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La Haute Solitude de Léon-Paul Fargue, faiseur de vie

Fargue publie en 1941 « Haute Solitude ». C'est l'oeuvre la plus accomplie, la plus dense, et aussi la plus déchirante que nous ait laissée le poète. Reprenant les chemins de cauchemar et de rêves qu'il avait déjà parcourus dans "Vulturenes", Fargue poursuit cette fois on investigation jusqu'à ce point critique où le poète, se séparat de lui-même, s'installe dans cette "haute-solitude", lieu étrange et indéfinissable dont il nous dira les prestiges et les peurs. Par elle, il atteint indifféremment à la nuit des temps préhistoriques comme à celle qui accompagne cette fin du monde dont il nous dit avoir été un des six témoins. Or, c'est bien entre ces deux nuits, nuits de la terre et du ciel en rumeur, nuits de la naissance et de la dissolution, que s'inscrit "Haute solitude". Prince du rêve, Fargue s'y meut avec cette aisance merveilleuse qui appartient à ceux ayant longuement fréquenté la mort, mort du souvenir, Fargue nous a laissé des pages suffisamment éloquentes pour que nous ne puissions douter de la vérité absolue d'une telle expérience. Visionnaire stupéfait d' "avoir vu d'un coup Dieu dans le monde, comme on s'aperçoit dans une glace à l'autre bout de la chambre", il possédait cette puissance verbale propre à nous entraîner dans cette randonnée préhistorique qui ouvre le livre. Nous y assistons à la formation des mondes, dans une débauche d'images, où le concret se marie à l'abstrait, le grotesque à l'inexprimable, où les mots enfantent des monstres: "Un énorme soleil minimum tremblotait dans un ciel de plomb. Des incendies coulèrent... Des lavasses de sabbat ruisselèrent sur la jeune peau du monde, provoquant des explosions de talc et des geysers de sueurs... Des museaux de roc affleuraient. Les premiers songes de la Terre bruissaient... Des festivals de craie s'organisaient. Et déjà des concerts de coraux célèbraient l'anniversaire du soleil, le tricentenaire du plasma, les jubilés du vent, du vacarme de de la couleur". Sous nos yeux, voici recréée, pour notre enchantement et notre frayeur, la succession des époques géologiques, jusque dans leurs guerres et leurs révolutions.

Mais soudain, un "Monstre bizarre" apparaît: "une sorte de machine plutôt qu'un animal, presque une construction, quelque chose de singulièrement développé et de singulièrement stupide": l'Homme. L'apparition de Vénus Anadyomène, comme une "tremblante merveille" épanouie "au milieu des fanons et des grimaces", n'est pas moins émouvante, ni solennelle. Délaissant ces mondes turbulents et chaotiques- après un "Réveil" en veilleuse, -le poète se prépare à explorer cet autre univers non moins fantastique: ce Paris tant aimé, sans cesse parcouru et arpenté ("Géographie secrète"). De sa chambre, chambre d'hôtel ou lieu d'élection, le voici, déambulant à travers les rues, guetté, poursuivi, accompagné par les fantômes et les visages de ceux qu'il aima ("Marcher", "Paris"). Il dira les attentes dans les gares, les banlieues sous la fumée et la suie, les "nuits blanches" remâchées comme un brin de paille, les cafés et la rumeur de la ville en colère, la rue avec ses commères et ses passants, la vie dans son désordre ("Plaidoyer pour le désordre", "Azarel"). Il dénoncera les maléfices et la présence du diable, ou l' insolite, sous toutes ses formes ("Erythème du Diable", "La mort du fantôme"): derrière le masque tranquille des choses et des êtres, voici surgir la turbulence fiévreuse qui les porte. Pas de route qui ne le conduise inexorablement vers ce haut lieu où souffle l'esprit: la solitude. "Mon destin, dira-t-il sans "Horoscope", c'est l'effort de chaque nuit vers moi-même. C'est le retour au coeur, à pas lents, le long des villes asservies à la bureaucratie du mystère".

Certes, toutes les parties qui composent ce livre, tendent implacablemnt vers ce chapitre central, qui les éclaire d'un jour blafard et où toute l'amertume et la conscience désespérée se sont concentrées, chapitre qui donne son titre au livre lui-même: "Haute solitude". Essentiel pour toute l'oeuvre de Fargue, ce chapitre s'ouvre et se ferme sur le royaume de la nuit, dont il attend, chaque jour le retour inquiétant: "Les seuls instants réchauffants, les seuls prolongements maternels sont les heures de nuit, où, pareil à un mécanicien dans sa chambre de chauffe, je travaille à ma solitude, cherchant à la diriger dans la mer d' insomnie où nous a jetés la longue file des morts... Aujourd'hui que je navigue à mon tour, j'aperçois qu'il faut apprendre à être seul, de même qu'il faut apprendre, comme une langue étrangère, la mort des êtres chers. Ce soir, un grand ressac de squelettes et de rafales humaines secoue l'esquif". Après la "Danse macabre", énorme et retentissante fin du monde, alors que tout semblait fini et chaque chose rendue au néant, voici le dernier chapitre: "Encore..." -ou l'éternelle répétition des gestes quotidiens, la monotonie des jours illuminés de fatigue, couleur de chagrin.

Livre déchirant et amer, révélant une parfaite adéquation du language et de la vision, c'est sans doute l'une des proses poétiques les plus importantes des cinquante dernières années. Fargue a parcouru, sans effort, les grands espaces libres du fantastique moderne; mais, à la différence des surréalistes, s'il reconnaît l'importance du rêve et du subconscient, il a toujours maintenu et proclamé la nécessité d'une règle, d'un ordre vivant et intelligible, en dehors duquel toute oeuvre est vouée à la destruction. "Ecrire, dira-t-il, c'est savoir dérober des secrets qu'il faut encore savoir transformer en diamants" (voir "Sous la lampe"). Créateur d'un langage où le réel s'allie au merveilleux, il aura magnifiquement rempli ce rôle qu'il fixait au poète, dans une de ses "Entretiens" avec Frédéric Lefèvre ("Une heure avec..., 5ème série), et que l'on peut résumer ainsi: poète, il fut parmi nous pour préserver la langage de cette "anémie pernicieuse" qui le menace périodiquement

La moindre destinée est couverte d'étoiles et de torrents

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