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La poésie d’Eluard, voix de notre exigente enfance ?


De ses premiers poèmes ("Le devoir et l'inquiétude", 1917) à son dernier ouvrage ("Poésie ininterrompue", 1952), Paul Eluard a poursuivi une enquête poétique dont le sens est exemplaire. Son oeuvre comporte un assez grand nombre de plaquettes, généralement reprises dans des recueils collectifs. Les "Premiers poèmes" rassemblent les premiers essais du poète jusqu'au moment où, avec Louis Aragon et André Breton, il fonde le groupe surréaliste. "La jarre est-elle plus belle que l'eau?" réunit ses oeuvres jusqu'au moment où il cesse son activité au sein de ce mouvement.

 

L'oeuvre de Paul Eluard se situe à l'intérieur d'un certain nombre de périodes qui marquent, chaque fois, la position par le poète de nouveaux problèmes humains ou purement techniques. Avec ses deux premières plaquettes "Le devoir et l'inquiétude" (1917 et "Poèmes pour la paix" (1917), Paul Eluard est sensible aux recherches de l'école unanimiste qui groupait alors Georges Duhamel, Jules Romains, René Arcos, etc. Mais sa voix est tout de suite plus pure: elle refuse à la fois le pathétique et la phrase largement développée. A ce moment, Paul Eluard se rend compte que, pour être communicable, l'émotion doit s'inscrire dans une diction plus soucieuse d'exactitude que de rythme ou de mouvement. Il procède donc à un resserrement du chant. Il se méfie de la voix amplifiée et reprend le souffle à sa respiration la plus secrète. Il s'efforce de laisser aux mots leur poids véritable, ne voulant pas les animer d'une force qui leur serait étrangère. Il tâche d'abord d'écouter un murmure et de le laisser naître du silence. Il isole le mot, le réduit à lui-même. Il essaie de garder la signification pure de toute contamination étrangère, à l'intérieur du poème. Il demande au chant, c'est-à-dire à l'élargissement de la sensation ou de la pensée par zones successives, de naître du poème lui-même, et non pas d'être un mouvement extérieur qui entraînerait le poème: il désirait assujettir le rythme au langage et non introduire le language dans un rythme donné ou inventé.

 

Peu de temps après ces expériences, un mouvement de révolte ébranle les Lettres et prend le nom de Dadaïsme. Ce mouvement est créé en 1917, à Zurich, au cabaret Voltaire, par Tristan Tzara et Marcel Janco. Quelques poètes parisiens, dont Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon le rejoignant. La revue "Littérature" devient, à partir de 1922, l'organe du Dadaïsme en France. Mais en 1924, l'aventure est achevée: André Breton fonde avec Paul Eluard et Louis Aragon le Surréalisme. Le Dadaïsme fut une tentative, mal comprise à l'époque, pour faire table rase de toutes les valeurs. Il fut essentiellement négatif: mais dans la mesure où il soumettait tout y compris lui-même, à un esprit radicalement critique, il permit aux jeunes poètes de reprendre tous les problèmes à leur base et de s'engager dans une direction créatrice positive.

 

Les quelques oeuvres que Paul Eluard écrit à cette époque nous le montrent soucieux de porter la contestation au sein de toutes les valeurs admises, par l'intermédiaire d'une critique impitoyable du langage. Tout se passe comme si, à cette époque, la croyance au langage était si fermement admise que toute entreprise de désintégration du réel devait nécessairement commencer par la destruction de la poésie elle-même. Mais tout se passait également comme si, au delà de cet effort de désintégration, les poètes visaient la création d'un langage vierge encore, mais parfaitement adéquat aux besoins réels de l'homme et immédiatement communicable. C'est dans cette perspective que Paul Eluard, passant au Surréalisme, conçoit son activité poétique: "Capitale de la douleur" (1926), "L'amour La poésie" (1929) réunissent des poèmes assez courts, où le mot est toujours, en quelque sorte, sous-exposé, où la diction n'est jamais grossie aux dépens de l'émotion. A partir de ce moment, et pour ainsi dire poème par poème, Paul Eluard maîtrise son verbe et l'engage progressivement dans une ambition plus considérable, dans un chant plus ample.

Il est assez remarquable de noter que les derniers poèmes se développent constamment en fonction de mètres plus riches: sans cesser d'utiliser les mots les plus simples, Eluard recrée patiemment l'instrument traditionnel de la versification française: l' alexandrin. Cette recréation ne s'accomplit pas cependant dans le seul sens du souci formel: elle accompagne un effort du poète pour faire passer le mal au bien, le désespoir à l' espoir, l' angoisse à l'apaisement, le rêve au réel. Cet effort, toutefois n'est pas extérieur à la subjectivité du poète: il se poursuit dans l'intimité même de cette subjectivité. Paul Eluard n'écarte pas le mal, ni le désespoir, ni l'angoisse, en fonction de données intellectuelles. Il ne les nie pas, mais il les assume d'abord et les intériorise: il leur fait subir un travail de transmutation, au terme duquel il les surmonte. Juger l'oeuvre d'Eluard, c'est la juger dans l'ensemble qu'elle constitue et non dans telle ou telle de ses

parties. C'est la juger dans sa vocation intime, dans la direction qu'elle cherche à définir. La fidélité de Paul Eluard réside beaucoup moins dans une attention à ne pas s'écarter d'une ligne idéologique quelconque que dans un projet constant, et que le poète a toujours maintenu devant lui: changer la vie, transformer le monde.

Il s'agit beaucoup moins, pour Paul Eluard, de demander aux écoles littéraires un ensemble de solutions toutes prêtes, quelques recettes facilement exploitables, qu'un ordre de recherches, voire une problématique. En ce sens, son oeuvre demeure toujours ouverte et ne se satisfait guère des solutions qu'elle peut proposer, à un moment donné. La poésie et l'amour sont intimement liés en cette oeuvre: ils s'approfondissent à mesure que la démarche du poète s'accentue et s'assure. Paul Eluard leur demande d'abord l'oubli et la négation du temps. Il a l'ambition non de décrire des rêves, mais de suivre dans le poème la démarche onirique elle-même. Sa poésie sera donc faite d'éclairs, d' "illuminations" se succédant selon un rythme et des associations purement intérieurs. D'autre part, le titre d'un de ses recueils, "Mourir de ne pas mourir", emprunté à un passage de sainte Thérèse d' Avila, nous le montre poursuivant son expérience poétique dans des voies également parcourues par les mystiques espagnols. Il s'agit pour lui d'effacer le temps et d'aboutir à l' "évidence", où il voit l' innocence retrouvée.

 

Il est une façon toute éluardienne de se dérober au coeur du poème, pour nous céder la la place et mieux tenir une promesse. Qui pourrait lire telle œuvre sans se changer en poète demeurerait éternellement extérieur à ce qu'il lit.

Eluard n'est pas de la race des grands poètes abstraits qui sauvegardent notre intelligence critique, tout en nous soumettant à leur chant. Comme il s'est fait lui-même oubli, il nous demande une ouverture constante, il exigerait presque que nous prolongions son oeuvre. Et il est bien vrai que chacun de ses poèmes forme un tout achevé qui ne peut être lu que dans son jour. Mais il est aussi vrai qu'il cesse en nous de s'achever, de renaître et de se poursuivre.

D'une lecture d'Eluard, nous ne sortons guère indemne. Le chant se continue, il nous mène à la poursuite de cet insaisissable que nous y avons pressenti.

 

Eluard a lié son sort à celui de son oeuvre et délégué le sort des autres, de ceux qui aiment cette poésie, au mouvement même de cette poésie. Il est sans aucun doute inquiet d'efficacité et, plus qu'un autre peut-être, il a donné pouvoir a ses livres pour vivre ailleurs qu'en lui et transformer à notre insu l'image que nous nous faisons du monde. C'est dans cette perspective qu'il est venu à s'interroger sur le problème de la "communication". Il lui fallait rendre accessible la source de ce chemin mouvant qu'il souhaitait que tracent les hommes. Il n'ignorait pas cependant que cet accès ne pouvait être rendu possible par une seule décision. Il se souciait de retrouver les constantes qui permettraient une reconnaissance de son lecteur et de créer le style même qui envelopperait ou exposerait ces constantes, tout en ne perdant pas de vue

son principal souci: présenter son oeuvre comme réalisante plutôt que réalisée. Aussi inventait-il son langage à mesure qu'il se créait lui-même.

 

La poésie de Paul Eluard apparaît comme celle de l'aube d'un réveil. C'est un charme qui la définit. Elle sut s'exposer aussi et se hausser au-dessus d'elle-même. Le recueil qu'il composa pendant la Résistance, à laquelle le poète participa activement, "Au rendez-vous allemand", nous montre qu'elle sut être coléreuse sans emphase et armer la colère. Plus qu'aux siennes, elle fit confiance aux ressources des autres qu'elle choisit de vouloir mettre en lumière. Une fois entendue, elle ne se laisse jamais tout à fait oublier: si, souvent, son abandon et sa facilité nous déconcertent, elle ne cesse d'apparaître comme la voix de notre exigeante enfance.

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