. La division de la tragédie en différentes parties (aujourd'hui on dirait "actes") ne présente désormais qu'un intérêt médiocre; elle est moins importante à nos yeux que la théorie des caractères, où l'on retrouve également les lois de la vraisemblance et de la nécessité (cohérence). Les considérations qui suivent ont trait à la métrique, à la stylistique et à la rhétorique. Le fragment s'interrompt au début de l'exposé sur l' épopée, qui ne fait en substance que répéter ce que l'auteur avait déjà dit au sujet de la tragédie. L'importance historique de cet ouvrage a été immense: on peut le considérer comme le "manifeste" du classicisme ou du rationalisme esthétique de toutes les époques: l' art est une imitation de la beauté, considérée comme l'aspect formel, idéal de la réalité sensible.

Dans l'antiquité, la "Poétique" d'Aristote inspira l' "Art poétique" d' Horace (par endroits presque calqué sur elle). Au moyen âge, Averroès la paraphrasa et la commenta et Hermann l'Allemand donna, en 1265, une version latine de ce commentaire. Mais, d'une manière générale, les théories esthétiques d'Aristote n'exercèrent au moyen âge aucune influence. Elles n'en eurent pas davantage auprès des humanistes qui étaient essentiellement des platoniciens, ni auprès des philosophes et des artistes de la première moitié du XVe siècle.

En revanche, à partir de la seconde moitié de ce siècle, la "Poétique" d'Aristote exerça sur la pensée critique et esthétique une influence décisive. C'est à l' humaniste italien Francesco Robertelli (ou Robertello, 1516-1567), professeur à l' Université de Pise, qu'on doit la première interprétation de l'oeuvre d' Aristote. L'ouvrage de Robertelli, intitulé "Commentaire au livre d'Aristote sur l'Art poétique", publié à Florence en 1548, comprend la traduction latine du texte d' Aristote et une série de gloses sur chaque passage. Se fondant sur la doctrine du philosophe grec, Robertelli reconstruit les lois générales qui régissaient les oeuvres d'art de l' antiquité et formule, à son tour, un certain nombre de règles auxquelles les artistes modernes doivent selon lui se conformer. Un des points les plus intéressants soulevés par Robertelli a trait à la nature de la tragédie. Celle-ci est en effet une représentation vigoureuse des passions, y compris les plus malfaisantes. Un tel spectacle n'est-il pas capable d'entraîner vers le mal les esprits de ceux qui le contemplent? Et Robertelli de rappeler ici la notion de la "catharsis" qu'on trouve chez Aristote, et en particulier ce qu'il dit au sujet de la tragédie qui, "par la pitié et la terreur, libère l'homme de tels sentiments". Cette définition devait soulever d'innombrables discussions pendant toute la Renaissance et devenir un des canons littéraires de la Contre-Réforme catholique. Traitant ensuite de l' épopée, Robertelli conclut à la valeur philosophique de la poésie; en raison de sa valeur universelle, elle touche à la vérité de bien plus près que l'histoire. Les principes de la "Poétique" aristotélicienne, détachés de leur application concrète à la littérature et notamment à la tragédie grecque, acquièrent ainsi la valeur de règles applicables à l'art de toutes les époques. D'autre part, si Robertelli témoigne, en raison de sa formation rhétorique, d'un certain penchant pour les beautés purement formelles de l'oeuvre d'art et pour le plaisir qu'elles procurent, son livre annonce déjà le moralisme rigide de la Contre-Réforme. L'art poétique sera désormais considéré comme un guide pour l'artiste, et ses préceptes comme des règles universelles, antérieures à la création artistique elle-même.

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